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Rapport « PAROLES D’HABITANTS »

Ce rapport a été rédigé pour le collectif « Les engagés », et remis par celui-ci en 2018 à l’ancien député Patrice ANATO.

Mon rôle s’est résumé à la rédaction du rapport, dans le cadre de mes fonctions de rédactrice et d’écriture publique (Copyright p.4);

J’ai notamment utilisé la méthodologie sociologique enseignée au CNAM dans le cadre d’ études de terrain.

TataPep’s

On ne peut pas commencer cette histoire autrement que par une mise au point lexicale, c’est ainsi. Certaines histoires débutent par « il était une fois », d’autres par de grandes et majestueuses descriptions portées par de belles envolées lyriques, mais celle-ci ne peut démarrer que par le lexique, le personnage principal « Tatapep’s » ayant sa propre façon de penser et de voir le monde, de déployer toutes les possibilités qu’offre la langue, même légèrement contrariée
Nourrouture, pour nourriture….
Contraventions pour contractions

Nous compléterons au fur et à mesure, et dresserons un glossaire en fin d’ouvrage, si besoin. Bien qu’il y ait de fortes chances que vous vous soyez si familiarisé avec elle et son verbe haut, que vous n’en ayez plus besoin !
Car le plus important est bien de comprendre qui est Tatapep’s et puisque c’est le langage qui véhicule les idées, de saisir toutes les subtilités du sien, original, irrévérencieux et savoureux à souhait. Le mot tombe toujours à côté de sa plate signification académique, mais toujours en plein cœur du sens que Tatapep’s veut vraiment lui donner.
Elle l’amplifie, y injecte de la drôlerie : la joyeuse approximation pique, titille et invite à l’échange !
A tout bien y réfléchir, ça a peut-être bien commencer par un traumatisme, cette drôle de manie cabotine qu’avaient pris les mots de se dérober sous sa langue, lui jouer des tours, s’intervertir pour mieux exprimer avec humour leur générosité, plutôt qu’une rigide exactitude sémantique.
Enfant, Tatapep’s avait présenté des difficultés d’élocution en langue française. Sa langue butait sur le prénom « Verorique », que sa sœur ainée et première mère de substitution, Ma’ Rekidésade, avait pris la lourde responsabilité de redresser à coup de bâtons, ceinturons, brimades et punitions. « Verorique « finit par devenir Veronique, mais bouleversa définitivement son rapport aux mots.

« Is it a girl or a woman”?
(Tatapép’s)

1– A girl and a woman……..

Tatapep’s avait grandi avec Tatamim’s entre une trinité de mères composées de leur maman Nginya Mouto, et leurs deux grandes sœurs, adultes et déjà mères, Ma’ Relou et Ma’ Rekidésade.

Dans cette ordre matrilinéaire, Tatamim’s et Tatapep’s occupaient alternativement les rôles assez ingrats de petites domestiques et baby-sitter.
Tatamim’s était la plus câline et dorlotante : elle aimait Balavoine, Mike Brant et Mickael Jackson dont elle portait le même curly, une coiffure ondulée, noyée sous des tonnes de gel liquéfié. Tatamim’ s tenait plus de l’amie que du kapo : elle racontait des contes, ou chantait tous les soirs de douces chansons pleines d’espoir, en des lendemains heureux.
Tatapép’ s mimait l’attitude de ses sévères ainées, et apportait rigueur et précision réconfortante aux rituels quotidiens qui ponctuaient la vie de famille.
Tatamim’ s et tatapép’s fréquentaient le même lycée professionnel, à plus d’une heure de trajet du domicile familial. Adolescentes, elles assumaient déjà la charge cognitive de quadra surbookées, ayant job et enfants : réveil, douches, petit-déj, encas des déjeuners-crèches-école maternelle et primaire- bus-train-métro-Lycée.
Dans cette course effrénée, Tatapép’ s était la plus douée : son ballet chorégraphique matinal frisait la virtuosité. Elle ne ratait jamais un bus, un train ou un métro, et était toujours immanquablement à l’heure. Même lorsqu’on oubliait de passer à l’heure d’été, ou d’hiver.
Tatamim’ s douce rêveuse, était en revanche toujours en retard, à tel point que le proviseur les ayant convoqué toutes les deux, s’étonna qu’elles puissent habiter la même demeure, partir en même temps et l’une arriver à l’heure, tandis que l’autre était systématiquement en retard.

Cette excessive ponctualité fût même à l’origine d’une véritable crise familiale, lorsque deux ou trois ans plus tard, après que Tatapépé ait fait entrer l’une de ses grandes sœurs, Ma’ Relou dans un job d’été, particulièrement matinal puisqu’il était question de nettoyer les bureaux avant l’arrivée des employés. Ma’ Relou était encore pire que tatamim’s en matière de retard : ça frisait l’expérience sociale ou la tare pathologique, tant elle mettait un point d’honneur à répéter, matin après matin, ce fatidique retard. Un jour, leur responsable leur fit la même remarque que le proviseur. Sur un ton un peu plus haut cependant : il la payait ! Mais probablement pas assez pour qu’il s’autorise sans risque à user de ce ton avec elle : le seau plein de Ma Relou finit sur sa tête.
Sa susceptibilité avait été touchée, et une réunion de famille qui tenait plus du tribunal, fût organisée dans l’appartement familial où oncles et tantes s’étaient tassés autour du gargantuesque repas dominical.

Chef d’accusation : Tatapép’s en faisait trop ! On aurait dit une white
.
Pièces à conviction : Elle n’était jamais en retard. Elle écoutait Chérie F.M. Elle n’avait pas d’accent, même lorsqu’elle s’énervait. Elle était très radine et ne prêtait jamais ses affaires, depuis les premières heures du primaire. Il se disait même qu’elle avait secrètement appris à faire du ski et, non contente de savoir nager, excellait tellement en nage indienne qu’elle pouvait plonger dans l’eau avec un brushing, et ressortir avec un côté toujours lisse !
Ma Relou affirmait avoir été renvoyée par sa faute, en raison du contraste trop évident entre son ridicule zèle, et les inévitables retards de tout usager « normal » du RER B !
L’argument du RER B fit mouche : On allait plus vite en longeant les rails à pied qu’en étant assis dedans !
Un oncle intervint cependant en sa faveur : on ne pouvait accuser une personne qui faisait si bien le ndolé, à la façon de leurs ancêtres, de vouloir copier les blancs. Elle lui en servait toujours de larges parts, qui plus est.
Sa nièce Coffy intervint aussi en rappelant à tous l’épisode des bonbons.

Témoignage : L’épisode des bonbons. Un jour que Coffy tournait en rond à la récré, à la même vitesse que les gargouillis de son ventre, elle plongea les mains dans ses poches afin de les protéger du froid et y trouva contre toute attente, un mars, un raider, un bounty, un ballisto, un nuts, un Lion, Yes, Galak, Milky way, tout un assortiment de barres chocolatées qu’elle n’avait encore jamais eu l’occasion de posséder simultanément ! Le soir même, elle se hâta de remercier Tatamim’s, qui lui révéla ne pas être à l’origine de cette surprise. Elle alla trouver ses oncles, ses tantes, sa mère, sa grand-mère, et tous lui répondirent à la négative. Elle ne prit même pas la peine de demander à la sévère Tatapép’s qui était pourtant celle qui avait eu cette délicate attention, ce qu’elle devait découvrir, avec honte, des années plus tard.

« Oui, mais et le chien ? Demanda une tante aussi amère que le ndolé avant-cuisson, alors que l’assemblée s’attendrissait à ce souvenir.

  • Quoi le chien ? interjeta le juge, le flegmatique tonton Barnabé
    La matrone ne se démonta pas :
  • On nous a dit qu’il y’a eu un chien ici ! Oui, oui ! Et il parait que c’est elle qui l’a ramené ! Nous les noirs ne vivons ni avec les chiens, ni avec les chats. Un poisson rouge, à la limite….même si j’ aurai toujours une préférence pour le Tilapia ou encore le capitaine, qu’on peut braiser !
  • Nginya Mouto ?! lança tonton Barnabé à l’attention de la matriarche, Ne nous dis pas ça ? C’est vrai ? Le chien qui aboie ? Et il s’appelle même comment ? On va l’appeler pour voir si c’est vraiment vrai…Les chiens des blancs répondent toujours à leurs noms.
  • Il n’a jamais eu de nom. On l’appelait seulement le chien. Il est parti comme il est venu. Ce n’est pas que je veux la défendre hein….Mais je ne l’ai même pas vu trop le caresser ou le promener, hein. On ne lui a jamais acheté de Whiskas…
  • Okoo, Nginya Mouto , tu ne sais pas que le Whiskas est pour les chats ! Mais c’est alors normal que « le chien » soit parti, si vous l’avez pris pour un chat !
    La remarque Tonton Barnabé fit rire l’assemblée que ce dernier fait d’armes, avait convaincu : les chiens sont très attachés à leurs maitres (souvent blancs), si le sien était parti…
    VERDICT : Tatapép’s se comportait bien comme une noire.

« Tu veux une tarte ? »
(Tata pépé)
On lui répondait toujours : « Ca dépend. A la fraise ou au citron ? »

2- TTT, Tata-tout-terrain

Cela n’était pas tout à fait l’avis des autres groupes sociaux. A commencer par les blancs eux-mêmes. Avec Tatapép’s, ils ne voyaient effectivement pas les couleurs. Elle s’entendait particulièrement bien avec ceux du terroir dont l’accent, la diction et le vocable tirant parfois sur le patois, s’accordaient à merveille avec sa propre créativité langagière. Lors d’un mariage aux allures carnavalesques dans le nord de la France, on ne cessa de la féliciter sur son blackface réussi.
Et à l’anniversaire de sa meilleure amie, dont la communauté au long passé esclavagiste avait toujours eu du mal avec les femmes non mariées, sans couvre-chef et légèrement vêtue, l’accueillait toujours chaleureusement, malgré son afro ras, son profond décolleté et son enfant né hors-mariage. Sa nièce Coffy, qui l’accompagnait, passait beaucoup moins bien qu’elle.

  • Ils sont racistes, affirmait-elle à TTT (Tata-tout-terrain), je le sens !
  • Mais qu’est-ce que tu racontes enfin…Ils t’ont fait un excellent accueil. Quelle ingrate tu fais.
  • Je viens d’entendre mon voisin de table commander 3 esclaves sub-sahariens en Lybie à un militaire, ou un mercenaire, occidental…Ils semblaient parler des fluctuations de ce marché, le Traffic humain, comme du cours de la bourse !
  • Mais qu’est-ce que tu racontes, enfin…t’as trop d’imagination ! Tu devrais écrire, tiens !
  • Ouais, ben je vais d’abord commencer par changer de place avec toi, puisqu’il semble te prendre pour une des leurs…des fois qu’il lui viendrait à l’idée de me coller un code-barre sur les tempes !
    Le type en question interpella Tatapép’s , concernant Coffy qui portait une discrète crème teintée anti-UV, et laissait ses cheveux afro librement défier la gravité:
  • Ta nièce là….pourquoi, elle reste pas naturelle ?
  • De quoi tu parles ? Elle est naturelle, ce sont ses cheveux ! Et c’est sa peau.
    La question était d’autant plus saugrenue qu’il était escorté d’une bimbo aux imposants faux-cils grossièrement frangés, et dont ni les extensions made in India, ni le teint made in China, lourdement contouré, n’étaient d’origine. Un doute subsistait néanmoins sur les deux obus qu’elle avait à l’avant, et les deux bosses lui servant à l’arrière de coussinets intégrés, très utiles sur les rustiques sièges en bois de la salle des fêtes communale.

