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L’ Oeil d’Horus (Tome I de DYSTOPIA)

Odyssea était l’état fédéral de la nouvelle république pacifiée, située le plus à l’est de la côte. Bordée de hautes collines , elles-mêmes ceinturées de pins centenaires, cet état présentait la particularité d’avoir au cœur d’un parc autrefois national et préservé, un authentique lac naturel, le lac des noyés. Odyssea qui atteignait à peine la taille des anciennes mégalopoles, était considérée par les autres états fédéraux comme un « havre de paix ». Le haut préfet aimait à la présenter en ces termes,tout comme ses illustres prédécesseurs, au point d’avoir nommé sa capitale « Pax Romana ». Dans le récit collectif, constitué de plusieurs couches de substrats historiques, réels ou réinventés dans l’intérêt souverain de la paix dont les propres et rectilignes allées dont Odyssea pouvait se vanter, cette quiétude était un bien commun, auquel chaque citoyen participait depuis l’avènement de la pacification.

Une paix qui collait à l’air, lui-même régulièrement nettoyé de toutes particules douteuses, depuis les successives pandémies qui décimèrent une partie de la population.

Odyssea parvint à mettre un terme radical à la criminalité endémique de ses différents territoires grâce au génie d’un homme d’exception, le sénateur- du temps où le sénat existait, autrement dit le paléolithique de la démocratie- Fontaine.

Cet homme, ancien militant syndicaliste qui embrassa le choix de la politique politicienne à un âge assez avancé , associa avec courage le MLV, mouvement de libération des vies, dont le manifeste impliquait tous êtres vivants, des animaux aux arbres, en passant par les insectes, à la volonté institutionnelle de pacification, justifiant sa mission.

Le MLV, connu pour être un collectif, refusant toute étiquette ou classification se composait d’une centaine de virulents activistes , et de plusieurs milliers de relais appelés « cellules » réparties sur les territoires. Ils refusaient de s’organiser en association afin de conserver liberté et pouvoir d’agir. Des centaines de milliers de citoyens, toutes classes sociales confondues, répondirent à leur appel à la résistance.

Il est probable que ce chiffre de « plusieurs milliers d’individus » que n’osèrent jamais dépasser les organismes chargés d’évaluer le nombre de sympathisants, fût tres sous-estimé, et qu’il s’agisse plutôt de millions.

Leur collaboration représentait donc une étape essentielle, si ce n’est nécessaire au déploiement du plan de pacification, pensé 50 ans plus tôt.

Le sénateur Fontaine en avait fait l’objectif principal de son mandat, et il y parvint non sans mémorables efforts.

Une fois le MLV pacifié et dissous, les autres associations militantes et de moindre importance furent très faciles à rassembler, ou à effacer.

Un ministère d’accompagnement vers le changement progressiste, et un secrétaire d’état a la transition démocratique émergèrent, se déployant dans les territoires avec l’efficacité d’un onguent colorant, en quelques gouttes, de sa couleur dominante une carafe d’eau translucide.

La société civile fut également mise à contribution, certaine d’être à l’initiative des nombreux rassemblements participatifs qui leur était subtilement suggéré.

Le sénateur Fontaine apparaissait quelquefois sur les podiums de ces assemblées populaires où les expressions « empowerment citoyen », « intelligence collective » et « mouvement progressiste et collaboratif » fusaient.

Il promettait alors aux citoyens, débordant d’enthousiasme à l’idée de participer à un changement sociétal majeur, de tout mettre en œuvre pour que LEURS doléances soient entendues et que LEURS voies comptent enfin. Le sénateur était toujours accompagné d’une star populaire et une élite intellectuelle faisant autorité, en guise de chorus discursif.

Lorsque le grand référendum régional s’ouvrit sur la question de la « Démocratie et Sécurité », le consensus avait gagné la quasi totalité de la population.

Le public vota, yeux fermés et bouches ouvertes, pour l’hypersurveillance y compris neuronal, puisque les territoires expérimentaux affichaient d’excellents résultats. Ils échangèrent sans ciller leurs libertés individuelles contre une sécurité totale, définitive et irréversible, leur assurant la vie tranquille qu’ils menaient maintenant depuis plusieurs décennies. Zéro criminalité, Zéro prisons. La ville de Pax Romana était le joyau légitime de cette 1er république psychopacifiee, car contrairement aux autres villes des autres états fédéraux de cette nouvelle république, il n’y eu ici, ni heurts, ni crises, ni rébellion, ni manifestations, au milieu des hourras.

L’opposition demeurait, mais dans une expression purement figurative, et criblée de discrets agents pacificateurs, relevant le nom de personnalités un peu trop véhémentes dans leur récriminations, qu’il convenait d’accompagner dans une meilleure compréhension du programme étatique et fédérale via des sessions de formations, auxquels tous sans exception se portaient « volontaires » après un entrevue musclée avec le département de la Police Prédictive, chargé des réclamations des riverains, comme de celles des drônes.

Un nom circulait parfois dans les soirées arrosées d’ados un peu rebelles, affichant ostentatoirement une position « anti-système » comme le voulaient les rites initiatiques de leur âge, celui de Guinée Oblé.

Il suffisait de le prononcer pour avoir l’impression que l’air, même auprès d’un feu crépitant , se rafraichissait.

Même si l’idée que Guinée Oblé, une tranquille mère de famille, pauvre de surcroît, puisse soulever une révolte, parce qu’elle considérait les neurotechnologies comme une menace pour l’avenir de ses 3 enfants, relevait de la légende urbaine pour la plupart d’entre eux, dont les mères, n’avaient pour autre préoccupations que leurs obligations sociales et bourgeoise. La possibilité qu’elle ait existé n’était pourtant pas à écarter, et si tel avait été le cas, sa disparition des livres, des registres d’états civils, annuaires, recensement institutionnel, organigramme d’entreprises publics, listes de bénéficiaires d’organismes publics ou même liste de personnes enterrées dans les cimetières, était d’autant plus inquiétante. Cela accréditait l’existence de camps vers lesquels étaient évacuées les personnes trop réfractaires au changement, ou s’y pliant de mauvaise grâce. L’absence de prisons à Pax romana, s’expliquait ainsi pour les mauvaises langues parmi les plus crédules, par le mystérieux et systémique effacement des contestataires peuplant, dans l’imaginaire collectif, ces camps mythiques.

Une paix, payée au prix fort, régnait dans les tranquilles rues de Pax romana, fleuron d’Odyssea, depuis une bonne centaine d’années.

Et pourtant, un meurtre venait d’y avoir lieu, et l’inspecteur Rania Castel, dont la plupart des missions se limitait à la régulation des drones dans l’espace public et les entretiens de redressement des citoyens verbalisés, avait été affectée à cette enquete discrète, si ce n’est secrete.

Pendant que les drones procédaient aux premières photos, en attendant l’arrivée sur les lieux du crime de la police scientifique chargée des prélèvements par pur formalisme creux et vide de sens, Rania observait à nouveau la position incongrue du corps avachi du politicien. La mort ne respectait décidément personne. L’une de ses jambes, dans la chute, s’était repliée vers l’extérieur, comme celle d’une poupée de chiffon maladroitement secouée, avant d’être froidement abandonnée à son sort.

Son visage rendu encore plus livide à la lumière artificielle, la bouche entrouverte de laquelle s’écoulait un mince filet de sang et le regard cherchant encore, incrédule, à interpréter au delà de la mort les ultimes signaux ne l’ayant pas écarté, visage-bouche-regard, semblaient tous figés dans l’incompréhension de son départ prématuré. Aucun impact de balle, mais des traces visibles de couteau au niveau de l’abdomen.

Le relevé de traces digitales, prévu dans les minutes suivantes, donnerait lieu à un eventuel constat de traces ADN, dont la résolution du meurtre pouvait techniquement se passer. Mais le “meurtre” ayant disparu des statistiques relatifs à la criminalité, le referentiel associé au modus operandi de la police dans ce genre d’affaires n’avait jamais été actualisé.

Rania Castel avait d’ailleurs choisi d’exercer ce métier d’inspecteur pour la très faible probabilité de se retrouver face à une telle scène. Le crime ayant été complètement éradiqué, les seuls cadavres auxquels elle était confrontée, étaient les corps de suicidés, repêchés du fond du lac où ils se jetaient sans originalité, ou plus rarement sur leur lieu de vie, ou de travail. Leur dernier MemAudio faisait office de lettre d’adieu, qu’ils le veuillent ou non.

Le MemAudio etait une preuve en soi, parfaitement infaillible apportant toutes les réponses sur les causes et circonstances de la mort, le temps écoulé depuis la mort.

Le MemAudio abolissait le relevé de fibres textiles, l’analyse de cheveux humain, l’étude des caractéristiques de l’outil tranchant en taille et profondeur , ou des dimensions de l’ objet contondant éventuellement utilisé.

La précision lisse et régulière du MemAudio faisait écho à sa formation scientifique, en sciences de la vie et sciences de la terre. S’il était rassurant de savoir qu’il n’y aurait pas de crime, plus rassurant encore était la certitude de l’impunité du crime: le criminel serait arrêté sans délai. Zero injustice. Une affaire aussi bien rodée que la photosynthèse.

Elle écouta la première bande, que lui apporta un des agents la secondant sur cette sombre affaire. Le MemAudio d’une certaine Mme Romero-Dion Natasha.

Pax-Romana- ETAT FÉDÉRAL D’ODYSSEA

Mardi 7 février 2050- Secteur Ouest- ARSZ11

17h23- Voice 1- ROMERO-DION

Pourquoi m’a-t-elle encore reproché de ne pas organiser correctement mes synthèses. Pourquoi ne parle-t-elle pas de mes séquences…

Mes séquences sont impeccables. Je suis la seule prof certifiée de tout le Benesciencias à atteindre de telles performances, dans la maîtrise des acquis. Les programmes sont téléchargés et assimilés en des temps records par les étudiants dont certains absorbent

jusqu’à 70% du programme suivant les niveaux. Allez faire comprendre à de parfaits novices aux faiblardes connexions neuronales les subtilités du clair-obscur dans la peinture de la Renaissance et ce que le demi-sourire de la Joconde doit au Sfumato…Combien de leurs petits chérubins auraient pu comprendre ce que les siècles des lumières doit aux philosophes, qui ont patiemment préparé cet age d’or de la Raison, les siècles précédents, sans le soin que j’ apporte à ces foutues séquences…Non, vos foutues machines ne font pas tout le job…..

(Haute voix : Bonjour Mme Morel, comment allez-vous….Oui, il fait un temps splendide, vous avez bien raison d’en…Pourquoi, je porte un châle…Oh, faites pas attention , je suis toujours un peu frileuse aux ab…Ok, tres bien. Bonne fin de journée Mme Mor….)