La plus française des africaines…le whitisage, lui-même est étonné!

3- Tata-Jolie-cœur :
Les autres groupes sociaux n’acceptaient pas seulement Tatapép’s. Ils la désiraient également. Elle a été à une époque de sa vie très mince et élancée, avec une taille plus fine que celle d’une guêpe. Puis à une autre, ronde et épanouie, avec des formes pleines et voluptueuses. Etrangement, elle a toujours gardé le même visage poupin aux traits fins, quelque soit sa morphologie ou son âge. Sa beauté simple et immédiatement accessible restait inaltérée. Une beauté universelle qui était, qu’elle fasse un 38 ou un 46, très largement appréciée. Même des techniciens venus poser le double vitrage, et vérifier l’état des radiateurs. L’un d’eux en particulier, rappela le lendemain, en demandant à parler « à la mère de la petite métisse ». S’en suivit un rendez-vous amoureux, en bonne et due forme. Le premier depuis longtemps pour Tatapép’s, toute dévouée à sa famille. Elle s’était coiffée, maquillée, avait enfilé une belle robe, avant de se glisser dans sa voiture un samedi soir et de se rendre comme tant de couples, impatients de mieux se connaitre, au restaurant.
La petite métisse qui n’avait jamais eu de problème de santé particulier, fit ce jour-là une montée de fièvre phénoménale d’après Ma’ Relou. Et de spectaculaires crises de larmes qui aggravaient sa fièvre. La petite était inconsolable et réclamait sa maman. Ma’ Rekidésade fulminait, tempêtait, s’indignait en faisant les cent pas, impatiente de demander à cet homme qui soustrayait une mère à ses obligations, et exposait une fille de bonne famille à l’indignité, quelles étaient exactement ses intentions. Bien qu’il ne s’agisse que du premier rendez-vous et que Tatapép’s ait largement dépassé la trentaine. Mais, semble-t-il, pas l’âge de se faire gourmander.
Jalouses et inquiètes, mais peut-être plus jalouses qu’inquiètes, les deux sœurs ainées qui ne voulaient pas non plus assumer cette responsabilité, pourrirent littéralement la matriarche, Nginya Mouto, afin qu’elle demande, non sans avoir tenté de résister, à sa benjamine d’écourter sa soirée et de rentrer.

Fraiche comme le poisson sorti tout droit du Wouri (C’est quand même moins risqué que la Seine !)

4- Mariage en Espagne

Les occasions de rencontrer quelqu’un qui lui correspondent, se firent plus rares avec le temps…
Mais il y avait toujours les interminables veillées mortuaires, dont les programmes devenaient de plus en plus festifs, au point que les pasteurs chargés de l’office couplaient leurs prestations à celle de DJ et troupes de danse folklorique. Et bien sûr, les inévitables mariages.
Tatapép’s fût conviée, à l’un d’eux, par un neveu. Une amie de ce dernier, dont elle avait conçu le voile de cérémonie, se mariait en Espagne, et l’invitait. Le mariage était aussi l’occasion de profiter le temps d’un week-end d’une belle villa en bord de mer, et d’une météo ensoleillée.
Tatapép’s, qui sortait peu, n’avait pas lésiné sur les moyens pour y paraitre à son avantage : coupe courte cranté à la façon des années folles, robe glitter, escarpins hauts et maquillage satinée. Elle avait retrouvé en quelques heures l’éclat de sa jeunesse, au point de sembler être l’amie à peine plus âgée de celle que, de toute façon personne ne prenait jamais pour sa fille.
Les mariés avaient veillé à ce que le plan de table optimise ses chances de rencontres, avec de charmants hommes d’âge mur aux sourires aussi avenants que leurs situations sociales étaient enviables.
Et cependant, sa table resta vide un certain temps, avec une dénomination sur le carton, assez dérangeante qui la présentait un peu trop familièrement: Tata P.

  • Maman, tu as vu ? Hurla sa fille, tu as vu comment ils ont écrit ton nom….TATA P. ?!!!
  • Tu n’es pas non plus obligé d’en rajouter en activant le mode haut-parleur. On t’as entendu jusqu’à l’autre bout de la salle ! C’est bien la peine de quitter le territoire français pour rester « tatapep’s» même à l’autre bout du monde. Même cendrillon arrive anonyme au bal !

Une contrariété n’arrivant jamais seule, elles furent très vite rejointes par une alliance, une amicale ou tout autre cercle gériatrique car leur table fût envahie de personnes âgées, en un rien de temps : qui tapant en rythme de la canne en s’avançant vers la table, qui se déhanchant sur un déambulateur, qui redressant son dos vouté avec allégresse au son endiablé de la musique latina !
Parmi eux, Pépé Tata, le fameux Tata P., grand-oncle du marié dont on avait inversé la place et qui s’était retrouvé, quelques minutes plus tôt, entouré de fringants jeunes hommes !

  • Eh ben ma foi, je préfère les jeunes dames, dit-il sans se démonter, en agrippant la main de tatapep’s qui se défilait discrètement.
    Ni elle, ni sa fille n’eurent le cœur à briser le sien, et elles restèrent finalement assises à cette tablée de joyeux lurons qui prouvaient que l’âge n’était bien qu’un chiffre. Tatapép’s ne rencontra certes pas l’homme de sa vie, mais elle passa une excellente soirée.
    Elle eût surtout le sentiment, impression que renforça cette improbable quasi-homonymie, de retrouver son identité véritable, d’être enfin elle-même, tout simplement Mariette. Tatapép’s appartenait à la communauté : à la famille tout d’abord, avec ses exigences et attentes gloutonnes. Au clan ensuite, régi par des règles et lois démiurgiques. Puis au voisinage, aux amis, et jusqu’aux amis d’amis. Mais Mariette, n’appartenait qu’à elle-même. Dans l’absolu, personne n’appartenait à personne. Elle le savait bien ! La liberté et le droit de se réaliser, indépendamment des autres, était un droit inaliénable. On ne vivait qu’une fois, et a priori, pour soi.
    Mais le savoir n’en faisait pas pour autant une réalité quotidienne. Au contraire. Et à mesure qu’elle dansait joyeusement avec pépé Tata et ses comparses, sans s’inquiéter de l’image qu’elle renvoyait ou de plaire à qui que ce soit, Mariette, autre version de Tatapep’s la rendait peu à peu à elle-même !

La coiffure préférée de tatapep’s……La boule à Z !
Rapide, simple, efficace !
« Et zoliiiiieee !!!! »

5- Couture

Tout comme sa mère avant elle, Mariette était couturière. Elle l’a toujours été, même bien avant d’être diplômée d’une grande école de modélisme et d’avoir passé plusieurs années comme cheffe d’atelier, puis de travailler à son compte et à mi-temps, sa mère dont elle s’occupait alors, étant tombée malade.
Sa passion pour le vêtement avait cessé d’être un gagne-pain, et était devenue sa survie quotidienne, son sas de bien-être, son grand bol d’air iodé en zone urbaine sur-polluée ! Sa spécialité était le « vêtement feeling-good » : autant dire qu’elle ne gagnait pas un sou vaillant avec. Ses clientes venaient pour une retouche rapide, et gagnées par l’esprit de l’endroit pouvaient ensuite rester tranquille à patienter des heures sous la pergola de Mariette en sirotant une boisson chaude, entre deux crêpes fines comme une belle dentelle brodée. Le jardinage était son autre passion, servie par une main si verte qu’elle pouvait faire pousser un luxuriant oasis en plein désert aride. Qu’il s’agisse de couture ou de jardinage, la patience restait le maitre-mot.
Les clientes patientaient, revenaient, tâtonnaient d’essayages en essayages sous le gai babil d’une Mariette appliquée.
Parfois, certaines étaient même prêtes à patienter dans le vent, comme cette béké frappant trois coups secs et pressés à la porte et qui après s’être enquis de la présence de Mariette, alors absente, se fraya naturellement un passage comme un lierre grimpant à la croissance démesurée, jusqu’au salon où elle planta ses racines pour cent ans sans solitude. Si ce n’est plus…
Mais lorsqu’au final, le vêtement et la cliente finissaient par se rencontrer et à matcher, c’était le jackpot pour tout le monde : la cliente comme la couturière. On entrait dans la vraie dimension du bien-être, du vêtement-ami, du feeling-good textile !

Marque-page by Bony Couture
(Collab’ avec Edoplumes….placement discret de produit^^)

6- Sa fille, la petite métisse devenue grande…


Comme la femme de Colombo, série que Mariette affectionnait au point d’en maitriser toutes les intrigues et chaque réplique, la fille de Mariette impénitente voyageuse à la vie palpitante, était quasi invisible. Aussitôt arrivée, déjà repartie. Les destinations s’enchainaient et étaient autant de parties de devinettes pour qui les recueillaient auprès de Mariette : Sawoul pour Séoul, Tombouton pour Tombouctou, Tchekovski pour Tchécoslovaquie…..
Les clientes de la retoucherie et des cours de couture qu’elle animait davantage pour créer du lien social qu’arrondir ses fins de mois, participaient de bon cœur à cette « chasse-au-nom », mais ne croyaient pas un mot des paroles suivant leur trouvaille. Il leur paraissait évident que, coincée entre une mère malade et une multitude de taches chronophages liées à sa mission de garde-malade, Mariette s’était inventé, comme les enfants de 5 ans, non pas un ami mais une fille imaginaire.
Surtout que la fille en question…était blanche ! Et tellement connue que le mensonge en devenait grotesque !
Il s’agissait de la « Mary kondo de l’extrême », Marilou, plus connue sous le nom de SyllyGOgirl, et son célèbre leitmotiov : « Go go go GO Giiiiiiiiiiiiiiiiirl ! ». Elle avait des millions de followers et une chaine qui cartonnait, à destination des personnes télégéniques souhaitant en finir avec la syllogomanie…Un mal qui semble avoir aussi fatalement atteint les 3 sœurs, y compris Mariette mm si c’était à un degré moindre. Difficile d’établir dans ces conditions une filiation crédible.
Pourtant Marilou franchit un jour, telle une belle fleur de printemps, au ralenti, dans un fondu enchainé suivi d’un savant flou artistique, les portes de l’atelier de sa mère et malgré son irrémédiable blancheur, leur ressemblance, côte à côte, était frappante : même traits et expressions du visages, même tics, mêmes gestes parfois simultanés. Et surtout un amour inébranlable et un immense respect mutuel. Les clientes n’en revenaient pas.
Ce jour-là, Tea, la fille de Coffy effectuait son stage de troisième (celui qui ne sert strictement à rien d’autre que vérifier la maitrise de la mise en page sur Word) auprès de Mariette, techniquement sa grand-tante, appellation qui aurait pu la foudroyer net, aussi restait-elle invariablement pour toutes les générations qui se succédaient Tatapép’s, pour des siècles-et-des-siècles-Amen !
La caméra de Marilou put filmer et faire la promotion des marque-pages que Coffy, écrivain en devenir-devenue chômeuse, avait commandé à sa mère Mariette et qu’effectuait la fille de Coffy, Tea, seule élève du pays à faire un stage exigeant un peu plus d’effort que déplacer sa masse corporelle d’un espace à un autre, et éventuellement lever le temps en temps un œil- pas les deux en même temps non plus, faut pas déconner– de son écran de portable.
Elle envoyait d’ailleurs à sa mère par SMS, la photo d’un des marque-pages, plus ou moins réussi.