Hum, c’est bien la peine d’engager la conversation vieille bique si tu n’es pas en mesure de me laisser finir une putain de phrase. Je te demande moi pourquoi tu portes le pelage de ton chihuahua décédé sur la tête… Elle m’eneeeeerve. Encore plus chiante que le Bender-machin-chose qui essaie de coincer tout ce qui porte une jupe dans les coins les plus opaques de l’immeuble, lorsque sa femme a le dos tourne. Il mériterait de se retrouver lui-même coincé et ivre-mort avec un ecossais bodybuilde, nu sous son kilt, pour lui apprendre les bonnes manières. Je peux pas croire avoir pensé ça…Je crois que je l’ai même visualise, arghhhh…Faut que j’arrête.

Il faut absolument que je me calme, je vais avoir encore un PV de ces fich…de ces très efficaces et utiles et gentils drones. La loi est faite pour être respectée et permet à tous de vivre en harmonie avec ses pairs. Je ne pense plus qu’au bon bain moussant et une bouteille de bon vin, qui m’attends.

C’ est moi ou l’ élévateur a jamais été aussi lent…alleeez, oui. Enfin à la maison, c’ est bon d être chez soi. Home sweet home, en attendant l’Homme sweet Homme. Salut toi, ma minette, viens voir maman…

(Haute voix: je t’ai manqué, ma petite chatounette. Allez viens, on va faire couler un bon bain…)

La jeune femme assise en face de l’ inspecteur Rania Castel avait encore les cheveux mouillés, ramenés en queue de cheval. Nerveuse, elle ne cessait de triturer son pauvre chat gris dont le pelage rappelait étrangement son jogging neuf. La trentaine déjà sèche et rigide, il y avait de fortes chances que sa déco intérieure, son canapé, son tapis et la plupart de ses bibelots se déclinent dans les mêmes tons argentés que son chat. Rania , ne jugea pas utile de l’interroger davantage, et écourta son supplice.

Elle regarda, pensive, s’éloigner cette femme qui- elle en était certaine- ne ferait pas de mal à une mouche. Le genre à mettre prudemment , celles s’aventurant dans son intérieur en camaïeu gris-bleu, dans un bocal avant de les libérer. Pas prête pour cet aspect du monde et justement, le système de surveillance global avait été mis au point pour qu’aucun des citoyens d’Odysséa n’ait plus jamais à y être confronté. Pas le système le plus parfait, mais probablement le moins imparfait de toute l’histoire de l’humanité. Rania croyait en sa mission, en sa fonction, en son institution. De mons en moins en l’état fédéral, et plus du tout en la nature humaine.

Thomasson, vous me vérifierez les enregistrements des dernières 48 heures de Mr Bender s’il vous plait. Remontez même plus haut si nécessaire

Que cherche t-on, demanda un officier, assez haut pour se vouter avec la grâce d’une tige de bambou, vers Rania.

Tout ce qui fera avancer l’enquête. Envoyez-moi la bande suivante.

Mardi 7 février 2050- Secteur Ouest- ARSZ11

17h23- Voice 2- MBOUA

Wesh, elle est bonne sa mère. Je me taperai bien son boule méga large, bien moelleux comme j’aime-Je comprends pas ce que les hommes de ce pays cherchent dans les filles maigres comme si on avait mis un cadenas dans leur frigo depuis la puberté- Souvent quand j’ouvre le frigo de la veuve du diplomate la, Mme Ngassa, atee, je peux mettre installer mon lit de camp dans le frigo la, tellement il est plein- On dirait un loft plein de bouffe avec clim integre-Tanpis pour le froid. Ca maintient le teint commercial dis donc (Rires) Si Mme Ngassa avait elle-même encore la fraicheur de ses fruits et légumes « Biyo », c’est que je la prenais même sur le plan de travail qu’elle n’utilise jamais. Je l’aurai fourre debout, en écartant ses courtes jambes arquées en la plaquant bien comme il faut-Elle doit jouir en criant celle la, comme elle aime tellement gueuler pour un oui ou un nom : Boy, la vaisselle n’est pas bien range…Boy, tu as encore oublie la moitie de la liste des courses-Alors qu’il ne manque que 1 ou 2 produits, franchement j’ai parfois envie de la…Ayooombae….J’ai encore failli dire un mot interdit-Avec leurs drones qu’on ne voit pas arriver, j’allais moi encore avoir une amende- La dernière fois, quand je pensais a Ade, restée au pays et a la façon dont elle mange l’argent que je lui envoie pour s’occuper de ma mère, le simple fait de l’imaginer pendue a l’arbre sur lequel elle pense que l’argent pousse en Mbeng, m’a valu la peur de ma vie…Massa, le drone est apparu devant moi comme les ndounjou des villages les plus recules, le genre de villages tellement recules que même le taxi-courses refuse de s’y rendre- J’ai du payer mon amende sur le champs- La 2e en moins de 6 mois, ce qui signifie que la prochaine, c’est le poste de Police prédictive, les gens avec qui il ne faut pas blaguer- Gars, blague avec l’ argent d’un mafieux plutôt que la loi de police prédictive-Si personne n’est revenu de leur camps, c’est que le chemin du retour n’existe pas, comme pour les villages de brousse plein de ndounjou-kalaba…Ca me fait froid dans le dos, rien que d’y penser. Je ne suis pas venu en France pour ca, ma mère, mes frères et sœurs, mon clan compte sur moi-Betta penser a autre chose-Comme la qualité de filles la sucrées en Mbeng, surtout dans les quartiers populaires ou le régime sans gluten de 3 chou kale et demi, par an, n’existe pas-Leurs grosses fesses remplis de grecs et de macDo, c’est mon calibre- Les whites ne voient pas ca, et tant mieux, ca en fait plus pour nous, les vrais hommes- Si Mme Ngassa est déjà allé faire sa ballade au parc, je vais d’abord aller me soulager en pensant au boule méga large que je viens de croiser, je sens même déjà que ca monte, je me dépêche dis donc. Le pays est doux, mais Mbeng est sucré…Laisse moi bien placer mon œil au bon endroit, comme ca….voiiiiila. La clé est mieux que leur way la, mais bon on va faire comment…

Comment s’appelle-t-il, demanda Rania, après une réécoute attentive de la bande.

C’est l’homme de ménage de Mme Ngassa, celle qui a absolument tenu a vous soumettre son memaudio comme si elle présentait les numéros du loto! Elle attend impatiemment que vous l’auditionniez. Son homme de ménage s’appelle Paul Mboua. C’est un refugié climatique. Ses papiers sont en règle.

– J’ai vu Mme Ngassa. Peu de chance qu’ elle se rende au local de poubelles, et qu’ elle ait vu quoique ce soit. Dites lui que je la convoquerai, ca la calmera peut-être et faites venir Mr Mboua, s’il vous plait. Dites, c’est normal que je ne comprenne pas la moitié de ce qu’il pense?

L’officier ne put s’empêcher d’éclater de rire, en dépit des circonstances particulières de cette enquête, et sortit précipitemment de la pièce, gené.

Mardi 7 février 2050- Secteur Ouest- ARSZ11

19h01- Voice 2- MBOUA

Je dois encore trouver de nouveaux clients-Avec leur mode des appartements transparents, je vois parfois des choses comme la cuisine de la famille qui parle Français encore moins bien que moi, ils sont quoi…Argentine ou je sais pas bref, ils sont pas refugies mais expatries-Mon Français est plus élastique et je vais plus loin dans ce que je veux exprimer, mais eux ils ne sont pas venus en charters-Leur maison , c’ est le bazar. Je dois essayer de les approcher et leur proposer mes services-Je pourrai aussi prospecter dans d’ autres quartiers. La chiche Mme Ngassa pourrait me recommander , mais en bonne sawa, elle n’a aucun sens de la solidarité-Chacun pour soi, et Dieu pour soi aussi tant qu’à faire-Heureusement qu’elle ne sait pas ce que je fais avec son papier toilette DANS ses toilettes (rires)-En dehors du fait qu’ils ont interdit toute comportement obscène et exhibitionniste dans la sphère publique et privée en transparence, ils s’en foutent de ce qui se passe dans les toilettes et les pièces opaques…Et il s’ en passe des choses-Oh que quoi, même dans cet immeuble (rires)-Eux même ils savent pourquoi ils ont banni certains mots que même mon neveu de 3 ans prononce même 100 fois au calme dans la cour de récré de son école au pays, et pourquoi toutes les pensées d’ordre sensuel, sexuel et tout ce qui a entre les deux sont très largement tolérées (rires)

« Here’s a little song I wrote

You might want to sing it note for note

Don’t worry be happy

Toutoutoutoutoutoutoutoutoutoutou don’t worry, be happy, don’t worry, be….. »

Ekiee, c’est quoi ca…

(Haute voix : MAIS C’EST QUOI CA….Attends, cest quoi ….MERDE…..AHHAHA…..AU SECOURS…UN HOMME EST MORT!!!)

Ayooombandeee, et il fallait que ce soit moi, noirata comme le ciel de minuit dans le pays d’autrui, qui trouve le corps d’un blanc, et quel blanc. Ayooo, politichien…-Heureusement que je n’ai jamais touché cet homme, mort ou vif- Ayooo, les drones la apparaissent souvent plus vite non…En voila un!

(Fin du mémaudio-)

Lorsque Rania releva la tête, un jeune homme dont la nervosité non-apparente était mieux contrôlée que celle du précédent témoin, la regardait du coin de l’oeil, tête basse.

Bonjour Mr Mboua, vous allez mieux? J’ai appris que vous aviez trouvé le corps. C’est une expérience assez choquante, commença Rania afin de mettre en confiance le témoin , dont la peur, sans relation avec le spectacle de la mort, était manifeste,. Asseyez-vous, je vous prie. J’ai quelques question a poser, ca ne sera pas long

Merci, dit faiblement Paul Mboua, en la regardant craintivement, exagérant peut-être même cette posture.

Vous travaillez ici depuis longtemps ?

Je travaille pour Mme Ngassa depuis deux ans, j’ ai tous mes papiers en ordre, enchaina Paul

Nous savons, nos équipes l’ont vérifié, Nous savons aussi que votre contrat ne compte que Mme Ngassa comme cliente et nous vous rassurons tout de suite la dessus : le reste ne nous regarde absolument pas. Vous comprenez…. Absolument TOUT le reste., dit-elle en plantant son regard brun dans le sien.

Paul hocha la tête aussi lentement que silencieusement, en soutenant fermement son regard. Un accord tacite était passé.

Bien. Je voudrais que vous me disiez exactement ce que vous avez vu et entendu au moment ou vous avez découvert le corps. Nous savons déjà que vous êtes hors de cause, vos MemAudio sont sans équivoque, mais le moindre détail dont vous vous souvenez pourrait nous aider.