——————————SmS—————————————-
Coffy : J’avais dit « attaché de foulard ethnique « . Celui que vous venez de faire est un genre « gangsta ». Elle a attaché son foulard comme Tupac. #ThugLife
Daughta : Tatapep’s vient de rigoler, elle dit que puisque c’est comme ça, tu feras tes attachés de foulard sur les marque-pages, toi-même.
Coffy : [Photo de Tupac Shakur, dessiné] Est-ce que je mens alors ? Il ne lui manque que les doigts en V. #ThugLifeForever
Daughta : MDR, TataPép’s a dit qu’elle sait pas faire ! Son truc, c’est la couture, pas la coiffure.
Coffy : Ok, je le ferai. Je veux pas qu’on se retrouve avec un gang tout droit sorti du Bronx en guise de figurines/marques-pages.
Daughta : Rires 😊

——————————Fin des SmS——————————————-

7- Bon, et Dieu dans tout ça ?

Dans un contexte où le rapport à l’Autorité, cristallisé par la verticalité et la soumission servile aux ainées, était d’emblée faussé par des substituts comme l’oppression, la domination, l’exploitation, l’atteinte aux droits et l’exercice disproportionnée de la puissance (qui ne respectait que la puissance !),
par quel miracle Mariette avait-elle réussi à bâtir une relation équilibré et respectueuse avec sa propre fille, Marilou, tout comme Coffy avec la sienne, Tea ?

Eh bien, la première relation respectueuse qu’elle avait eu, était tout simplement celle qu’elle entretenait avec Dieu. Sa foi l’avait toujours porté, autant qu’elle portait en elle la Foi, parfois au-delà de ses propres limites.

Le pasteur qui l’avait baptisé et inspiré, un géant néerlandais rieur et bourru, avait insufflé à la paroisse l’esprit bobo-folk et bienveillant des pays du grand froid : retraite spirituelle en chansons autour de feu de bois, et caté pieds nus dans la Nature. Epicurien et adepte des premières heures de la « sobriété heureuse », il avait surtout prêché par l’exemple le gout du bonheur simple et des voyages à travers de nombreux programmes d’échanges culturelles. Mariette avait ainsi pu voyager à travers l’Europe : Pays-Bas, Allemagne…Et elle avait, à son tour, transmis à sa fille, cette appétence pour le large et la découverte. Lorsque le grand pasteur luthérien quitta la paroisse, Mariette resta : elle avait trouvé sa vocation. Elle allait enseigner aux enfants la parole de Dieu.
Elle découvrit que l’église, c’était aussi une petite entreprise qui évoluait au gré des personnes qui la composaient : au pasteur de son enfance avait succédé un pasteur Bécébégé perdu dans la jungle urbaine, puis un pasteur pragmatique aux méthodes managérialistes, qui aurait pu raccrocher une cravate à son colleret blanc. Le conseil paroissial était toujours l’occasion d’échanges animés. Mariette qui attachait beaucoup d’importance aux Noëls des enfants, devait défendre ce budget avec la vigilance et pugnacité d’un gardien de but !
Ce noël-là, une émission de télé à forte audience avait prévu de venir filmer la chorale. Ah, la chorale…autre point de dissonance ! La réunion pour choisir le tour de chant avait failli tourner à l’incident diplomatique, chaque membre du conseil voulant imposer les spécificités culturelles de son pays d’origine. Notamment deux cerbères, arrivant toujours au culte, après la quête, et entonnant toujours plus haut le psaume final, avec un aplomb désarçonnant. Celui-là même qui leur permettait d’affirmer avoir déjà participé lorsqu’on leur présentait la boite à offrande.

Quêteur: Hum….hum…

Cerbère1: Quoi?

Quêteur: Hum…hum….je ne crois pas avoir entendu le tintement de vos pièces…hum!

Cerbère2: C’est normal, c’ était un billet! Et puis, qui se ballade encore avec des pièces à l’heure de l’immatériel….immatériel, tout comme notre foi!

Cerbère1: Oui, tout à fait! As t-on besoin de voir pour croire? Hum? Parce que vous ne nous avez pas vu glisser ce billet, vous doutez de son existence…homme de peu de foi?

Quêteur: Je crois au Saint-Esprit, pas à l’invisibilité de l’homme! Vous n’étiez pas là lors du premier passage. Renouvelez votre stock d’excuses ou de pièces….Vous nous avez déjà fait le coup de l’homme insivible, trois fois successives ce mois-ci. Que Dieu vous bénisse!

Comme dans toute organisation sociale où le facteur humain est au centre des échanges, les frictions étaient, même à l’église, inévitables.

Et pourtant, s’opérai à un moment donné, via la communion de la prière, cette symbiose des âmes dans le recueillement, un petit et bref miracle qui effaçait les divergences et rassemblait chaque paroissien, le riche, le pauvre, le vieux, le jeune, le sain, l’éclopé, le grand, le petit, le français ou l’étranger, dans le partage d’une même Foi vivante et organique qui les reliait en cet instant, les uns aux autres.

Ce Noel, la caméra de l’émission filma Mariette en chef d’orchestre improvisé, distribuant les rôles de la crèche de Noel aux enfants distraits et heureux, participant discrètement aux chants liturgiques teintés de rythmes tropicaux et disposant dans l’arrière salle le repas de réveillon aux saveurs plurielles : du couscous envoyé par son amie via le trader et sa Bratz qui passaient en voiture, aux bons poissons que sa trinité de mères, avait généreusement et patiemment mis des heures entières à braiser.

PSAUME CHANTE-243

 » Ô Grand Dieu, nous te bénissons ;
Nous célébrons tes louanges !
Eternel, nous t’exaltons
De concert avec les anges,
Et prosternés devant toi,
Nous t’adorons, ô grand roi ! »

Vous voyez !
Pas besoin de glossaire….
Vous parlez déjà le « Tata Pep’s ».

@tous droits protégés.

Texte interdit à la vente, et à usage exclusivement personnel.

LE JOURNAL DE GUINEE (Tome IV de DYSTOPIA)

Photo de Dids sur Pexels.com

Cesco venait voir Rania tous les jours à l’hopital central d’Odysséa. Il avait insisté pour qu’elle conserve une chambre individuelle dont il assumait seul les frais, tout comme ceux relatifs au reste des dépenses liées à sa longue hospitalisation.

Les parents de Rania, ses frères et ses amis qui n’avaient jamais trop cru à leur histoire, rythmée par de nombreuses ruptures, étaient surpris- et l’auraient été agréablement en d’autres circonstances- de le voir s’investir autant dans le processus de guérison de Rania qui n’était plus qu’une masse inerte. Il la voyait certes vulnérable et inanimée, mais il entrevoyait aussi sa combattivité, sa pugnacité même diminuée. Il ne l’avait jamais trouvé aussi belle et digne, en dépit des fils de perfusion parcourant ses bras émaciées et courant jusque sous ses narines. Elle ne lui était jamais apparue aussi forte et fragile.

Cependant, et les médecins ne cessaient de le lui répéter avec plus de ferme pédagogie que de bienveillance à présent, plus aucune conscience ne l’habitait. La balle qui l’avait touché au niveau du front avait pu être extraite et avait seulement frolé le bord d’un des lobes du cerveau. Mais elle avait perdu une quantité considérable de sang avant sa prise en charge aux urgences, et malgré la transfusion sanguine qui avait suivi dans des délais raisonnnables, le coma était une conséquence inévitable. Sa survie était miraculeuse.

Malgré des constantes stables et régulièrement surveillées, son état végétatif ne semblait malheureusement pas évoluer. Les stimulations quotidiennes de Cesco, inépuisable, n’y changeaient rien. Et si les résultats de l’imagerie cérébrale n’étaient guère encourageants, le reflexe pupillaire que lui seul perçevait, représentait un espoir auquel il s’attachait avec foi et determination. Il se montrait généreux envers l’établissement qui accueillait Rania, et avait même financé un des programmes de recherche de leur fondation, afin de s’assurer que cette clinique privée, à la pointe du progrès médical, lui offre les meilleurs soins et explore toutes les possibilités, y compris alternatives, en terme de protocole de soin.

De son côté, il lui semblait avoir trouvé la stimulation la plus efficace, en la lecture du manuscrit de Guinée, que lui avait remis ses collègues de la criminelle, attérés d’avoir eu deux cas de crimes la même semaine, et que l’un d’eux concerne un des éléments les plus appréciés et prometteurs de leur unité.

Ils n’avaient aucune piste sérieuse pour aucune des deux affaires. Le MemAudio de Rania n’était pas visuel. Seul son témoignage, en raison de la désactivation de caméras et drones de secteur, aurait pu les orienter.

  • Ma chérie, lui répétait inlassablement Cesco en portant sa main inerte à ses lèvres, rien que pour sentir la vie pulsant encore sous sa peau, je vais te lire une nouvelle partie du journal de Guinée, tu veux? Je suis certain qu’on peut y trouver des réponses, en dépit des quelques pages arrachées. Bon, allez…je me lance! Ma diction a jamais été top, mais à moins de te réveiller…tu devras te contenter de moi pour l’instant. Pour l’instant.

Il l’ embrassa à nouveau et démarra la lecture.

LE JOURNAL DE GUINEE EBODE

Le 15 novembre 2030

« Le dispositif d’élimination sociale mis en place pour me détruire n’est pas apparu du jour au lendemain, comme les habituelles tuilles qui peuvent tomber dans la vie d’une mère célibataire, Plomberie, Rage de dents, Accident de vélo ou même la participation contrainte à la kermesse du mois de juin. Ca s’est inséré progressivement, sournoisement dans ma vie de mère célibataire.

Mère célibattante dit-on solidairement, la solidarité s’arrêtant au constat qu’il était en effet difficile d’assumer seule une famille. Dans mon cas, une mère célib’ de 3 enfants, qui lutte pour faire rentrer un mois de 31 jours de dépenses, factures et courses dans des comptes serrés, difficilement encastrables dans autre chose que la petite calculatrice Casio de sa fille.

Cette calculette, Marion l’a depuis trois ans. Un an de moins que sa paire de basket, qu’elle alterne avec une paire de Timberland qui commence aussi à sérieusement s’éliminer. Aussi comprenez ma rage le jour où j’ai découvert le cambriolage et le vol de près de 5000 euros de vetements de créateur dont des Blanikh porté une ou deux fois pour la frime, derniers vestiges d’une vie à jamais révolue et conservé dans le seul but de tirer profit de leur vente. Oh oui, j’ai éclaté de rage…..le réseau mafieux communautaire avait osé! J’étais folle de rage.

La rage qui te pousse à donner un bon coup de pied dans un mur qui ne t’a rien fait, et heureusement car ton pied endolori ne résisterait pas à une riposte, comme un éboulement de parpaing!

Nous subissons, supportons tellement de privations, en réclamant le moins de choses possibles: je paie seule ma mutuelle, je demande pas de bons alimentaires, et jusqu’à très peu de temps encore, les enfants fréquentaient un établissement scolaire privé. Je me coiffe pas, je sors pas, je baise pas, je bois pas…bon, il est inutile de se mentir à soi même. Disons que je bois très peu. Je ne peux pas renoncer à tous les plaisirs non plus. Ca serait leur faciliter le travail, à ces pourris. Un des réseaux les plus agressifs qu’il m’ait été donné de voir….et pourtant, les différents territoires dans lesquels nous avons tenté de nous installer avant d’être impitoyablement rattrapés par la réalité de ma condition de personne ciblée, n’étaient pas en reste. Le temps de répit varie de quelques minutes à 36 heures au max!

Puis, le réseau de base s’installe et « colonise » le territoire en un temps records. Ici, l’émulation a été immédiate: Zero résistance. Une collaboration passive pour les plus héroiques, et une certaine jouissance à intégrer une organisation mafieuse et puissante pour les plus veules. Les pègres locales, plus anciennes, cimentent l’ensemble.

Tout nous est volé, on a droit à rien: ni emploi, ni formation, pas de sécurisation des données bancaires, pas de droit à l’éducation, pas le droit d’évoluer dans un environnement sain et sécurisé, pas le droit à la tranquillité, pas de droit au logement…même lorsqu’il nous est statutairement attribué. Pas le droit de disposer de nos propres biens. Pas le droit de dessiner…ils m’ont piqué mon chevalet et pas mal de toiles. J’ai donné la plupart pour qu’ ils les exploitent pas….les cons l’ont vécu comme une offense. Le vol est un tel réflexe pavlovien chez ces cons, qu’ils s’étaient convaincus au bout d’un moment, ces idiots, que ça leur appartenait vraiment.

Evidement, au centre du harcèlement, au delà les réseaux mafieux communautaires aux relents misogynes et négrophobes, il y’a la famille et l’argent. Patrimoine qui sera toujours fantasmé pour moi , n’ayant jamais eu accès à la succession pour laquelle mes proches m’ont mise à mort.

Je calcule tout au moindre centime près, en m’appuyant sur ma ferme volonté et capacité à prioriser les dépenses essentielles, pendant que ces cons prennent mon compte en banque pour les portes dorées d’un palais byzantin. « Et-vas-y-que-je-tape-200-euros-par-là- puis-300-euros-par ici…« autant de sommes disparues dans les limbes des frauduleuses lignes comptables de la banque qui « légitime » le tour de passe-passe.

Puis pour être certaine que je me retape pas une santé financière de sitôt , cette banque, la SOCIETE GLOBALE, usant de sa toute-puissante autorité a aussi bloqué ma réserve d’argent (et vlan! moins 2500 euros dans ta face!)

En effet, il faut toujours une « autorité » dans cette connerie de harcélement en réseau: Etat, banque, justice, police…

Ce coup ci, c’était la SOCIETE GLOBALE….tu parles d’un nom, avec tout ce qu’elle m’a piqué ou tout ce dont elle a « autorisé » le vol, elle devrait s’appeler la Société d’Houdini.

Une banque qui revisite l’idée de braquage, dorénavant interne à la Casa Del Pipeau….avec Ali Bébar et les quarante banksters en guest-stars, si on passe en mode « comptes défaits » (….conte de fées, y’a un jeu de maux!)

J’ai d’ailleurs vite compris qu’il était complètement vain de faire ses comptes dans ces conditions, où l’objectif était clairement de me faire perdre pied et abolir toute logique à laquelle me raccrocher.

Je me suis mise alors, par instinct de survie, à lire les témoignages de rescapés de la seconde guerre mondiale, qui avaient été si déshumanisés que même leurs propres vies ne leur appartenaient plus. Je devais survivre, dans un contexte différent mais aux résonances similaires, comme certains d’entre eux, avaient survécu au pire.

J’ai essayé de résister, bien plus par obstination génétiquement programmé que par courage. J’ai écrit tous azimuts, de nombreux rapports, dont des articles assez qualitatifs qui furent même repris par d’autres « résistants ». Puis, des posts sur réseaux sociaux, lancés comme autant de bouteilles à la mer, froide et à l’horizon plat. Certains contenus étaient si piteux, empreints d’une fébrile inquiétude, que ceux qui les recevaient, devaient probablement rejeter la bouteille dans la morne étendue d’eau d’où ils l’avaient tiré. C’était une époque où même les militants les plus investis évitaient les problèmes non-instagrammables, qui prenaient mal la lumière.

J’ai aussi essayé l’évitement: j’ai déménagé. Tellement de fois. Mais partout où j’arrivais le réseau semblait se reconstituer avec la féroce vélocité d’une hydre ne sachant où donner de la tête, et piochant dans les ressources locales afin d’étendre son territoire!

J’appris ainsi que la corruption était la chose la mieux répandue en ce bas monde, suivi de près par la cupidité. Ne jamais sous-estimer ni l’une, ni l’autre. Même chez des proches.

La seule question que je me pose régulièrement est « Jusqu’où ira cette dynamique de spoliation »?

S’arretera t-elle à l’infranchissable limite du droit de vie ou de mort sur Autrui, ou leur hubris débridé les autorise -il à penser que mon souffle de vie, leur appartient aussi?

Mes factures d’eau avaient été multipliées par 10 alors que nous vivions à quatre, chichement, dans un appartement insalubre ayant un seul point d’eau. La machine à laver, jamais déballée, ne pouvait même pas être raccordée, et je recyclais l’eau des bains pour laver le linge. Et les sols. Et les sanitaires. Et tout ce qui pouvait encore être lavé avec une eau noircie par ces successifs nettoyages.

Les factures d’électricité, en plus de se multiplier, se dédoublaient dans le même mouvement. J’avais carrément deux modes simultanés de facturation, là où un seul était admis. Au final, ma consommation annuelle avait beau plafonner à 300 euros, j’en avais payé 900 à la fin de l’année sans que cela n’émeuve personne…..le fournisseur d’accès, trouvant même le moyen, malgré cette surfacturation évidente d’en réclamer 200 de plus, comme un ado ingrat pressé d’aller se bourrer la gueule avec ses potes et tapant dans le sac à main de sa mère!

En fait, il ne fallait pas chercher à comprendre: le système néo-esclavagiste du gang-stalking était ainsi fait. Pas de conjoint, d’amis ou de famille? Pas de communauté organisée et volontaire?

Pas de droit. Un point, un trait, pas de ligne!

L’état de droit avait été supplantée par l’état de communautés. Par le clientélisme et le lobbying qui y étaient associés, sous fond de népotisme et corruption.

Le paroxysme de l’injustice et de l’horreur arrivait à la tombée de la nuit. Le soir, commençaient les tortures via ondes electromagnétiques…sur moi, sur les enfants, sur les plantes.

Je n’ai plus acheté de plantes dans l’appartement où nous étions hébergés: les agressions par armes à énergie dirigée étaient trop puissantes: ma peau a été cramée, les dents de ma fille calcinées, ses si beaux cheveux sont à présent comme du crin. Les plantes ne survivaient pas plus de deux mois dans l’appartement. J’y avais renoncé par solidarité entre les êtres vivants.

On vient d’émmenager dans un nouvel appartement! Quel joie de voir son nom sur le contrat de location, son nom sur le bail!

Moi qui me suis longtemps senti comme une personne en situation irrégulière face à une patrouille de police lorsqu’on sonnait à la porte de l’ancien appart, je suis enfin CHEZ MOI!

Ca a largemment compensé le comité d’accueil, que le réseau a du payer 10 balles chacun pour qu’ils viennent cuver leur villageoise et leurs injures sous mes fenêtres.

Le 16 novembre 2030

Le réseau a réussi à entrer dans notre nouvel appartement dont la porte est pourtant blindée. Sont-ils entrés avec des complicités au sein de la résidence, ou encore par le biais d’ employés de télécommunications, par l’ancienne locataire ou par tout autre moyen? Je n’en sais rien….mais ils ont aujourd’hui, malgré notre déménagement, encore accès à notre intimité.

Nous sommes plus que jamais menacés, c’est épuisant! Je suis en train de préparer une exposition grâce à un contact ayant une galerie en centre ville. Le réseau en a eu vent, et organise le vol de ma propriété intellectuelle afin de me priver d’une potentielle source de revenus. Une ancienne miss ou influenceuse qu’ils ont copté, aurait racheté à mon insu et sans mon aval, ces droits à cousine Tiako, secondée du réseau de mafieux communautaires.

Ils ont prévu pour ne pas s’arreter en si bon chemin, de me faire enfermer sous un faux prétexte ET de récupérer mon appart, par un tour de passe-passe administratif et documents falsifiés : grâce au maillage territorial qu’ils ont établi en un temps record auprès d’une population locale particulièrement désargentée, ils ne seront jamais en panne de faux témoignages.

Une fois écartée de mon propre logement, ils veulent le sous-louer à deux familles réfugiées actuellement mal-logée. Leur philanthropie a quand même des limites: ils ont prévu de leur faire payer le triple du loyer!

Pendant ce temps, le montage juridique orchestré par mes proches qu’on a épouvanté avec des menaces de mort, voire pire avec la perspective d’un appauvrissement soudain, compile les faux certificats médicaux, les protégeant à minima en cas d’investigation sommaire.

Leurs complicités étendues ne laissent aucun doute sur le caractère occulte de l’organisation regroupant tout ce joli monde, dans lequel la manipulation est la règle.

Les mafieux communautaires ont quand même parlé de 4 executions…Je leur réponds en général, crânement, que je n’ai pas peur de la mort. Dans l’absolu, c’est vrai : ces gens ne supportent pas que j’ai le moindre centimètre carré de liberté.

Une vie sans liberté n’est pas une vie. Je pourrai donc aussi bien être morte, ce qui est préférable au statut d’esclave que le réseau communautaire en tête, suivi de très près par les membres les plus malveillants de mon entourage et enfin, les institutions corrompues et complices, n’en aurait cure. Ma vie ne compte pas pour eux.

Mais cette assertion reste vide de sens car elle cache la réalité: si je n’ai pas peur de la mort, j’ai peur de mourir. Cette intervalle entre la vie et la mort est l’ultime Inconnue, et pour qui n’est jamais sorti de sa zone de comfort, cela peut-être terrifiant.