Paul prit quelques minutes pour rassembler ses souvenirs, puis il expliqua d’une voix étonnement claire et audible :

Je suis descendu vers 19h30 au local a poubelle. Je venais de finir mon ménage. En arrivant, j’ai vu une jambe dépasser d’une des poubelles…je veux dire derrière la poubelle. Je me suis approchée mais pas trop. Je regarde quand même les series-tele de l’ancien temps, ou on dit toujours de ne pas toucher le corps…Je me suis approche, en regardant de loin et j’ai tout de suite reconnu Mr Benda. J’ai aussitôt appelé les drones.

Vous n avez rien vu ou entendu d’ inhabituel?

En dehors du corps et du sang, non rien d inhabituel

Personne entrant ou quittant l immeuble, une voix ou un bruit inhabituel…?

Paul Mboua se concentra comme si on lui avait donné une équation a double-inconnue a résoudre, fronçant exagérément les sourcils, avant de répondre :

La lumière était déjà allumée a mon arrivée, s’ ecria t-il

C’est très bien Paul. Bravo….

L’immeuble était relativement récent et s’inscrivait dans la nouvelle politique de rénovation urbaine où tout espace public devait être transparent, dans le strict respect des normes écologiques en vigueur. Après les immeubles végétalisés qui avaient manqué de transformer certains quartiers en véritable fôrêt amazonienne, avaient suivi les immeubles « invisibles », recouverts de miroirs high-tech, projettant alternativement images réelles et fantasmées, sur leur paroi reflexive se fondant avec un réalisme angoissant à l’environnement immédiat. La mode était depuis quelques années de nouveau à la visibilité ostentatoire. Les lieux traditionnels de la sphère privée comme les salons, cuisines et parfois même les chambres avaient suivi la tendance sans que l’obligation légale, s’appliquant aux halls, ascenceurs et allées distribuant les appartements, ne les concerne.

Les consommations d’énergie avaient considérablement baissé. Non que les gens se soient soudainement et massivement attachés aux économies d’énergie, mais la transparence rendait l’exposition à la lumière quasi permanente et optimale, au sein d’ espaces devenus semi-publics.

Un système assez ancien, basé sur un capteur acoustique y était aussi associé. Les lumières s’allumaient et s’ éteignaient, suivant la détection d’ une présence. Il était de bon ton de laisser ses voisins faire le constat de son éco-responsabilité, sa propreté, son goût en matière de décoration… l’espace public prenait tout son sens. Le corps de Mr Bender avait été trouvé dans un espace resté opaque à travers les usages, les modes et les temps, le local à poubelle. Rania venait surtout de comprendre qu’ un autre individu, Bender étant mort, se trouvait encore dans ce local au moment de la découverte du corps.

Etes-vous reste près du local avec les drones tout le long, en attendant l’arrivée de nos équipes?

Rania avait déjà la réponse, la question était purement formelle.

Oui, madame. J’ai pas bougé et de toute façon, les drones ne permettent pas de quitter un lieu d’infraction ou de crime comme ca. Je suis resté là jusqu’à l’arrivée des premiers agents, madame.

Merci Mr Mboua, votre aide nous a été trés utile. Je vous laisse repartir chez vous. Nous vous appellerons si besoin.

Sans perdre de temps, Rania demanda le quadrillage des lieux, fermeture immédiate de toutes les issues de l’immeuble, et le rassemblement de toutes les personnes qui y étaient actuellement présente. Un autre témoin crucial, voire même le criminel se trouvait actuellement parmi les 76 personnes présentes dans l’immeuble.

Elle venait d’avoir brièvement son responsable de secteur en communication, qui la pressait de trouver le coupable avant que l’affaire ne fuite et que « les torchons non institutionnalisés » ne s’en emparent. Le préfet avait déjà été avisé de ce « fâcheux incident », c’est ainsi qu’il l’avait nommé Bender, sans s’émouvoir de son sort, à qui il donnait pourtant du monsieur lorsqu’ils se croisaient. Ils avaient reçu l’ordre de tout boucler avec diligence et méthode, en s’appuyant sur l’outil infaillible qu’était le MemAudio sans écarter les vieilles méthodes d’investigations policières qu’on ne voyait guère plus que dans les anciennes séries policières a la Colombo, Derrick, Hercule Poirot où les polars du siècle dernier à la Chester Himes. Il fallait détourner l’attention de la presse et du public vers le folklore, afin qu’ils oublient que ce système était, tout compte fait, faillible…Dans l’absolu, rien ne les protégeait des balles ou des coups de poignards.

L’agent la secondant revint vers elle:

Madame Castel, on a écouté la plupart des MemAudios…

Et alors? La plupart ne signifie pas tous les MemAudios, je vous ai demandé de n’en omettre aucun. Avez-vous écouté les 76 ?

Non,mais…

– Non?! Alors je vous prie de vous remettre au travail. Plus tôt vous aurez fini, et plus tôt nous pourrons tous rentrer chez nous. Le MemAudio du coupable avouera pour lui…

Une des MemAudios présente une particularité…

Rania ne comprit pas immédiatement ce que l’agent lui signifiait. L’équipement était neuf, et les pièces les plus anciennes venaient d’être révisées.

Comment ça , une particularité? C’est impossible. Avez-vous essayé plusieurs fois? Et puis ça signifie quoi « particularité »?

Madame Castel, nous avons même demandé l’assistance d’autres secteurs…sans plus de résultats. L’anomalie perdure.

Elle leva les sourcils, en posant sur lui un regard de plomb.

Vous auriez dû m’en aviser avant de solliciter d’autres secteurs. Cette affaire ne doit pas s’ebruiter avant sa résolution. Et ça n’a rien donné non plus? Soyez plus précis: anomalie, particularité, vous en faites un tout un mystère. Que se passe-t-il?

En fait, On a jamais eu de cas similaire…Non seulement, son MemAudio présente deux bandes distinctes, mais l’une d’elle est complètement vierge, illisible. Et l’autre…ne correspond pas du tout à ses pensées. Comme une bande préenregistrée: des listes de courses, des citations de poètes russes, des passages entiers de bouquins, mais pas une seule pensée qui lui appartienne.

Rania commencai à ressentir les effets du stress: chaleur, sueur, trouble, mais elle veilla à n’en laisser rien paraître. Impassible, elle demanda à l’agent de la conduire auprès de cet homme dont le MemAudio était mutique.

Un bel homme brun, d’une trentaine d’années, très soigné, vêtements de haute facture et ongles parfaitement manucurés.

Seuls ses cheveux coiffés en brosse, la façon spartiate des militaires, detonaient avec le raffinement du reste de sa mise.

Il la regardait comme s’il ne la voyait pas. Elle se decala légèrement sur la gauche, et ses pupilles suivirent son mouvement. Elle s’assit face à lui et croisant enfin ses surprenants yeux vairons, garda un moment le silence. Elle ne cherchait pas à l’intimider. Elle n’avait juste jamais été confrontée à cette situation et essayait de trouver la meilleure façon de l’aborder.

Bonjour, Inspecteur Rania Castel de la division 104, du secteur 1, comment vous appelez-vous?

Vous devriez le savoir, lui répondit-il laconiquement

Vous ne devriez pas jouer à ça. Vous êtes jusqu’ici témoin mais votre absence de collaboration pourrait vous placer dans une situation plus délicate, celle de suspect.

Il ne répondit pas, marquant à son tour un silence pesant.

Et vous êtes l’unique suspect jusqu’ici, ajouta t-elle, le reste des MemAudios ont tous été écoutés. Aucun ne présente d’irrégularité. Vous êtes le seul, en ce moment en double infraction: Votre MemAudio est illisible, ce qui est même un acte délictuel, en soi. Et vous refusez de collaborer.

– Criminel, dit-il

Pardon, vous avez quelque chose à nous confier, ou peut-être à nous avouer, sur ce crime?

Ce n’est pas ce que j’ai dit…j’ai précisé que le fait de n’avoir pas déclaré avoir une MemAudio illisible constituait un acte criminel. Article 742, alinéa 10 du code de pacification pénal.

Très bien, alors comment et pourquoi vos MemAudio peuvent-ils être parfaitement illisibles? ce qui est inexact, qui plus est. Vous disposez d’une 2e MemAudio complètement trafiquée! On ne sait pas ce que vous pensez!!! Vous réalisez la gravité de la situation dans laquelle vous vous trouvez, Mr….

Elle suspendit sa phrase en levant le menton en sa direction, l’invitant à compléter.

Je ne vous ai pas donné mon nom. Et vous ne pourrez pas le trouver, qu’importe le moyen employé: empreintes, reconnaissance faciale, oculaire, vocale, ADN. Ou même la torture.

Je vous prie de décliner vos noms, prénoms, adresse et raisons de votre présence sur les lieux du crime, ainsi que celles relatives à l’illisibilité de vos MemAudios.

L’homme la fixa encore plus intensément, et sans ouvrir la bouche ou émettre un seul son, marqua le refus de coopérer le plus explicite qu’elle ait jamais reçu.

Vous êtes à partir de ce moment en état d’arrestation, qui que vous soyez. Vous resterez d’abord 48 heures en garde à vue et serez régulièrement interrogé. Vous serez ensuite emmené, si vous persistez dans votre attitude, et sans autre forme de procès, au centre de détention de l’état fédéral le plus proche, et considéré comme criminel de niveau 1 puisque l’assassinat de Mr Bender, vous sera aussi imputé. Avez-vous des aveux quels qu’ils soient à nous faire ou des informations à nous communiquer?

Il garda un silence résolu, bien plus amusé qu’hostile. Peut-être ne la prenait-il pas au sérieux.

Vous pouvez l’emmener, ajouta-t-elle à l’attention des deux agents qui l’encadraient, mais croyez-moi, nous n’en avons pas fini. Qui que vous soyez.

Elle avait entendu cette réplique dans un vieux Colombo des années 70. Elle crut opportun de la placer. Elle eut également une pensée fugace pour un autre personnage disparu qui avait marqué son enfance, Guinée Oblé. Cette femme, érigée au rang de légende urbaine, était une décrite comme l“illisible” historique, par ceux et celles qui l’évoquaient le plus souvent en argot codé. Personne n’ayant jamais croisé d’illisible, ni même Guinée Oblé , il était difficile d’accorder un quelconque crédit à ces histoires à perdre le sommeil, même pas couchée.

Ce personnage relevant de la légende urbaine, aurait fait partie des personnes sur lesquelles des expérimentations sur le « PsychoPass », alors en cours d’ élaboration et ancêtre du “MemAudio” auraient été faites à leur insu dès les années 00’s. Ces expérimentations non-consensuels s’apparentaient à de véritables actes de cybertorture physique et mentale, l’affaire avait été étouffée en dépit des morts par centaines, voire milliers selon certaines sources crédibles.

Rania sortit de l’immeuble, la rue baignait encore dans la douce lumière naturelle des fins d’après-midi. Elle sortit son badge, et arma le signal de la capsule-drive, à proximité . Une spacieuse Tesla Modèle S-prim. Elle dut s’y reprendre à deux fois: les Capteurs à ultrasons du véhicule de fonction, déclaré seconde main, se montraient capricieux. Le véhicule ouvrit ses portes et elle put prendre place dans l’habitacle, aménagé en bureau. Une copie conforme de celui du poste de Police prédictive. Elle en avait une troisième réplique chez elle, pour ses interminables journées de télétravail.

Le trafic était dense ce soir-là et pourtant le véhicule la déposa au pied de son immeuble à 4 étages, incongruité architecturale de ce quartier de Pax Romana, en trente minutes, avant de regagner le parcmètre à usage privé, le plus proche.

Elle avait réussi a charger sur sa tablette holographique, durant le trajet, un document assez intéressant sur les différents cas d’illisibles recensés. Le premier cas était devenu une sorte de fable connue de tous, celui de Guinée Oblé. On ne trouvait pourtant aucune trace de son existence réelle ou supposée, en dehors des documents classés Secret Défense, auxquels on lui avait permis à titre très exceptionnel d’accéder pour les besoins de cette enquête. Une autorisation spéciale du préfet, en raison des circonstances particulières et d’une volonté commune de classer très vite cette enquête dans les 100% de taux de résolution des crimes, lui avait été délivrée dans l’après-midi.

Le crime de Bender était le seul répertorié depuis plus de 40 ans, et cela devait le rester. L’enquête devait être résolue avant qu’elle ne fuite, non dans la presse partenaire de communication fédérale extrêmement fiable, mais dans la société civile où se trouvait toujours, principe de base, des agents non détectés, et espions dormants.

La rumeur présentait invariablement Guinée Oblé comme une mére celibataire de 3 enfants, telle une madone figée sur un vitrail et portant sa trinité de chérubins, la tête légèrement penchée vers eux, dans un éternel mouvement d’adoration sacrificielle.

Or d’après le dossier qui défilait dans le secret de l’habitacle de la voiture, cette Guinée n’avait rien d’une sainte. Ses trois enfants n’avaient pas le même père, déjà. Certes pas de casier. Mais de nombreuses interpellations pour des sittings et manifestations non-autorisées à la “Occupy”. Son mode d’action oscillait entre art et contestation, une artiviste. Rania lorgna quelques clichés de cette femme noire sans âge et sans ancrage temporel, et tout en lui concédant un certain charme désuet, ne la trouva définitivement pas à son gout. Guinée avait été recensée comme illisible durant son long combat pour la réhabilitation de ses droits civiques.

Toute sa vie, elle défendit la thèse suivant laquelle elle avait été ciblée par un programme para-étatique, l’ESR (Encerclement Systémique en Réseau). D’essence militaire, ce programme avait pour double objectif de neutraliser socialement les personnes ciblées, le plus souvent des civils, et d’expérimenter sur elles et sans leur consentement, les effets de technologies encore confidentielles. A l’époque où il fallait encore pianoter sur un clavier pour entrer en communication avec un tiers, la communication intracrânienne était alors considérée comme de la mauvaise science-fiction, aussi folklorique que les extra-terrestres et petits bonhommes verts avec des antennes aux extrémités sphériques.

Cette hypothèse avait été tournée en ridicule par ses contemporains, qui l’avaient aussitôt classée dans une catégorie encore moins enviable que celle des lépreux: les inaudibles complotistes. Ses accusations se firent de plus en plus folles. Et précises. Et documentées. Et averées.

En 2025, deux membres de sa famille moururent successivement. Elle affirmait que l’un d’eux, au moins , avait été exécuté. Ces deux décès simultanés l’isolèrent de ce qui lui restait de famille, et permirent au programme d’élimination sociale de largement s’ étendre et affecter chaque pan de sa vie avec la complicité de son entourage corrompue, et d’une armée d’inconnus, aussi peu probes: employés de bureau, médecins, policiers, ambulanciers, personnels des services sociaux, employés de mairie, personnels pédagogiques dans les écoles, gardiens, facteur, agents de télécommunications, etc…

L’état, en raison des facilités qu’il octroyait à ce système souterrain, tant dans son déploiement logistique, que dans l’impunité dont il avait besoin pour perdurer, était au cœur de ce dispositif secret. De cette complicité découlait l’impossibilité pour les victimes d’obtenir justice, ainsi que les représailles institutionnelles (psychiatrisation ou emprisonnement arbitraire) dont elles faisaient l’objet.

Les thèses émises par Guinée Oblé, bien qu’interessantes, n’avaient jamais été explorées et avaient disparues avec elle. Rania les exhumait non sans une certaine exaltation, comme le doux vertige que l’on éprouve face à une terre encore vierge, fertile et riche de promesses.

L’existence d’une faction Edeniste (courant spirituel, alors pregnant) spécialisée dans la mise en œuvre opérationnelle de ces programmes officieux, qui précedèrent la période de pacification, lui paraissait, au fur et à mesure de sa lecture, de plus en plus crédible.

Il était fort probable que l’État, alors gangrené d’organisations occultes et délétères, ait intentionnellement utilisé le pan mafieux d’une communauté qu’il savait déjà en position de fragilité au sein de la société civile, afin de mieux la sacrifier ensuite, en lui attribuant la responsabilité exclusive de ce programme, dont il était pourtant à l’origine.

Dans la réalité, si ces factions communautaires existaient, les tests sur les cobayes humains répondaient à tellement de marchés premiers, secondaires et de niches, que les commanditaires pouvaient aussi bien être des producteurs, chanteurs ou acteurs milliardaires que des laboratoires militaro-industriel. Il s’agissait avant tout de communautés d’intérêt. La course au NBIC, convergence de neurosciences, biotechnologies, informatique et sciences cognitives, une fois lancée, avait intéressé de nombreuses personnes. L’interface cerveau-machine était alors un nouveau marché lucratif, et inexploré.

Snuffmovies dans la continuité des téléréalites de la societe du spectacle, traffic humain rehabilitant l’esclavage, marché florissant de la coercition à ciel ouvert dans des états où les prisons etaient un secteur d’activité ultra-rentable, militarisation du marché de la sécurité et du contrôle social, peu importe les motivations des personnalités ou groupes d’intêret qui y prenaient part, c’était un secteur d’avenir dans lequel tous ceux qui etaient assez privilegiés pour être avisés de son existence, investissaient sans considerations morales sur le sacrifice, tels des animaux, des personnes ciblées.

Le dossier avait été expurgée de nombreuses informations capitales au fil des passages successifs des différents états-majors, les parties hermétiquement grisées

Mais de ce qu’elle avait cru comprendre, il y avait eu 4 cas avérés d’illisibles, parmi celui de Guinée Oblé et un 5e cas, mystérieux et hypothétique. Tous furent utilisés , le plus souvent à leur insu mais surtout sans consentement, comme cobayes humains.

Aussi bien à des fins d’expérimentations, que dans le cadre de tortures volontaires, d’après ce que Rania cru comprendre.

Les recherches sur l’empreinte cérébrale en étaient à l’étape transitionnelle, s’il fallait utiliser une métaphore, des premiers balbutiements aux premiers mots. La résonance cérébrale de chaque cible, permettait grâce aux relais des agences de renseignements de déployer une surveillance continuelle, et en temps réel de chaque cible. De sorte que même en changeant de lieu de vie, les cibles étaient continuellement harcelées, étudiées et exploitées dans tous les sens du terme.

Rien ne leur avait été épargné: leurs vies leur étaient confisquées et leur santé, systématiquement détruites au nom de la science ou de la sécurité nationale, peu importe.

Ces armes utilisant le spectre électromagnétique, la teneur en eau du corps humain s’en trouvait affectée, entraînant des situations de surchauffe corporelle, déshydratation soudaine, brûlure, voire phénomène d’ incandescence dans les cas les plus extrêmes etc…Chaque réaction et symptôme était ensuite recoupé, analysé et interprété.

Malheureusement, la partie de l’empreinte cérébrale relevant du langage, restait chez ces illisibles hermétiquement opaques. Il était impossible de lire leurs pensées, comme pour le reste de l’échantillon.

Leur pourcentage n’etait pas significatif, mais il mettait en péril l’objet même de l’experience qui visait un contrôle social global, afin de prévenir tout acte de terrorisme ou meurtre de masses, Sut-on par la suite, lorsque vint le temps des justifications et responsabilités partagées.

Rania s’interrogeait notamment sur les raisons pour lesquelles une femme dans la quarantaine pimpante, intelligente, diplomée et bien inserée socialement, mére de 3 enfants, n’ayant aucun lien avec des milieux politiques ou religieux extremistes, comme les courants fondamentalistes des edenistes, avait pu être ciblée par une de ces officieuses listes de surveillance gouvernementale, et considerée comme dangereuse, du jour au lendemain.

Les photos de sa déchéance physique, ciblée par des armes électromagnétiques de plus en plus puissantes, comme celle de sa paupérisation organisée étaient poignantes.

S’ils n’avaient pu pénétrer physiologiquement l’esprit des illisibles, ils avaient pu faire des compilations de plusieurs de leurs interventions via leurs posts laissés sur réseaux sociaux, lieu de sociabilisation et échange virtuel qui avait supplanté les forums de discussion des années 2010.

Aujourd’hui que l’ Intelligence Artificielle et les méta-mondes s’étaient généralisés, les jeunes générations se gaussaient de ces pratiques dépassées et d’un autre temps. Mais Rania loua la perspicacité des équipes précédentes, sans lesquelles ces dix précieux enregistrements audio n’auraient pas été disponibles.

L’appareil sur lequel elles pouvaient être lues, était tombé dans un tel état de désuétude qu’il avait complètement disparu du commerce, y compris celui de pièces vintage. On ne le trouvait plus, avec certitude, qu’en un seul point de la ville.

Rania enfila un jogging, but une soupe de lentilles et entreprit de se rendre à pied à la bibliothèque, vestiges d’un passé révolu ou pour prendre connaissance du contenu d’un livre, il fallait encore en tourner les pages.

Les bibliothèques, tout comme les écoles, avaient été supplantées par les BENESCIENCIA, lieu de transmission où tout savoir académique pouvait être téléchargé et assimilé dans un processus d’apprentissage accéléré allant de quelques minutes à quelques heures pour les profils les plus érudits. N’importe quel individu pouvait être optimisé à tout âge, réorganisé ou réorienté vers n’importe quelle direction. Tout était une question de moyens.

Un minimum de budget avait été alloué à la réfection de l’édifice abritant la bibliothèque municipale depuis 1960. Il n’y avait pas eu de combat épique entre l’ère digitale reposant encore sur la révolution culturelle de l’imprimerie et le virtuel qui s’était affranchi de tous les codes au point de se fondre avec le réel, dans une dimension augmentée où le support d’impression était l’esprit lui-même.