L’Inconnu, c’est quelque chose qu’on doit experimenter, dompter trés tôt, en allant notamment à la rencontre d’autres cultures, en voyageant, en expérimentant de nouvelles choses. Faire en sorte que le changement et la transformation, la metamorphose devienne une seconde nature.

J’ai toujours fait parti de ces gens qui entraient dans un état de panique suraigue dès qu’ils n’aperçevaient plus le clocher de leur village.

Aujourd’hui pourtant, je suis à peu prés certaine de préférer l’inconnu, quelqu’il soit, à ce que je connais déjà, une amertume telle que, sans les enfants, la vie ne vaudrait vraiment pas la peine d’être vécue.

Le 17 novembre 2030

Je viens de réaliser ce que je craignais de longue date….De mes 3 enfants, Ethan, Marion et Wely, cette dernière est celle qui est probablement ciblée au même titre que moi, ou alors la plus sensible à leur dispositif technologique. Elle répète parfois des phrases entières de ces tortionnaires acoustiques, mais sans avoir la pleine conscience de les avoir entendu. Cette suggestion latente, régulière,omniprésente est une torture ne laissant aucune place au libre-arbitre quand on en a pas conscience. J’ai donc achetéun casque à Wely, afin de lui épargner le babillage creux, aussi infertile qu’incessant de ces tortionnaires sans noms eet sans visages. J’aurai mieux fait de lui acheter un 45 tours, même sans tourne-disque, elle en aurait fait meilleur usage…La gamine m’a ri au nez, en réclamant un casque de réalité virtuelle Golden, aux prochaines fêtes. Ce qui n’arrivera jamais, même pas en rêve, même pas en cauchemar…je me réveille net!

Je dois moi-même, qui suis pourtant consciente de leur présence, à être attentive à ne pas me « dissoudre » dans le discours des tortionnaires, discours qui a varié au fil des ans. A préserver le pré-carré de ma personnalité.

Lorsque ces « voix’«  sont apparues, j’ai trés vite compris qu’il s’agissait de troubles exogènes, et non endogènes. J’ai été trés malheureuse lorsque j’ai compris que ce n’était pas une farce de quelques jours, mais une damnation aussi secrète qu’incompréhensible…

Moi qui ai toujours adoré me retrouver seule après une grande manifestation, joyeux repas de famille, soirée bruyante ou tout simplement une relation énergivore, en profitant de ce bref sas de solitude pour me ressourcer, revenir à moi-même, me redécouvrir, je me trouvais encerclée par une prison de murmures me dénigrant, m’insultant et me menaçant. Non-stop. De jour comme de nuit. Leurs paroles dénotaient parfois l’interet mercantile et libidineux, la jalousie visqueuse, le mépris décomplexé et assumé. En fait, rares étaient les êtres humains qui me stimulaient au point de les préférer à ma solitude choisie, et ces tortionnaires n’en faisaient pas partie.

En fait, cet immonde dispositif de surveillance et de torture (je ne vois pas d’autres mots) permettait à la pireespèce d’êtres humains d’avoir un accès régulier de mon quotidien, de ma vie, de mon intimité, et voire de mon psyché. Je n’ai jamais trop su comment cela fonctionnait, mais il n’est pas exagéré de prétendre qu’un prisonnier sous haute surveillance, l’était moins que moi. Cela m’a rendu tréstriste, ayant passé une vie exemplaire afin de ne jamais me trouver entre quatre barreaux.

Et il s’agissait du pire type d’incarcération, puisqu’on ne pouvait même pass’en palindre sans passer pour folle. Je n’avais rien fait pour mériter cela, et on me confisquait injustement ma vie et ma liberté. Ca m’a fichu le cafard, un long moment…

Puis, j’ai du tres vite apprendre, afin de ne pas finir effectivement folle, comme les femmes retenues trop longtemps prisonnières dans des gœles indignes et des conditions portant atteinte à leur humanité, avec des intrusions plus intimes encore pétrifiant leurs chairs, à deserter ma propre vie pour que le profanateur, le voleur, le violeur, l’assassin d’âme, puisse y prendre ses quartiers.

Lui donner l’illusion de sa domination, pour préserver au fond de moi, dans un silence retenu, l’esperance tenace de toute fugitive en latence, celle de retrouver sa liberté. Un espace pour eux qui ont l’obsession pervers de la possession et pratiquent la déshumanisation comme d’autres pratiquent le bridge. Un petit espace pour moi, une chambre à moi dans mon propre esprit, ma propre vie, rien que pour moi. Secrète, opaque et invisible, à l’image de l’être que je suis devenu.

Le 25 novembre 2030

Alors que la période des fêtes approche inexorablement, l’inflation gangrène le pays telle une lèpre purullante et suitante: le mot a gagné tous les écrans, se reverbérant dans toutes les discussions. Les citoyens sont inquiets. Même mes tortionnaires redeviennent des hommes qui mangent, s’habillent et se chauffent.Ils s’interrogent sur l’impact de cette inflation sur mes placards remplis et dans lesquels ils piochent. Le papier toilette a quant à lui une cadence d’utilisation multipliée par deux…L’eau, en particulier chaude, par quatre. Au bout de deux douches, la chaudière est vidée car frauduleusement mutualisée par des appartements mitoyens, complices du crime qui s’opère.

Bruits de pas, placards qui claquent, traces de passages jalonnent désormaisnote quotidien, comme si une horde de parasytes invisibles s’y étaient insidueusement glissé, sans qu’il nous soit cependant permis de les croiser. Ils ont sur nous, oute le fait d’avoir aspiré tous nos droits, la supériorité de pouvoir nous voir, commenter nos faits et gestes, gagner furtivement les espaces de l’appart laissés vides et de s’évaporer lorsque nous les regagnons. La mitoyenneté complice joue en leur faveur.

Sans que je ne puisse jamais savoir pourquoi, certains objets comme la machine à laver (non fonctionnelle) dan sla salle de bain, semble faire l’objet d’âpres discussions stratégiques, inlassablement répétées.

Leur présence étant aussi réelle qu’insaisissable, j’ avais projeté plusieurs scenarii amusants expliquant leur quasi-immatérialité, pourtantbien incarnée

— Scénario 1: Le plus probable serait l’installation en notre absence de micros et nanos caméras dans l’appartement. Pourquoi pas un dédale de trappes entre les murs mitoyens, rendant l’accès plus facile…

— Scénario 2: Une altération de la matière rendrait leur forme éthérée. Et ils pourraient alterer différents états, voire les superposer. Etre ici et là, sans nécéssairement être visible…Qui sait?

— Scénario 3: Ils auraient la capacité de devenir des êtres miniaturisés comme les minipouss de notre enfance, dormant dans des coquilles de noix. Sérieux, qui sait?

Le seul problème avec ce dernier scénario est qu’un dé à coudre devrait leur servir de baquet de bain individuel…..et vu les trombes d’eau qu’ils utilisent, et dont ils nous privent de tout sauf de la facturation finale, ils doivent être sensiblement plus grands.

Au moins deux fois par semaine, lorsqu’ils m’en laissaient l’occasion, je fais couler un bain à mi hauteur, parfumé d’huile essentielle d’eucalyptus et d’ylang-ylang . Je m’y allonge comme dans un lit floral, dont les propriétés liquides me recouvrent peu à peu. Et j’expérimente à travers la pratique régulière de l’apnée, les limites de ma respiration, de ma conscience de cet enfer, de ma propre dissolution dans l’eau. Vaincre la panique, ouvrir les yeux sous l’eau, retenir l’air jusqu’à explosion, ne faire qu’un avec l’élément. Sortir à regret. Il fût un temps où je ne sortais jamais du bain sans m’être laissée aller au plaisir solitaire. Or, il n’y a aujourd’hui plus ni plaisir, ni solitude…

Le 3 décembre 2030

Le réseau met le paquet…Je le vois au nombre de participants au gang-stalking lorsque je fais mes courses. Il va crescendo, et je crains que les autorités n’aient été contactées, manipulées, voire potentiellement corrompues. Le réseau avait prévenu qu’il ne lésinerait pas sur les moyens pour « arroser » un maximum de personnes afin d’assurer leurs arrières, et protéger le présumé violeur pour lequel ils se sont positionné en connaissance de cause.

Car selon leurs règles:

Un viol n’est pas une relation non-consentie, voire une série de relations non-consenties par la victime qui été endormie au GHB afin de n’opposer aucune résistance. Un viol n’a rien à voir avec la fixation obsessionnelle qu’un homme est capable de faire sur une victime, écartant tout sérieux prétendant par la menace et l’intimidation, alors même que la victime le déteste! Un viol n’a rien à voir avec la capacité de corruption d’un harceleur et violeur-multirécidiviste, qui grâce au capital social et financier des mafias communautaires le soutenant, peut acheter la police, la justice, vos parents même s’il le faut, afin de s’assurer une relative paix et accessoirement un accès illimité à votre intimité à votre corps défendant.

Je me sens envahie par une lave bouillante depuis tant d’années à l’approche des fêtes de fin d’année, je ne sais pas trop si c’est lié aux coupes budgétaires et au zèle laicard des communes qui n’investissent plus dans « l’esprit de Noel« , ou si c’est tout simplement la perspective de croiser le présumé violeur entre la dinde et le sapin, mais j’en ai parfois des tremblements d’angoisse ponctués par d’ accès de colère refoulés: 40 ans de ta vie à éviter de rentrer tard le soir, et seule, à porter des pantalons ou robe longue, à ne pas fréquenter n’importe qui, aller n’importe où, se tenir n’importe comment, pour te faire avoir chez toi par une bande de petite frappe?! Et elle est où ta promesse de buter celui qui te toucherait sans ton aval?

J’avais mis un terme définitif à ce supplice en décidant de ne plus aller aux fetes et réunions de famille, si je n’obtenais pas la vérité de ceux qui savaient quelque chose sur ce qui se serait passé. Et ce qui se passait encore dans nos vies démolies, qu’il fallait rafistoler de sourires de convenance à Noel pour « L’esprit de famille« !

Depuis deux noels déjà, je laissais les enfants y aller, et je buvais un verre à la mémoire de mon dernier noel heureux, en compagnie d’une amie très chère qui avait perdu sa lutte contre la maladie. C’est lors de moments de retrouvailles passées chez elle, dans la chaleur de son foyer, grâce à la bienveillance de son accueil et son empathie engagée face au combat que je menais contre l’ Encerclement Systémique en Réseau, que je ressentis pour la dernière fois cet esprit de noel, aujourd’hui disparu.

Le 10 décembre 2030

Je n’ai pas fait grand chose aujourd’hui, et je n’ai pas grand-chose à raconter. J’ai juste eu la conscience aigue et paralysante à un moment de la journée que la préciosité de notre vie, ce qui nous la rend chère face à l’issue implacable qu’est la mort, nous est enlevé. Pas seulement à moi qui suis victime de ce dispositif d’essence satanique, mais aussi des miens, ma famille, celle qui a été façonnée avce amour, chaleur et patience par ma feue ma grand-mère, mon père…toutes ces personnes disparues qui auraient eu la capacité de mettre un terme, non pas au ciblage para-étatique ou à la vindicte de la mafia communautaire…Mais au moins à la participation des miens.

Ce n’est pas un hasard si de leur vivant, ils n’ont jamais osé!

Ceux parmi les miens qui participent à cette ruine de l’ âme, font des voyages en classes affaires, portent des vetements de luxe, conduisent des voitures en intérieur cuir….mais ont surtout l’âme damnée de leur vivant. Ils ont accepté cette zombification, et pensant me sacrifier, m’ont fait tomber en disgrace et dans une forme d’esclavage qui ne dit pas son nom, alors que c’est leur propre tranquilité d ’esprit, leur dignité et leur estime de soi qu’ils ont troqué contre un confort matériel passager.

Cela m’a plongé dans une profonde tristesse dont mes enfants m’ ont extraite, comme toujours. Ils ont toujours une facétie, ou interrogations marrantes qui va me distraire au moment où je me tiens sur le bord glissant de l’abîme. Ce fût Marion cette fois.

(Marion entre dans la cuisine, prend un paquet de biscuit, sort. Puis revient sur ses pas en mode marche-arrière.)

Marion: — Maman, je peuxte poser une question?

Mom: (Interrompant toute activité) Oui vas-y ma chérie, je t’en prie!

Marion: — Pourquoi tu prends des bains tout le temps?

Mom: — Bon déjà, c’est pas « tout le temps », et ce sont des bains recyclés! Je fais la lessive, le ménage, j’en utilise une bonne partie en guise de « chasse deau », je nettoie les serpillère avec celle qui reste…Puisque nos tortionnaires ne nous autorisent pas à avoir de machine à laver fonctionnelle, et qu’il faut bien laver le linge de toute façon, ben je remplis à mi-hauteur la baignoire une à deux fois par semaine. Et puisque je lave pas des vetements propres, ben tant qu’à faire autant que ce soit mon corps de maman éreintée qui profite de la première eau, tiède et claire. Non?

Marion: — Hum, je croyais que tu voulais te transformer en sirène… (Rires)…même si tu chantes comme une casserole.

Mom: — Ouais, ben t’auras au moins hérité d’une de mes caractéristiques (Mom se lève et enlace tendremment sa fille).

Une journée banale qui aurait pû être presque parfaite, dans un autre contexte.

Le 15 décembre 2030

Tiako a essayé de m’appeler à plusieurs reprises. Elle veut aller faire les courses de Noel…elle a évoqué les noels désargentés de notre enfance, où nous avions pourtant l’essentiel: la famille.

La famille….hum! J’aurai du couper les ponts avec cette famille, en 2025 dès mon retour de Kouyala.

C’est pas comme si j’avais pas été prévenu, mais j’avais pris cette fille blanche pour une folle….C’est quoi, son prénom déjà? Béatrice ! Non, c’est pas ça, mais ça s’en approche. Ca me reviendra.

Elle m’avait prévenu, il y’a 5 ans déjà, mais je ne l’avais pas cru….et pourtant! Si j’avais identifié les premiers signes de cet encerclement, au moins dans le premier cercle, celui des gens les plus proches, les choses auraient probablement été différentes, sans certitude pourtant qu’ elles aient été meilleures ou à mon avantage.

L’encerclement systémique en réseau fonctionne comme un immense cheval de Troie, organisé en poupées russes: les communautés environnantes, puis celle dont vous êtes spécifiquement issue, ensuite vos amis et votre famille, et enfin les plus proches parmi les proches seront mandatés pour vous approcher au plus près, et vous trahir.

On peut accepter les destabilisations subtiles de Mme Michu dans les transports, celles de collègues organisés en meute, de voisins dont le comportement change du jour au lendemain,

mais comment faire correspondre la confidente et amie de son enfance, celle dont on a accueilli la naissance avec une joie peut-être plus grande que sa propre mère car enfin, on avait une sœur, avec l’image d’une froide adversaire à la stratégie aussi cruelle qu’impitoyable?

Comment accepter que toutes les fois où elle souriait ironiquement avec ses amis, c’est de moi dont il était, à mon insu, question. En m’offrant un respect de surface sous leurs regards goguenards, elle me détruisait avec dix fois plus de force en sous-marin.

En fait, il faut exiger le respect, ne pas le demander. Si l’injonction n’est pas suivie d’une exécution immédiate, imposer comme limite infranchissable, la rupture définitive. On ampute toujours un membre pourri afin qu’il ne gangrène pas le reste du corps. La douleur est inévitable, mais on peut choisir de ne pas résider dans la souffrance.

Sous des sourires et attentions répétées, Tiako avait en effet été la première de tout mon entourage à utiliser une lexicologie précise, incisive et tranchante comme la lame d’un tueur professionnel, dans des discussions anodines: « torture », « terrorisme domestique », « Neurosciences »…

L’été où l’état fédéral avait adoubé le nouveau président, celui qui modifia la structure même de la constitution, et dont mon ancien patron était proche,

des changements notables s’étaient aussi produits, à une échelle devait être microscopique pour les puissants, dans nos paisibles vies.

Cet été, Tiako s’était imposée avec toute l’indécente suffisance qui la caractérisait dans notre petit lieu de villégiature, avec son staff (deux ou trois dames et messieurs de compagnie, qui exécutaient ses ordres sans discuter). Elle était en mission, en mimant l’esprit de famille avec un naturel surpassant en vraisemblance le naturel.

Elle a introduit un faux souvenir dans l’esprit de mon fils, le soir où il dormit dans sa villa de location, en lui faisant croire que son crane avait été ouvert quand il était enfant. Pure invention dont je ne compris pas immédiatement le sens, mais déjà, je devinai dans son détachement froid, l’exaltation secrète du psychopathe se délectant de l’incompréhension et la souffrance d’ Autrui, sans pouvoir en laisser rien paraitre.

Ce détail du « crâne ouvert », même dans un contexte de manipulation mentale, par sa force évocatrice et la violence de l’image, était un avertissement marquant notre prochain passage d’un monde sûr et stable, vers celui du monde occulte de la cybertorture.

Avait-on été choisis pour le rituel d’une loge obscure, devant être sacrifiés sur l’autel de leur culte infame,

ou encore comme sujet d’expérimentation non-consensuelle, des cobayes humains?

Tiako était en tout cas une chasseuse hors-pair, ayant pris gout à la traque et déroulant des stratégies d’une finesse et d’une créativité redoutable, afin d’ appâter la proie que j’étais devenue.

Habitude, syndrome de Stockholm, reflexe pavlovien ou dépendance affective, peu importe les ressorts utilisés pour garder sa cible sous emprise, elle ne reculait devant aucun stratagème, et aucune alliance….Fût-elle avec des groupes communautaires, connus pour être séculairement négrophobes et misogynes, ce qui ne l’empêchait ni de dormir la nuit, ni de se proclamer féministe, investie dans la lutte contre toutes discriminations. HashtagMeWithYou.

C’était un encerclement de multiples chevaux de Troie, se déployant sans fin, telles de fantomatiques poupées russes à la mécanique impeccable.

Nous étions les victimes.

Au même titre que ma famille, que nos amis, voisins, que notre communauté, que les communautés misogynes et négrophobes imbriquées, que les institutions paralysées par la corruption, et ainsi de suite….Chaque niveau était pris au piège d’un système pervers, le tenant soit par le baton, soit par la carotte.

Je fais aussi partie de ce système: j’ai été betement faire les courses de Noel, et j’ai encore subi les mêmes choses, en essayant pathétiquement de lui faire admettre ces abus. En vain.

Le 16 décembre 2030

J’ai ressassé ma culpabilité toute la nuit, comme une merde macérant au fond de la cuve. Je me suis sentie longtemps aussi perdu qu’un pauvre étron malodorant, avant de comprendre que ce n’était pas ma faute.

Ces phénomènes d’emprise, la relation de dépendance affective qui en découle tout comme le binôme dysfonctionnel victime-bourreau, fait partie de leur système d’ingénierie sociale. Il a été conçu pour atteindre cet objectif, et cette articulation précise.

C’ est d’autant plus vrai que l’une des tactiques du harcélement en réseau, et de son pendant, la cybertorture, est justement de multiplier les pistes tant et si bien que la victime finit par se perdre dans les méandres du doute et des conjonctures.

Or, une personne de pouvoir, ou corrélée au pouvoir comme Tiako, et le plus souvent un groupement d’interêts, qu’il soit ou non officialisé sous forme juridique (du club d’ aquagym à la multinationale, en passant par une mafia organisée) peut déclencher un encerclement en réseau. Ainsi que le niveau supérieur, beaucoup plus invasif, la cybertorture.

De ce que j’ai pu observer en collectant les informations, les témoignages et en recoupant lectures et toutes sources d’informations dans ce domaine, ces commanditaires passent le plus souvent par des officines spécialisées et ultraconfidentielles dont le statut juridique n’aura rien à voir avec leur activité principale: taxis/VTC, milieu médical et administratif, travail social, pompiers, commerçants, ect…Ces « cuisines privées » comme je les appelle peuvent impliquer n’importe qui, au sein de n’importe quel corps de métier, entachant la large majorité de méritants travailleurs qui sentent bien un malaise, mais ignorent dans leur droiture toute professionnelle, la complexité de ce qui se trame:

Des (a)gens « du milieu », ayant accès à moyens humains et matériels habituellement réservés aux employés d’état… ce qui donne l’impression aux victimes d’être asphyxiés par la machine d’état.

Aussi, qu’il s’agisse de groupes de harceleurs spécialisés dans la délinquance furtive et contrat d’élimination sociale, ou bien d’un sport entre initiés consistant à chasser, à persécuter et traquer une victime désignée, qu’il soit question de l’instauration et du quadrillage d’un territoire donné par une armée d’indics, ou encore d’ une forme de coercition, de punition extra judiciaire par des personnes et officines privées, le Harcèlement Criminel en Réseau EST une forme de damnation moderne.

Si on fait le parallèle entre la décomposition d’un corps et celle d’une vie, on a alors une symétrie entre un processus et un protocole, ce dernier étant un ensemble de méthodes et techniques destinées à générer le processus de décomposition d’une vie: sociale, financière, psychologique, physiologique, physique…

Ma culpabilité fait partie de la trame qui tisse l’ensemble. Inutile de leur faciliter la tâche, je dois apprendre à ne plus culpabiliser, et à me soustraire de toute emprise.

Le 24 décembre 2030

Il se passe des trucs étranges…Comme si le réseau qui me harcèle, avait accès à de nouvelles armes technologiques, encore plus furtives que celles répertoriées par le fragile réseau de victimes.

Les enfants sont partis l’avant-veille dans la famille fêter Noel avec leurs cousins. Je prends peut-être des risques mais je ne peux croire que l’état de délitement de nos liens familiaux en soit arrivé au point que nous ne puissions plus veiller sur nos enfants respectifs. Ils sont la seule chance de survie de notre clan et de l’héritage de notre grand-mère : peu importe les clivages communautaires, les guerres intestines ou encerclement global….Nous devons y survivre! Et cela passe par la preservation de la prochaine génération. Tiako le sait-elle? Notre fratrie, notre famille, notre clan…le savent-ils encore?