La modernité avait juste volontairement oublié cette partie de la ville dans sa course effrénée au progrès, comme on se détourne de vieux oripeaux passés de mode et dont on ne veut jamais se rappeler ni les avoir portés, ni avoir été vu avec.

Les terminaux numériques permettant l’écoute de la compilation qu’une intelligence artificielle avait pu faire des posts écrits de Guinée, et transposés sur la reconstitution de ce qu’avait dû être sa voix, se trouvaient à l’étage supérieur. Rania y accèda, après avoir signé le registre de son empreinte digitale.

Elle prit place dans une étroite cabine individuelle et chargea la première bande. La voix claire et posée de Guinee la surprit un peu de par son timbre grave, mais elle n’était pas désagréable. Elle s’installa confortablement, attentive.

Mais sa montre connectée, qu’elle avait oublié de désactiver, s’alluma et projeta l’hologramme de deux femmes noires manifestement sous la légère et grisante emprise des premiers verres. Leurs visages cuivrés rougissaient sous la douce chaleur des vapeurs d’alcool, leur ôtant toute retenue.

T’es ou Nya? demanda Carole, on a besoin d’un flic pour mesurer la dose réglementaire qu’il faut pour correctement se pochtronner. T’as encore ton joujou du siècle passé la, un etylo-machin-chouette qu’on rigole…

Ah ouais, rajouta Guyslaine en gonflant ses joues d’air et relâchant le contenu vers sa direction , c’ était dément de souffler dedans. Ramènes-en un s’il te plait…

Rania ne prit même pas la peine de relever. Elle n’était pas au bureau où se trouvait la réserve d’objets obsolètes que la police de la circulation n’utilisait plus, comme des menottes, gyrophare, éthylotest, etc…

Mais il était surtout hors de question pour elle de les rejoindre, alors qu’elle commençait à percevoir les contours de ce qui pourrait être l’affaire de sa carrière, et la propulser vers d’inespérés sommets, auxquels elle n’aurait osé rêver, il y’a quelques jours encore.

Ecoutez les filles, je rentre, je suis « crevée-tte », feminin de crevé. Je vais aller me pieuter, et vous devriez pas non plus tarder si vous ne voulez pas finir dans le lit de n’importe quel âme peu charitable aux pratiques douteuses, si vous voyez ce que je veux dire..

Raconte pas de conneries et ramène tes miches. Il nous manque une blanche pour éclairer le trio, tu sais bien que ces abrutis de mecs ne nous voient pas bien sous ces éclairages miteux.

C’est bien la peine de dépenser autant en « soie de teint » dernière génération, je pourrai aussi bien porter une chaise ou une table. Sérieux ces faux gars font pas de différence entre nous et le décor…Tout à l’heure, un de ces cons m’a bousculé sans s’excuser: j’ai eu peur qu’ils cherchent à remettre les verres en place, sur ma tête!

Et puis, lorsque tu es là, ça décuple le trafic de mecs célibataires disponibles, dans le périmètre. On ne regardera pas la qualité ce soir.

Rania renonça à leur faire entendre raison.

Ok, Je passe vite fait! Vous êtes à la tour argentée?

Yep, en terrasse, au 136e…

Je m’en doutais, j’arrive.

Elle ne repassa pas par chez elle, mais profita du trajet pour se recoiffer et se maquiller. Sa tenue était sportive, mais pas négligée. Aucun de ses frères, aussi noirs que ses copines, n’auraient pu entrer en jogging dans un tel lieu. Mais il suffisait à Ranya d’exposer ses dents soigneusement alignées, et lancer une œillade à peine appuyée aux rangs de vigiles, pour qu’ils lui ouvrent un large passage , telles des portes automatiques.

Carole faillit se déboiter la jambe en sautillant sur ses perches, afin de l’aider à repérer leur emplacement. Elles étaient ravissantes. Rania n’avait jamais compris les règles faussées de l’imposture du teint clair qui lui permettaient d’être la plus courtisée.

La tour argentée était une bâtisse cylindrique immense dont la particularité, des parois holographiques sur lesquelles pouvaient être projetés n’importe quelle réalité augmentée, attirait toute la jeunesse branchée de Pax-Romana. La plus impressionnante représentation était une transparence totale qui donnait le sentiment glaçant de flotter au-dessus du vide: Même les habitués avaient un mouvement d’étourdissement lorsque le sol se dérobait visuellement sous leurs pieds.

Rania les rejoint et le bal habituel des soirées trop arrosées se répéta. Elle qui était venue en coup de vent, se retrouva au bout du deuxième verre, à chuchoter à l’oreille d’un inconnu des réponses ineptes et inventées aux questions convenues du cirque millénaire de la drague. Il était hors de question qu’elle le revoit: il était aussi intéressant qu’une goutte de pluie. Elle faisait juste passer le temps en sirotant un cocktail trop sucré et mal dosé en alcool.

Ghyslaine, assise en face, se montrait beaucoup trop entreprenante, envers un goujat qui, adossé à son siège et faisant mine de lui parler, léchait sans retenue d’un regard avide, tout ce qui passait. Rania eut un haut le cœur, lorsqu’il la fixa avec lubricité pleine d’aplomb, passant sa grosse langue pâteuse sur ses lèvres et remontant ses mains sous la jupe d’une Ghyslaine distraite.

Rania mit quelque secondes à comprendre l’objet de cette distraction: Son amie lui faisait de grands signes en désignant un grand noir locksé qui remontait vers la sortie. Cisco.

Son cœur bondit dans sa poitrine comme chaque fois qu’elle le voyait. Il l’avait évidemment repéré, même s’il faisait mine de l’ignorer. Elle le savait. Elle le rejoint en terrasse, suivant leur tacite convention.

Ils avaient essayé pendant plusieurs années de cheminer ensemble dans toutes les configurations possibles: couple, amants, amis, couple platonique, ils avaient même poussé jusqu’aux fiançailles, qu’il avait unilatéralement brisé la veille de leur impossible union.

Cisco et Rania s’étaient connus lors d’une des rencontres annuelles des Benesciencias, durant lesquelles étudiants autonomes et professeurs-programmeurs assistaient à différentes conférences, festivités et manifestations sportives, ayant pour but principal de célébrer la fraternité pacifiée et développer le lien social, ferment d’une paix sociale durable.

La rivalité était déjà le moteur de leur relation, tantôt malsaine lorsque la compétition prenait le dessus, et tantôt apaisée lorsqu’elle exprimait l’émulation constructive: elle le défia à la course sur 1000 mètres. S’il l’avait élégamment laissé prendre l’avantage les premières dizaines de mètres, il dut puiser dans ses ultimes réserves d’endurance pour accélérer sur la dernière ligne droite et ne pas perdre la face. Il l’emporta de quelques dizaines de secondes à peine. Une femme, blanche de surcroit?! Il en aurait entendu parler tout le reste de l’année, lui qui suivait un cursus s’inscrivant dans l’univers ultramasculin du management des structures des opiacées.

Au siècle dernier, il aurait été hors-la-loi, peu importe son chiffre d’affaires. Le métier portait alors le nom de « dealer », et correspondant à un certain nombre de délits et crimes pénaux. Aujourd’hui, l’industrie florissante des paradis artificiels, associée aux récentes innovations technologiques et scientifiques, s’était élevée au rang d’art et de lifestyle, s’inscrivant dans l’univers du bien-être au même titre que le Yoga et le Pilate, l’invitation au voyage en plus.

Cisco avait monté sa propre affaire en brevetant une série de pilules colorées, aux propriétés multiples permettant d’accéder à une réalité sensorielle augmentée, tout en expérimentant des univers parallèles.

Chaque pilule était en soi une « expérience » à part entière.

Leur relation était à présent apaisée. Ils savaient qu’ils ne se voyaient que pour ça, et laissaient aux circonstances la liberté de décider quand « cela » devait se passer, « où » et « à quelle régularité ». Rania soupçonnait quand même ses amies de n’être pas étrangères à cette luxurieuse providence.

Quelle pilule ?,demanda Cisco

La bleue, répondit-elle

Ils prirent l’ascenseur à impulsion électromagnétique, en direction du 96e niveau du sous-sol de la tour argentée qui avait la particularité d’être à la fois gratte-ciel et gratte-terre, puis ils empruntèrent le dédale de couloirs distribuant plusieurs suites. Les effets de la pilule bleue, une de ses préférées, se faisaient déjà sentir lorsqu’ils poussèrent la porte, lèvres contre lèvres, bouches entrouvertes, ses mains remontant le large torse de Cisco, tandis qu’il empoignait à pleine main ses fesses en les écartant.

Les suites du gratte-terre étaient décorées avec un goût pointu: empire, art-déco, moderne ou bohème-chic, les meubles et les étoffes les plus précieuses étaient agencés et présentés avec ce qu’il convenait d’équilibre entre le soin le plus recherché et l’originalité.

Cependant, les pilules avaient été conçues pour transcender toute réalité, aussi luxueuse et confortable soit-elle. La pilule bleue abolissait le temps et l’espace, ainsi que les frontières corporelles. Cisco ne se retrouva pas en Rania. Non, il se fondit littéralement en elle: ressentant ce qu’elle ressentait dans l’acte de pénétration, ses sensations se trouvant décuplées en des zones inhabituellement érogènes comme le bout des seins. Il s’élargissait dans une onctueuse et mousseuse suavité que venait fendre le désir, de plus en plus enflé, de Rania, fébrile, vorace, dure comme l’acier.

Chacune des pilules commercialisées par Cisco avaient un effet particulier: la jaune, transportait immédiatement dans l’univers primitif du règne animal. La rose baladait alternativement le voyageur, d’un état liquide à solide. Cubique était-elle tentée de penser si elle s’en tenait à ses sens démultipliés. La verte accélérait le temps, tandis que la rouge, le ralentissait en l’étirant tant et si bien qu’il en devenait élastique et malléable à souhait, cyclique et réversible.

Mais de toutes les pilules testées, la bleue était incontestablement la favorite de Rania, d’autant plus que ses effets étaient sensiblement plus longs que les autres.

Lorsqu’elle émergea de la moite torpeur qui suivait toujours leurs ébats, après les avoir plongés dans un doux sommeil, il était déjà 6 heures du matin. Cisco dormait encore, reposant telle une statue grecque coulée dans l’ébène le plus pur. Elle l’embrassa sans le réveiller, et sortit en vitesse. Sur le chemin du retour, son téléphone sonna. Elle refusa le mode holographique, pour éviter à son interlocuteur une crise cardiaque ou fracture de la rétine, et passa directement en audio. C’était le préfet.

– « Bonjour Mr Le préfet, je serai au bureau dans une heure au plus tard. J’ai eu le temps de prendre connaissance du dossier de chacun des illisibles, notamment celui de Guin... »

– « Inspecteur Castel, c’était justement à ce propos que je voulais vous joindre à une heure aussi matinale. Prenez tout votre temps, ne vous inquiétez plus de ce dossier. Votre département n’en a plus la responsabilité. »

Mais, monsieur le préfet, objecta Rania, je ne comprends pas. Ai-je commis une erreur dans ma démarche? Je… »

Non, rassurez-vous, vous n’ êtes pas du tout en cause. Le prisonnier a été transféré aux services chargés des anomalies. Cette décision a été prise à un échelon bien supérieur au mien. C’est une question de sécurité étatique.

Après avoir raccroché avec le préfet, Rania se sentit étrangement vidée. Mais elle ne savait pas si c’était par sa nuit, et par cette nouvelle qui lui ôtait prématurément toute possibilité de pouvoir enfin faire ses preuves.

Elle décida de rentrer à pied, afin de profiter de l’air frais du matin et des rues encore désertes de ce quartier, réputé pour sa frénétique et continuelle activité. Le soleil venait de se lever, répandant une clarté matinale neuve, déjà chaude, et les stries empourprées du ciel rougeoyant étendait peu à peu leur lumière sur la ville. Ça aurait dû être une journée pleine de promesses, qui venaient malheureusement d’être fauchées à peine effleurées.

Elle réalisa peu à peu qu’elle avançait vers l’ancienne bibliothèque municipale, galvanisée par l’air frais aiguisant encore plus son acuité et ses sens, qu’un café bien serré ne l’aurait fait. Plus elle avançait, et plus il lui apparaissait évident qu’elle irait au bout de cette enquête, qu’importe les directives fédérales.

Elle voulait savoir ce qu’était devenue cette activiste Guinée Oblé, et dans quelle mesure elle était liée au seul meurtre qu’avait connu la ville depuis la pacification, puisqu’un autre cas d’illisible avait été trouvé sur les lieux du crime. Un lien s’était, par ailleurs, tissé entre elle et cette femme, qui avait été abandonnée de tous au moment où elle aurait eu, le plus besoin d’aide et de soutien.

Peut-être même bien plus que l’identité de l’assassin de Bender, politicien controversé,elle aurait aimé savoir ce qu’elle, Guinée Oblé, était devenue.

Une fois à la bibliothèque, elle passa son badge sous-cutanée devant le scan de la porte d’entrée et pénétra dans l’édifice vide.

Elle gagna l’étage dédiée aux archives numérisées, et deverouilla une session sur l’ ordinateur utilisée la veille. Puis elle consulta hâtivement les dossiers qu’elle avait pris soin d’enregistrer.

Ah, ha, le préfet se croyait malin, avec son barrage institutionnel: elle n’avait certes plus accès à aucun dossier officiel , mais il lui restait encore ceux qu’elle prit soin de télécharger officieusement. Sa joie fut de courte durée: Ils avaient été tous soigneusement vidés. Il ne subsistait rien de ce qu’avait été Guinée Oblé. Elle ne pouvait faire appel qu’à sa mémoire, encore brouillée par l’alcool et son intense nuit, afin de mener à bien ses investigations.

Un nom lui revint, cependant: Welisane! C’était le prénom de sa dernière fille. Elle se souvenait aussi de celui des aînés, Margot et Ethan, mais ces prénoms étaient très courants parmi les personnes de cette génération. Sa propre mère avait pour second prénom Maregaux. Ses Parents s’étaient probablement cru originaux en modifiant subrepticement l’orthographe d’un prénom qui avait inondé les maternités de l’époque, à la manière d’un implacable tsunami.

En revanche, Welisane était un prénom extrêmement rare, probablement étranger avec une jolie signification associée, mais surtout très rare. Elle ne se souvenait pas l’avoir jamais entendu. Elle avait aussi en tête la dernière adresse connue de Guinée, qui se situait dans un tout autre état fédéral. Elle allait devoir faire appel à certaines de ses relations. A situation inhabituelle, solution inhabituelle.

Elle chargea la fonction holographique de sa montre connectée. La marche rapide lui avait redonné des couleurs, et une fine pellicule de sueur, sous l’effort, lustrait son visage. Elle lâcha ses cheveux, et les secoua vigoureusement pour leur apporter mouvement et volume, avant que ne s’établisse la communication.

-Tu m’appeles pour me demander si je préfère les croissants ou les pains au chocolat, je suppose, demanda Cisco, encore enroulé d’un drap blanc qui ne cachait rien de son impressionnante anatomie. Le clair-obscur de la chambre ne faisait qu’accentuer les zones les plus saillantes de son corps musculeux.

-J’aurai aimé…mais non! Une prochaine fois peut-être, si tu descends les chercher. N’inversons pas à ce point les rôles, répondit-elle, joueuse.

-Touché!

-Coulé, oui!

-Bon, si tu ne reviens pas, mais que tu me rappelles aussi vite, c’est que tu as quelque chose à me demander. Je t’écoute.

-Tu me connais par cœur. Ce n’est même plus drôle. En effet, j’ai besoin que tu fasses appel à certaines de tes relations pour une affaire importante.

-Dis m’en plus.

Comme pour lui faire regretter sa décision, Cesco s’était redressé, adossant son large torse aux lignes et abdos bien dessinés, sur le cadran du lit. Il avait allumé une cigarette, ses locks s’étaient ordonnés de la façon la plus joliment désordonnée qui soit, autour de son visage reposé. Il amenait nonchalamment la cigarette à sa bouche, dans un abandon désarmant. Cesco était beau, mais séduisait par surprise et probablement à son insu.

– Ok, merci beaucoup, je te revaudrai ça!, minauda-t-elle intentionnellement, la conversation devait ressembler à un anodin badinage amoureux .

-J’y compte bien, et en nature. Là au moins, je sais que tes capacités de paiement sont illimités.

-Ok, restons concentrés 5 minutes, tu veux? bien, tu peux “sortir le chat”

-Oh….je vois Donnes-moi quelques secondes…

Ce code, faisait référence autant au chat de Schrodinger qu’ à celui de Cheshire, dans Alice au pays des merveilles…le chat qui s’effaçait progressivement, et dont il ne restait que le sourire suspendu et trompeur, alors qu’il n’était déjà plus là.

Cesco était un homme d’affaires d’un genre particulier, évoluant dans des sphères troubles où la frontière entre légalité et crime était extrêmement poreuse. Il dépensait des sommes faramineuses en frais d’avocats, dont l’essentiel du travail consistait à rendre cette frontière étanche, sans le moindre risque judiciaire pour lui et son holding, en jouant sur les vides juridiques. Mais il en dépensait plus encore, en sécurité cryptoquantique, ce qui représentait un budget imposant.

Ses partenaires et lui avaient trouvé un moyen de faire bugger le système d’ultra surveillance fédéral sur un court laps de temps- pas plus de deux minutes- jamais le même jour. Viendrait certes un temps, avec les nouveaux modèles et fonctionnalités, où ces bugs opportuns deviendraient obsolètes et ses équipes R&D composés des meilleurs ingénieurs sortis des benesciencias travaillaient déjà dessus, mais pour l’heure ces apartés confidentiels leur étaient bien utiles pour échanger des informations sensibles.

Cesco fut surpris car Rania- et cela était aussi l’une des raisons les opposant au point de ne pouvoir vivre ensemble- était fermement opposée à l’utilisation de ces pratiques de contournement d’un système qu’elle servait, et qu’elle voulait donc infaillible.

-On a très exactement 2 minutes et 30 secondes.

-Très bien..

Durant ce laps de temps, Rania synthetisa les données à sa portée: le meurtre, fait inedit, l’illisible, autre fait inedit et enfin le lien avec la légende urbaine de Guinée Oblé, mais qui n’en était pas une. Le tout était lié, elle en avait la conviction. Elle devait savoir ce que Guinée était devenue, les conditions de sa disparition, c’était peut-être possible en passant par sa fille benjamine Welisane OBLE. Son père ne l’avait pas reconnu, et portait contrairement aux ainés,le nom de sa mère. La dernière trace de Guinée avait été geolocalisée au nord de l’État fédéral de Parthes. S’il pouvait retrouver la trace de sa fille, à défaut de celle de Guinée, cela serait déjà pas mal.

Je te promets rien, mais je vais voir ce que je peux faire… ! eut-il le temps de glisser avant le retentissement du signal.

Un drone apparut aussitôt dans leurs champs de vision respectifs, et ils durent se plier au scan réglementaire en cas de bug, et à la réinitialisation de leurs implants.

Heureusement pour eux, leur conversation de 2 minutes 30 n’avait laissé aucune trace.

Guinée prit un taxi aérien afin de retourner au plus vite à son appartement, et gagner son bureau, la circulation au sol étant devenue plus dense. La somme qui venait d’être automatiquement facturée sur son compte était astronomique au vu de son budget, et de son salaire non-extensible de fonctionnaire, mais elle voulait absolument arriver sans retard au travail, afin de négocier avec son supérieur hiérarchique la possibilité de poursuivre cette enquête officieuse,en marge de l’officielle.

Comme elle s’y attendait, elle se trouva face à un mur opaque, hermétiquement fermé à toute possibilité de réouverture d’enquête à leur niveau.

-Mme Castel, répéta posément le Capitaine Beaulieu, vous avez eu directement le préfet en ligne , il me semble? C’est donc que les ordres viennent de plus haut. Je ne peux rien faire pour revenir dessus.

-Vous pouvez peut-être les convaincre du bien-fondé d’une démarche parallèle à la leur. Je n ‘entraverai pas leur enquête, tout juste la conforterai-je, en apportant peut-être même des éléments intéressants grâce à un œil extérieur.

-Je comprends que vous soyez galvanisée par cette “nouveauté” qui rompt avec la monotonie de votre tâche. C’est le premier meurtre depuis des lustres, et c’est bien ça le problème…C’est très compliqué, cela pourrait remettre en cause l’efficacité du système fédéral de prévention des crimes, sur lequel repose la technologie des MemAudio. Tout ceci est politique, et donc très éloigné de nos attributions. Je ne vous cache pas être soulagé de ne plus avoir cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Il est préférable que d’autres aient à gérer cela, si un scandale venait à éclater.

– Permettez-moi d’insister Capitaine, j’ai eu accès aux dossiers de Guinée Oblé qui est, comme vous le savez, un des premier cas d’illisibles recensés. Tout comme le suspect sur les lieux du crime. Cette particularité est forcémment liée au mobile du crime. Je vous assure que..

– Je vous arrête tout de suite, Castel, vous n’y êtes pas du tout. Ecoutez, je ne devrai pas en parler avec vous qui n’êtes plus sur ce dossier, mais tout ceci est politique: Bender s’était attiré pas mal d’animosité avec son projet de loi sur la lecture de pensée In-Utero. C’est surement le coup d’un imprévisible fanatique. Laissez tomber!

-Mais, Capitaine…

-Tout est dit!