Je ne les ai pas accompagné. Suivant la promesse que je me suis intérieurement faite: je ne participe plus à aucune fête ou réunion de famille, tant qu’ ils n’auront pas fait des aveux complets, accompagnés d’excuses et de réparations.

Je suis donc restée bosser sur ma prochaine expo….rien d’original, mais l’opportunité de bosser sur un projet concret, en plus de m’occuper l’esprit en l’éloignant de l’accaparante voracité du harcèlement en réseau, me donne l’occasion de retrouver mon identité veritable…Celle que ce processus d’élimination sociale veut effacer.

J’ai été voir une expo, il y’a longtemps…presque 10 ans, elle m’a marqué!

J’ai voulu avec beaucoup moins de moyens techniques, rendre compte de cette expérience particulière à travers mes peintures statiques: comment exprimer le mouvement et l’immersion dans une image statique!

Et c’est à ce moment-là, en mélangeant plusieurs tonalités de rouge, jaune et fauve, dont le camaieu devait donner l’illusion recherchée que j’ai vécu quelque chose dont je ne parlerai jamais ailleurs qu’ici, même si on me prend déjà pour ce que je ne suis pas….Pas la peine de leur donner de quoi alimenter leur campagne de diffamation sur ma prétendue folie.

Je suis absolument certaine de ce que j’ai pu voir, et les quelques verres de vin avalés, n’y changeront rien. Même sobre, j’aurai vu la même chose.

Plusieurs flash furtifs et silencieux ont été pris, dans des angles et positions differentes: Trois à quelques centimètres de mon visage et du sol sur lequel était posé mon matériel, puisque je peins sans chevalet et à même le sol lorsque je démarre une oeuvre.

Plusieurs autres flashs ont été déclenchés en hauteur, comme si un photographe invisible s’était levé pour changer d’angle, lors de brèves prises de vue.

J’étais pétrifiée, je n’avais jamais expérimenté ça. Mon cerveau a eu un temps de réaction plus long qu’à l’habitude, mais j’ai finalement saisi mon portable pour enregistrer, en mode video, cette « anomalie ».

J’ai ensuite entendu des bruits de sol craquant sous un poids invisible, comme si quelqu’un, une masse imperceptible à l’oeil, s’éloignait précautionneusement.

J’ai tout rangé, et je me suis resservi un verre. Celui qui sépare un état sobrement pompette du moment où le moindre mouvement vous demande le double d’efforts et d’attention. J’ai fait le tour de l’appartement en filmant chaque pièce….vide!

Puis, j’ai lancé un film « feeling good », et réchauffé le plat de la veille afin de réveillonner seule, mais en paix. Rien n’expliquait ce que je venais-ou non- de vivre, mais je refusais que cela perturbe ce moment de tête à tête avec moi-même. Je fis une prière fervente et hâtive avant de me poser sur le canapé face à une de ces fictions mettant en scène la féerie perdue des fêtes de fin d’année, et toujours retrouvée avant le générique de fin.

Quand tout à coup, le mur fût comme habité par un ruissèlement interne, invisible, sporadique et à la fluidité crépitante. Au même moment, l’étage supérieur, habituellement silencieux (sauf lorsque la voisine se mettait à gueuler…), fût martelé de lourds pas. Des voix que je n’aurai pas dû entendre, à moins que le ciment séparant les étages se soient transformés en fin papier à cigarette, matérialisèrent.

Ce dernier point est le moins inhabituel, car ce phénomène de voix intracrânienne pour certaines cibles, ou diffusé à faible fréquence dans un environnement proche, comme c’est mon cas, fait partie du protocole habituelle de harcèlement et cybertorture. Je fus donc en quelque sorte soulagée de retrouver un trait caractéristique « régulier » de la torture quotidienne dont je faisais l’objet.

Cela signifiait que tout le reste, même méconnu, était aussi réel : Rien de fantasmagorique dans ces flash pris depuis un appareil invisible, ce déplacement de masse tout aussi invisible…rien n’était le fruit de mon imagination.

Il y’a longtemps que je sais que je suis une artiste sans imagination…je ne fais que transcrire, en le transfigurant à peine, le réel. Aussi flippant soit-il.

Les quelques enregistrements, même non professionnels, que j’ai établissent la tangibilité de mes perceptions, qui restent néanmoins « irrationnelles » pour le quidam, car rien dans la physique moderne, celle qui nous est accessible, ne permet d’expliquer ces phénomènes.

Le 1er janvier 2031

Bérénice! Cette femme à l’aéroport et dans l’avion s’appelait Bérénice…tout le temps fourrée avec une autre nana de type latino, avec deux yeux en forme de cerise toujours curieux de tout….Impossible de me rappeler de son prénom à celle-là, un prénom exotique finissant en A, un prénom qui lui collait comme une seconde peau, peut-être bien Tanya ou Tonya…Ca matche pas exactement avec mon souvenir, mais ça n’a pas d’importance.

C’est Bérénice qui est importante, un mannequin slave avec le QI de Marie Curie, son jargon scientifique était incompréhensible, mais en revanche, j’ai bien compris que ma famille n’était plus, suivant sa théorie réellement ma famille, et le monde que j’avais rejoint n’était plus tout à fait celui depuis lequel nous avions décollé les enfants et moi.

Je l’ai prise pour une folle quand elle m’a sorti ça…Elle avait beau être la personne qui venait de sauver la vie de l’écervelée Marion qui avait manqué de chuter dans le vide, en suivant un ballon peut-être plus doué de raison qu’elle sur le moment…je ne la lui aurais pas confiée pour autant, tant ce que me racontait « Barbie à Kouyala » n’avait, alors, aucun sens.

Pourquoi ma famille m’aurait-elle voulu du mal? Avais-je alors naïvement pensé à l’époque.

Comment la Caballe qui s’était organisée contre moi, avait pu impliquer autant de monde, y compris les pères des enfants avec lesquels j’avais des rapports très chaleureux avant tout ça…Idem pour les collègues et amis? La police et la justice…?! Jusqu’aux hopitaux!!!

Comment cela pouvait être possible alors que nous quittions Kouyala où ce genre d’associations de malfaiteurs même dans un contexte de corruption endémique, n’était pas aussi facilement possible que cela l’était aujourd’hui à Odysséa? Je pensais à l’époque qu’à Odysséa, dont la capitale ne s’appelait pas « Pax » pour rien, cette situation était complétement improbable,: l’état de droit et le respect des droits individuels y étaient sacrés.

Et pourtant, me voici 5 à 6 ans plus tard, en train de faire l’amer constat d’une prémonition avérée, et de regretter de n’avoir pas demandé davantage d’explications, d’aide, de conseils pour sortir de cet enfer.

Vous avez enterré la même année votre père et votre grand-mère. Quelle probablilité pour que cela arrive ? Vous êtes encore me semble t-il en état de sidération, c’est normal. Mais remettez-vous vite…je veux dire, ne restez pas trop dans cet état émotionel de prostration, car c’est sur cette passivité apparente que compte votre entourage, oui, l’ensemble de vos proches pour détourner ce qui vous revient de droit, et vous aurait mis à l’abri pour le restant de vos jours.

Je me souviens lui avoir affirmé que mon père n’avait rien laissé à part quelques terrains sans importance, et que notre famille était trop soudée pour se battre pour ces petites parcelles. Nous venions en effet de terminer les rites funéraires traditionnelles, dans un climat d’union et de cohésion familial tout à fait harmonieux; nous n’avions que très rarement expérimenté une si grande proximité. Mais elle avait lourdement insisté, tenant absolument à me mettre en garde:

Je vous en prie: ecoutez-moi…S’il vous plait? Si vous ne le faites pas pour vous, faites-le pour eux (désignant mes 3 enfants)…C’est votre devoir de mère de les protéger. Une lourde menace pèse sur vous, et elle a éloigné de vous vos deux protecteurs. A présent qu’ils sont morts, votre famille vous fera la plus grande misère: ils vont vous détruire. Pas seulement pour l’argent, pas seulement pour les biens, ou encore votre parcours artistique. Mais parce que vous êtes tout ce qu’ils détestent, et en dépit des liens de sang, vous n’êtes pas des leurs. Vous n’êtes plus des leurs, en tout cas, ils ne vous reconnaissent plus comme une des leurs. Je ne peux malheureusement pas vous en dire plus…sans vous mettre en danger. Celle avec qui vos proches ont grandi, celle qu’ils ont élevé…..n’est plus la même personne que celle que vous êtes aujourd’hui,. Je sais, c’est compliqué et ça doit ne vouloir absolument rien dire pour vous, mais un jour, je vous le promets, tout fera sens. N’avez-vous rien remarqué depuis que l’avion a fait demi-tour et s’est à nouveau posé sur Kouyala? Est-ce que tout vous a semblé normal? Ecoutez…..retenez juste ceci: Vos protecteurs morts, plus rien ne les empêche de se débarrasser de vous , à présent.

Ses propos m’avaient interloqué. Non, parce qu’elle m’avait alors saisi la main dans un geste autoritaire, visant à me sortir de la geôle de naive confiance dans laquelle je m’étais dangereusement enfermée, incapable de remettre en cause l’idée confortable d’une famille aimante et d’affronter la réalité, malgré la persistante impression de malaise que je ressentais…en effet depuis que l’avion avait dévié de sa trajectoire initiale. Son discours m’avait interloqué par sa justesse et sa tranchante pertinence.

Je n’avais plus eu l’impression d’avoir affaire à ma mère, à mes tantes, à mes frères et soeurs. Tout avait changé, jusque leur diction, leur façon de rire et de parler. Ils chuchotaient à présent en aparté en utilisant un vocable superstitieux que je ne leur connaissais guère…le rire d’une de mes tantes était devenu un chant lugubre, rire forcé qui s’élevait comme une menace diabolique au dessus de nous. Tous partageaient ce rire à présent. Car l’échantillon que je vis à Kouyala fût multiplié par 100, par 1000, peut-être même 10000- on s’adapte si vite à la misère- lorsque nous revinmes à Odysséa.

Toutes les prédictions de la belle Bérénice se sont averées exactes. Je n’ai plus un seul ami, ni de boulot. Je survis grace à la charité publique en louant chaque jour l’équité du système social d’Odysséa, et parfois, quelques commandes …même si ma propriété intellectuelle est régulièrement pillée. Et que j’ai la triste impression que ces commandes entretiennent un système informel de spoliation systémique, visant à me décourager et entrainer encore plus vite mon effondrement, tout en nourrissant un système souterrain de fraudes.

J’aurai surtout aimé demandé pourquoi, et comment tout avait été bouleversé précisément à ce moment, comme si nous avions glissé dans une dimension parrallèle , lors de cet Aller avorté entre Kouyala et Odysséa, durant lequel nous avons dû rebroussé chemin après un évident problème technique. J’ai tellement remercié le ciel lors de notre atterissage, moi qui pensais rejoindre prématurément mes aieux avec mes 3 enfants…mais quelle vie nous avait été rendue? Elle ne fût plus JAMAIS la même, comme si elle avait explosé en plein vol dans une déflagration l’éparpillant dans tous les sens.