Il ne la regardait même plus. Cela signifiait qu’elle avait quelques secondes pour disposer en prenant soin de refermer la porte. Rania passa le reste de la journée à ruminer. Plus rien ne l’intéressait. Elle ne cessait de penser au lourd capital d’informations amassées, aux connexions qu’elle avait commencé à établir entre elles, et enfin à la façon abrupte dont on lui avait ôté toutes possibilités de résoudre cette affaire.

Était-ce lié au fait qu’elle ait voulu consulter le dossier de Guinée Obede dans l’ancienne bibliothèque? Cela avait forcément dû remonter au plus haut niveau fédéral, mais c’était plutôt un signe de rigueur et d’investissement. A moins que…

A moins qu’elle ait mis le doigt sur un point sensible, encore plus sensible que cet inopportun meurtre. Ce qui l’ encouragea dans sa détermination à aller au bout de cette énigme.

Aussi, attendait-elle impatiemment le retour de Cesco, avec lequel elle ne correspondait habituellement pas, conformément à leur décision commune, après leur dernière et ultime rupture. Elle transgressa cette règle en lui envoyant deux ou trois holo-message, auxquels il ne répondit pas immédiatement.

Lorsqu’en fin de semaine, son image holographique apparut en plein milieu de son salon, elle abandonna le bol de corn-flakes qui lui servait de dîner rapide, et répondit à son appel, la bouche encore pleine:

-Hello, Cesco…alors quoi de neuf, s’empressa t-elle de demander

Hum…c’est de la grande gastronomie!

Ca va, tout le monde n’a pas les moyens de diner dans des 4 étoiles.

Tu vas être contente. Je te laisse deviner…

Tu l’as retrouvé!

Non, il ne faut pas non plus abuser. je ne suis pas magicien. Mais j’ai retrouvé sa fille, Welissane. Elle a vécu un temps à Parthes. Elle a d’ailleurs épousé un paxien, puis est revenue s’ établir ici. Note son adresse, sur papier…on ne peut pas se permettre de laisser de traces. Sois très prudente, et au moindre problème…appeles-moi.

Je te remercie, exulta-elle en notant l’adresse.

Le papier et le stylo n’avaient jamais complètement disparus de leurs habitudes, mais même les lettres manuscrites étaient liées d’une manière ou d’une autre au digital, ou au numérique de dernière génération. Le stylo et papier classique du 20éme siècle étaient désormais aussi anachroniques que la plume et l’encrier l’avaient été, à l’apparition du stylo. Elle réussit néanmoins à en trouver un et nota sur une feuille volante, les coordonnées Lissa Dupré, comme elle se faisait appeler aujourd’hui, ayant abandonné la première et dernière syllabe de son prénom originel, et ne portant que son nom d’épouse.

Les drones réapparurent pour mettre fin au bug et réinitialiser leurs implants. Un avertissement, dont Rania était familière puisqu’elle les contrôlait, leur fût donné. La prochaine étape était la convocation au bureau de police prédictive. Elle la ferait sauter.

Dès le lendemain, ayant posé un jour de repos, aussitôt accepté par son supérieur, ravi de ne pas avoir à la croiser et supporter ses supplications, Rania prit son véhicule personnel pour se rendre sur les hauteurs de Pax, dans les quartiers résidentiels les plus huppés de la ville.

Lissa, comme beaucoup de Paxienne de la haute société, ne travaillait pas et se consacrait aux bonnes œuvres et à ses enfants. Elles avaient à peu prés le même âge, mais sa vie avait pris un tout autre axe que la sienne. Mère de deux jeunes enfants elevés par une armée de nounous dont elle chapeautait l’intendance, elle devait être aujourd’hui, celle des trois enfants qui ressemblait le plus à Guinée, d’un point de vue strictement physique.

Rania avait décidé de se présenter sous sa véritable identité, mais pas sa réelle fonction afin de n’éveiller aucun soupçon.

Elle lui dit être une professeur, souhaitant coder un court programme de formation sur Guinée Oblé, sa mère, mais la distinguée Lissa se braqua tellement que Rania se demanda si elle n’eût pas mieux fait de parler directement des besoins de l’enquête, et profiter de son injonction tacite de coopérer.

-Ma mère a disparu, il y’a fort longtemps, trancha Lissa.

Elle nota le terme employée: « disparu » et non pas morte.

-Oui, je sais, mais j’aurai aimé avoir quelques compléments d’informations sur son parcours, pas forcément en tant que militante, mais plutôt en sa qualité de mère. Elle a élevé 3 enfants, dans des conditions extrêmement difficiles. C’est sa résilience, la sienne comme celle d’autres femmes de tête, qui nous intéresse pour ce programme de formation sur la parentalité. Il sera téléchargeable dans les Benesciencias de plusieurs états.

Cette explication sembla la détendre. Lissa fit entrer Rania dans son vestibule à la vertigineuse hauteur de plafond. Elle les installa dans un lumineux patio, et leur fit servir du thé et des scones aux raisins.

-Ma mère était une anticonformiste, commença Lissa en souriant.

C’était une trés belle femme noire, à la peau souple et ondoyante, qui captait la lumière comme par absorption, et rayonnait littéralement de l’intérieur. Malgré ses airs guindés, une importante partie de Guinée survivait en elle.

-Aucun de nous n’a hérité de ce trait de caractère, ironisa-t-elle, en précisant que son frère aîné était fonctionnaire dans l’administration fédérale de Pax.

Ils dinaient tous les vendredi ensemble. Il s’était marié mais n’avait pas eu la chance d’avoir des enfants avec son épouse, aujourd’hui décédée. Et sa grande sœur, Marion, devenue Maryam, s’était convertie après son mariage avec un edeniste et vivait dans un État voisin. Mais elle venait régulièrement leur rendre visite, accompagnée de ses fils. Si aucun n’avait hérité de la fibre révolutionnaire de leur mère, ils avaient gardé des liens très forts, et étaient très soudés conformément au souhait de leur mère aimante, fantasque, idéaliste jusqu’à l’irraison.

-Vous pensez qu’elle aurait dû se plier aux diktats de l’époque, et accepter une pacification, dans laquelle sa descendance au final s’épanouit plutôt bien? Excusez ma question si elle est indiscrète?

-Non, pas du tout. Je pense qu’elle était prisonnière de cet idéalisme. Elle était le fruit d’une autre époque, elle n’aurait pu agir et se positionner autrement. C’était une femme d’un grand courage. Certains ont qualifié ce courage de folie, mais c’était un courage lucide et déterminé.

-Et comment a- t-elle disparu? Comment l’avez-vous vécu?

-J’étais très jeune à l’époque, mais je me souviens que nous étions constamment surveillés et ennuyés. Notre appartement était visité en notre absence, notre nourriture empoisonnée et des clichés étaient pris à la dérobée, aussi bien en extérieur qu’en intérieur. J’avais souvent peur…et je crois que c’est ce qui a décidé ma mère à partir. Elle s’est sacrifiée pour nous épargner ce combat, car nous devenions des cibles. Aussi, elle nous a confié à la seule personne en qui elle avait encore confiance, une ancienne collègue qui nous avait parfois hébergé ou caché dans les moments les plus difficiles de notre traque. Un pan mafieux de la communauté edeniste avait été instrumentalisé et avait pris maman en grippe…Et sa famille n’a pas aidé, ils ont aussi été instrumantalisés, jusqu’à sa propre mère, notre grand-mère, qui a trahi sa fille pour des questions d’héritage. Je crois qu’elle a voulu nous protéger de ce trop-plein d’adversaires. Nous avons parfois du nous réfugier chez tante Cathy au beau milieu de la nuit. Ça vous forge un caractère ce genre d’épreuves. Quand le moment fut venu pour elle de se lancer totalement dans la résistance, du moins ce qu’il en restait, elle nous a confié à Cathy. C’était un ultime geste d’amour.

-Je suis désolée. Ça a dû être très difficile pour la petite fille que vous étiez.

-Le plus difficile est de ne pas savoir:il n’y a jamais eu de retour…ou de corps. Lorsque la technologie de lecture de pensée a été développée avec le programme fédéral de prévention du crime, nous avions espéré avoir une trace d’elle, mais non. Rien. Aucun signal cérébral, ce qui laisse supposer qu’elle n’est plus de ce monde. Je lui souhaite d’avoir enfin trouvé la paix et le repos dont on l’a privé de son vivant.

Rania regarda Lissa, interdite. Serait-il possible qu’elle n’ait pas été informée du fait que sa mère, Guinée Oblé, était une des premières illisibles, ce qui a probablement été la raison initiale de son ciblage. Elle se reprit:

-Où puis-je trouver Cathy? J’aimerai l’interro…euh, l’interviewer aussi si ça ne vous dérange pas.

-Vous n’en tirerez pas grand-chose malheureusement. Elle n’a plus toute sa tête. Nous n’avons pas eu d’autre choix, bien qu’elle ait été une mère pour nous, et nous ses seuls enfants, de la placer dans une institutions spécialisées, la meilleure de l’État, en raison de ses poly-pathologies et polyhandicaps.

Elle prit congé de Lissa et se dirigea au Lys bleu, une maison de repos, en bordure du lac de Pax. Lissa les avait appelés en amont, et elle était donc attendue par les équipes encadrantes qui la conduisirent jusqu’à Cathy Pelletier pour un entretien d’une trentaine de minutes, avec l’éventualité de l’ écourter au moindre signe d’anxiété ou de fatigue.

Cathy faisait malheureusement partie des personnes que la recherche fondamentale dans le domaine transversal des sciences neurologiques, biotechnologies, interface-cerveau-machine et sciences cognitives, malgré sa fulgurante percée, n’avait pas pu protéger du déclin dégénératif lié à l’âge. La course contre les outrages du temps, avait été perdue.

C’était une femme aux cheveux blancs, et à la peau diaphane, dont le regard étrange, vous effaçait, pour mieux se porter au loin.

-Bonjour Mme Pelletier je ne vais pas vous embêter longtemps, je suis Rania, une amie de Lissa, de Welissane. La fille de Guinée. J’aurai aimé vous poser quelques questions sur Guinée Oblé.

Cathy Pelletier était impassible. Elle ne semblait ni l’entendre, ni la voir. Rania tenta plusieurs approches différentes, en vain. Elle était sur le point de renoncer, lorsque Cathy prononça cette phrase sur un ton neutre, comme une formule proverbiale:

-Ce qui est donné à voir, n’est pas toujours ce qui est.

-Pardon, demanda Rania en rebroussant chemin, que dites-vous?

-Ce qui est donné à voir, n’est pas toujours ce qui est. Ce qui est donné à voir, n’est pas toujours ce qui est. Ce qui est donné à voir, n’est pas toujours ce qui est….

Elle répétait désormais cette phrase, dénuée de sens, les yeux suspendus dans le vide. L’infirmière présente pour les besoins de l’entretien la rassura. C’était une phrase qu’elle répétait tout le temps, lorsqu’elle était fatiguée ou soumise à un stress intense.

-Mme Dupré a expressément demandé d’écourter l’entretien de Mme Pelletier, dans l’un de ces cas . Je suis désolée, mais je vais devoir vous demander de partir.

-Ce n’est pas grave, de toute façon, je ne pense pas qu’elle soit en mesure de m’apporter plus de détails, à ce stade.

Rania se pencha néanmoins vers cette femme, perdue dans les limbes de pensées cotonneuses, à des années-lumière de cette pièce. Cathy Pelletier lui saisit alors le poignet avec une vitesse et une force qu’on ne pouvait lui soupçonner, et plongeant son regard dans le sien, regard parcouru, Rania en fut certaine, d’un bref éclair de lucidité, elle lui désigna de l’autre main un carnet posé sur son chevet.

L’infirmière le lui apporta. C’était un carnet à spirale, comme ceux qui se faisaient souvent dans le temps. Les pages étaient complètement blanches, sans carreaux. Rien de particulièrement notable. L’infirmière précisa que Mme Pelletier était arrivée avec et le posait toujours auprès de sa bible, sans pour autant les consulter, ni l’un , ni l’autre.

-Vous pensez que je peux le prendre?

-Oui, je pense. Ça n’a pas grande valeur. La bible reliée est un présent de Mme Dupré, elle ne peut quitter le chevet mais pour ce qui est du carnet, je ne vois pas de problème, madame.

Rania regagna son domicile, la tête encore bourdonnante de questions, restées sans réponse. Elle avait prévu de revoir Cesco dans la soirée, afin de profiter de ses conseils. Elle l’avait tenu au courant de ses deux entretiens de la journée. Non, ils ne retombaient pas dans les vieils écueils de leur non-relation. Elle enfila le plus large de ses joggings, pour lui signifier l’absence de toute ambiguïté, mais programma quand même sur son BeeHex 3D, sa pizza préférée. La pizza était presque entièrement imprimée lorsqu’il sonna à la porte.

Il l’embrassa sans la moindre gêne, déposa une bouteille sur le comptoir et s’installa dans la cuisine américaine, à la recherche d’un tire-bouchon:

-Tu les ranges toujours au même endroit?

-Fais comme chez toi, surtout !répliqua t-elle

-C’est ce que je fais, comme tu peux le voir! Quant à toi, je vois que t’as encore mis ta tente-Quechua-3 places, dans le but de te planquer dedans j’imagine. Tu pourrais même t’y perdre, tellement c’est large. Je vois que tu comprends toujours pas comment fonctionne le désir masculin…

-Très drôle, je suis juste plus à l’aise dedans, c’est tout, mentit-elle à moitié

-S’il y’en a une pour moi, une pour toi, la 3é est pour le chat, j’imagine…

Aussitôt ces mots prononcés, il s’installa sur le canapé en la prenant par la main. Il saisit le carnet posé sur la table basse:

-J’ai repensé toute l’après-midi aux mots de cette vieille dame coincée en maison de repos. Sur ce qui était invisible ou visible

-« Ce qui est donné à voir n’ est pas toujours ce qui est », répéta t-elle, avec exactitude.

-Si le carnet a été en contact à un moment ou à un autre avec Guinée….c’est quand même délire, cette histoire, que cette femme ait existé et qu’on en sache rien de concret…bref! J’ai repensé à une vieille technique très utilisée à son époque: l’encre utilisée est incolore, et donc invisible à l’œil nu mais regarde, avec le bon éclairage à UltraViolet, une petite lumière noire…regarde…tandan, magie!

Le carnet laissa apparaître une écriture élégante, touffue et dense, jetée manifestement à la hâte sur le papier, car heurtée par endroit. Rania arracha littéralement le carnet des mains de Cesco, et le balaya diagonalement du regard.

-Je crois que c’est elle, Cesco! C’est Guinée, regarde….

Mais Cesco prit le carnet des mains de Rania et le reposa sur la table, avant de lui retirer son sweet et l’allonger sur le canapé. Lorsque les drones de contrôle apparurent à la fenêtre, Cesco la recouvrait déjà de son corps nu.

Il ne resta pas dormir, c’était la règle. Aussi, lorsque trois coups secs retentirent à la porte, et bien que son habitude fût d’en porter quatre successifs et serrés, elle ne se posa pas de question et ouvrit grand la porte.

-On vous avait prévenu de vous tenir éloignée de cette affaire!

Son temps de réaction ne lui permit ni de fuir, ni de reconnaître le visage dissimulé derrière de grosses lunettes noires. Encore moins d’émettre le moindre son. Tout juste eut-elle le temps de percevoir le trace cinétique du projectile qui heurta son front.

Rania ne ressentit aucune douleur. Une lumière ondoyante la submergea, et elle fut très vite emportée par son incandescence tourbillonnante. Temps, espace et matière s’abolirent presque aussitôt. Au moment où sa tête inerte frappa le sol, elle entrait dans un état de flottaison, proche de la béatitude. Au milieu de cette corolle de douceur enveloppante et d’amour infini, une forme apparut. Elle sut que la femme qui se dirigeait vers elle, était Guinée Oblé.

-L’œil d’Horus, tu n’oublieras pas. A présent, reviens sur tes pas. Ce n’est un lieu, ni pour moi, ni pour toi, lui dit-elle, sans même ouvrir la bouche. Pars, ne tarde pas.

Alors que cette présence diffuse s’évaporait, Rania sentait les contours de son propre corps se diluer, une dissolution par vagues successives, de plus en plus amples, qui fit remonter le souvenir de ses premiers pas au bord de l’océan, dans les bras de Maregaux, sa mère adoptive: chaque vague la lapait, et gagnant progressivement en force, finissait par la happer en laissant sur sa langue et sa peau la douce morsure du sel marin. Puis une vague caverneuse, haute comme au moins deux fois sa mère, la recouvrait et tout devenait ténèbres.

Ici les ténèbres était d’une incandescence si immaculée qu’elle aurait facilement pu l’aveugler si Rania était encore dotée d’une vision ordinaire, celle dont son corps avait toujours été prisonnier. Mais l’œil par lequel elle percevait, à présent, ce monde extrasensoriel était un œil fardé et souligné de deux marques colorés, caractéristiques du faucon pèlerin, capable de percevoir chaque grain à l’unité et les mesurer par heqat, jusqu’à l’infini, et au delà. La lumière dans laquelle elle baignait depuis une heure ou cent ans, était composée d’une onde lisse ou d’un nombre infinitésimal de grains suivant la courbe qu’elle empruntait, et chacun des grains était gorgée d’une énergie vibratoire quasi organique. Cette nouvelle vision était si globale qu’elle lui offrait, contrairement aux mondes perçus par d’ordinaires globes oculaires ne rendant compte que d’une étroite fenêtre de rayonnement sur la large étendue possible, une plongée vertigineuse sur tout le reste du spectre. Pas de paupières closes ou de paroi possible entre elle et ce nouveau monde. Ils se fondaient l’un dans l’autre. Pas de grandes surprises non plus: il lui semblait l’avoir toujours su, par le biais de la mémoire collective ou d’une réminiscence toute personnelle. Des grandes ondes aux rayons cosmiques, en passant par les rayons X, gamma, infrarouges, ultraviolet et ondes radios, l’homme ordinaire passait à côté d’un monde, voire plusieurs, auxquels il était salutairement aveugle. Mais cette cécité, propre à sa condition humaine, ne l’ avait jamais empeché de pressentir, ce que ses yeux lui refusaient.

Un peu comme ce jour où plongée dans la visquosité du liquide amniotique, elle eût la conscience aigue d’un ailleurs au delà de l’insondable paroi utérine. Elle fut aussitôt projetée dans la tiédeur silencieuse de l’antre de sa mère, d’ où elle percevait ses joies, ses rires, son amour et sa peur suffocante face à une voix plus sourde, rauque et menaçante que la sienne. La peur au ventre. Elle revit chaque détail de sa première traversée, douloureuse, angoissante et exaltante. Puis la lumière, celle du visage radieux, et jusqu’ici inconnu, de sa mère biologique, inondée de larmes et de sueur. Et son histoire complète lui apparut dans la détresse et la douleur des mots que dessinaient ses lèvres- Désolée – Elle n’avait pas à l’être. Personne n’aurait pu élever un enfant dans ces conditions. Elle lui murmura un « Merci », à travers le vent qui balayait sa chevelure, aujourd’hui grisonnante, quelque part dans un quartier populaire d’une fédération assez éloignée d’Odysséa. Sa mère biologique frissonna de bien-être. Elle crût que c’était l’ entêtante, vive, revigorante brise et regarda instinctivement le ciel: son cœur se serra, elle était fatiguée. Quittant son potager, elle rentra, vieille et courbée, dans son modeste intérieur, minuscule cube accolé au luxurieux et fécond jardin. Rania la survola un temps, et s’engouffra à sa suite dans le corridor simple mais coquet. Elle traversa une série de murs, puis des murs sans murs. Plus que la connaissance infinie, dans cet étendu, résidait l’Amour infini. Elle s’étonna qu’aucun scientifique n’ait jamais fait le lien entre les deux. Les possibilités d’accélérer, de ralentir, d’aller vers le haut, l’arrière, en diagonale, circulairement, qu’il s’agisse de temporalité ou espace étaient illimités. Dans toutes les directions, et dans toutes les directions de chaque directions, et ainsi de suite…les grains, ou l’onde, suivaient, se superposant parfois, sans qu’on ne puisse plus les distinguer.

Cette traversée d’ondes électromagnétiques lui permettait même d’être en deux endroits à la fois. En fait, en plusieurs endroits simultanément, lui ouvrant un champs de possibles dont elle n’avait jamais pu soupçonner l’existence dans son enveloppe charnelle, soumise aux lois de la physique classique. Elle entrevoyait sous certains angles le spectacle en continuum de toutes les femmes qu’elle avait failli être, tout en les ayant été: des vies avortées, des vies refusées, des vies choisies qui s’étaient déployées en toute autonomie, dans leur propre réalité, dans un champs invisible à l’œil de la raison, mais accessible, en cet instant ou éternité, à celui d’Horus.

====> Index de DYSTOPIA:

Chapitre I: L’œil d’Horus

Chapitre II: https://edoplumes.fr/2022/03/23/sky-et-kora/

Chapitre III: https://edoplumes.fr/2022/10/18/le-journal-de-guinee/

Chapitre IV: https://edoplumes.fr/2022/09/19/publication-de-mon-3eme-livre-un-roman-dystopique-dystopia/

Chapitre V: https://edoplumes.fr/2022/10/18/agent-k717-tome-iii-de-dystopia/

(Textes de Eugenie Lobe, protégé par les dispositions légales relatif au droit d’auteur et à la propriété intellectuelle.)