Et si j’avais été moins entêtée, moins attachée à mes idéaux, si j’avais fait immédiatement le deuil de ma famille avec toutefois le soulagement de les savoir toujours en vie, si seulement j’avais accepté les vérités dites par Bérénice ce jour là, peu avant notre deuxième vol, je m’en serai peut-être bien mieux sortie qu’aujourd’hui, esseulée, ostracisée, paupérisée et acculée. Constamment trahie.

Le 1er février 2031

J’ai assisté à un spectacle de danse gratuit avec les petits, donné par le centre culturel du coin, dont la programmation malgré le manque de moyen, reste de grande qualité.
C’est étrange : j’ai essayé de proposer mes compétences pour des ateliers d’initiation à la peinture, même en bénévolat, histoire de revaloriser mon CV….Je n’ai pas eu de retour. Meme avec une peste bubonique, j’aurai rencontré plus de succès auprès de mes pairs qu’avec cet encerclement criminel en reseau, dont je suis pourtant victime. Je suis comme… comme si j’étais frappée d’illégitimité. A quoi m’ont servi ces années d’étude aux beaux-arts? A rien! J’aurai dû m’enfiler des joints en survolant le kamasutra, au lieu de m’enfermer dans une posture stérile de studieuse vestale dont je ne tire aujourd’hui aucun avantage.

Car je suis devenue dans mon propre pays une citoyenne de non-droit et cette situation de déni de droit, d’éviction sociale et de rejet me rappelle étrangement la condition d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont eu à porter une insigne distinctive avant …le pire!
En allant faire mes courses dans un centre commercial aux allures de décor cinématographique pour théatre de rue-niveau débutant, j’ai entendu un type sortir assez haut pour que je reçoive bien le message:  » C’est pas non plus Claire Severac!« 
Claire Severac, lançeuse d’alerte, décédée brutalement dans des circonstances troubles.
Je n’avais en effet rien de commun avec elle, si ce n’est le danger latent, permanent menaçant de s’abattre avec une inattendu violence sur nos vies.

Le spectacle allait commencer.

Alors que mes enfants etaient assis aux côtés d’autres enfants, petit ilot isolé de têtes crépues et bouclés, au milieu d’un océan d’autres enfants ne s’approchant pas d’eux, j’ai compris l’urgence qu’il y avait à trouver le plus vite possible, une solution assurant leur sécurité.
Un tableau apparut sur l’estrade: le dessin grandeur nature, et hachuré de deux hommes et une femme assis sur un canapé devant un écran de télévision, rappelait malgré la modernité de leur mise, le courant fauviste. Un triangle amoureux: les deux hommes semblaient figés dans une éternelle lutte, et la jeune femme, prise dans une cruelle indécision.
Un son afro-beat, entrecoupé d’ house-trip sous fond de musique classique, une création de la compagnie de danse se produisant, retentit, accompagnant chacune de ses pulsations par l’animation progressive des personnages vibrant sur scène. Celle-ci prenait vie dans un break-dance vintage aux mouvements saccadés, qui révélait tel un succédané de prise de vue, chacun des vifs coups de pinceau de ce tableau vivant.
Mes enfants étaient subjugués….cela valait la peine d’être exposés au rejet pour rencontrer la beauté. J’étais quant à moi, particulièrement inspirée par cette performance qui débloquait une partie de ma créativité, aussi prisonnière que moi du réseau qui m’exploitait dans tous les sens du terme. « Le principe de l’esclavage est de tirer bénéfice de l’existence d’Autrui en l’asservissant physiquement, moralement, intellectuellement et économiquement ». Ni les membres de ma famille y participant, ni les communautés impliquées dans cet infame commerce , ni même les institutions, les représentants étatiques parfaitement au courant de cette réalité, ne pouvaient assumer publiquement la violence qui nous était infligé. Et pourtant nul ne pouvait l’ignorer. « Qui ne dit rien consent. »
Si j’avais une solution à proposer à cette jeune femme sur scène, représentée par une talentueuse danseuse aux incroyables capacités de contorsions , ça serait une valise. L’objet s’est imposé à moi dans ce décor de salon, avec la même évidence qu’une télé ou une table basse. Elle semblait aussi prisonnière de cette danse macabre et infernale que je l’étais moi-aussi de ma propre vie confisquée par des tiers.
Oui, si je devais résumer ma vie à un seule objet, ça serait une valise.
Comme la « valise-à-problème », ou plutôt la mallette-à-problème que les personnes en situation irrégulière ou précaire, trainent d’administrations en prefectures, et qui contiennent leurs espoirs comme leurs frustrations. Chaque papiers ou formulaires est un nouvel espoir ou une cruelle désillusion. Leurs proches, mieux intégrés, en leur demandant comment ils vont ou comment avançent leurs dossiers, ont toujours peur qu’ils prennent la question au sérieux et répondent en ouvrant large la mallette de Pandore.
Ou encore la valise en contreplaqué d’une chanteuse à succès des années 80, ou mieux, la valise mettant en exergue le comique de situation du livre d’un célèbre auteur disparu, véhicule narratif supposé nous ramener à une condition initiale, dans mon cas…peut-être celle d’être humain, lorsque mes enfants et moi avions encore droit à des échanges et interactions dignes!
Partir!
L’idée s’était rarement imposé à moi , comme évidente solution, par association d’idées, avec une telle clarté.
Oui, mais alors, où,
Et comment? »

Le 5 février 2031

L’école de Wely a organisé la fête de Noel aujourd’hui, dans le gymnase qui la jouxte. Février, c’est un peu tard quand même.

Je m’étais habituée, ces dernieres années à l’usage laique suivant lequel Noel, devenant une fête non religieuse et purement commerciale, devait être fêté le mois suivant l’ancienne date de noel, afin qu’il n’y ait aucune connotation chrétienne dans cette célébration nationale. Bien que la nativité, si tant est qu’elle ait existé, se soit déroulée dans les faits historiques en début, plutôt qu’ en fin d’année, tous semblaient persuadés en avoir définitivement terminé avec l’ épineuse question de la laicité. Du moins du point de vue chrétien: la plupart des fêtes communales, dans les mairies, les écoles, les lieux publics, les bureaux et administrations avaient ainsi lieu en janvier, à la suite du traditionnel jour de l’an.

Mais quand même février, c’était limite….Ca sentait la fête improvisée, montée à la va-vite, comme un ultime pied-de-nez atrophié, aux coupes budgétaires allant bon train.

Marion et moi, Ethan n’ayant pas voulu venir, en fûmes définitivement convaincus lorsqu’on vit débouler un homme à l’aspect hagard, vêtu en rouge, une perruque rêche aux tons blanchatres, verdatres sous les néons, rabattue à la hâte sur sa tête et maintenue, de travers, sous un vieux bonnêt plus rapé que rouge. Marion me jeta un regard entendu…

Les enfants se précipitaient habituellement sur le père noel….mais etait-ce le père Noel? Nous avions affaire au « père No-No », personne ne le connaissait ou ne le reconnaissait sous son masque (indispensable en raison d’une enième pandémie) et ses opaques lunettes noires, interdissant tout contact visuel.

Il donnait davantage l’impression d’avoir fait une pause entre deux braquages avec sa hotte pleine, que d’avoir vidé un quelconque rayon de jouet.

Tu vas voir le père No…

Non, hurla Wely en s’agrippant à moi, tandis que Marion, mauvaise et hilare essyait de la soustraire de cette étreinte.

Les autres enfants montraient tout aussi peu d’enthousiasme, et restaient en retrait, espérant peut-être qu’il s’agisse, comme dans les concerts d’une première partie ratée, et qu’un tonitrant « ho-ho-ho » retentirait tôt ou tard.

J’étais sincèrement peinée pour Wely, qui à 9 ans , faisait encore semblant de croire au père Noel afin d’optimiser ses chances de recevoir une double ration de cadeaux, et était ramenée à la plate et morne réalité de l’existence par le père Nono.

Comme si la journée ne pouvait s’enfoncer encore davantage dans la farce tragico-comique, voilà que je recevais un coup de fil de mon pseudo-éditeur: Mes droits sur un livre qu’il m’avait commandé, avaient été volés. C’était un livre de reproductions « décalées » de peintures célèbres, que je n’avais même pas voulu faire au départ, ne cédant finalement qu’à sa pressante insistance: « parce que tu vois, c’est dans la vibe du moment…tu comprends, c’est ce que les gens demandent. Fais ce qu’ils te demandent, même s’ il s’agit de recouvrir Gabrielle d’Estrée et sa sœur d’un pudique Wax hollandais, et les parer d’un afro synthétique! FAIS CE QUI SE VEND…Tu élèves seule 3 enfants. Allons, sois raisonnable. »

Ces droits avaient été volés par une société récemment immatriculée à l’étranger, qui n’était en fait qu’une des nombreuses émanations du réseau tentaculaire de harceleurs, impliquant des membres de mon entourage, des mafias communautaires et un fratras d’institutionnels corrompus. Le pseudo-editeur avait trouvé un alinéa en police 5, perdu quelque part dans le contrat complétement abcons nous liant, qui lui avait permis de se défaire de ses resonsabilité. J’avais été en fait le dindon de la farce, la dinde de Noel: de l’esclavage moderne, pur et simple, depuis le départ car il y’a fort à parier que l’éditeur et le réseau s’étaient mis d’accord, bien en amont, sur le procédé.

Je regardais mes filles tapant des mains sur les chants laiques de Noel autorisés, ces habituelles soupes commerciales auto-tunées, qui entraient littéralement dans une oreille pour en sortir par l’autre, oubliée aussitôt après écoute, dignes produits d’ une époque qui avait érigé le consumérisme vide de sens ,en valeur cardinale.

j’étais lourdement blacklistée, et je n’étais même plus autorisée à travailler d’une quelconque façon que ce soit. La prochaine étape m’apparut avec une rare acuité: même ce que nous étions en train de vivre, ce mauvais spectacle improvisé dans un gymnase suroccupé, transformépour l’occasion en salle de spectacle, en pleine zone périurbaine…..même ça, ils allaieent nous l’ôter car ils ne supportaient tout simplement pas que je vive, que je ris, que j’existe!

Quelque jours plus tôt, coincidence ou tentation, j’avais été contactée par un service d’assurance, dont le courtier avait précisé sans que je ne lui demande quoi que ce soit, que les assurances-vies couvraient aussi les suicides! Une précision spontannée qui avait des airs d’invitations doucereuses auxquelles je pensais ne jamais succomber.

Et pourtant! Si je ne pouvais avoir la vie que je méritais, à défaut de celle que je souhaitais, j’allais choisir ma mort, les conditions de ma mort, le montant de l’assurance-vie et j’allais m’assurer qu’elle soit effectivement distribuée équitablement à mes 3 enfants.

Partir! Je savais à présent où. Restait en suspens, la question du « Comment » ?

Le 7 février 2031

J’ai pas perdu de temps aussitôt ma décision prise, j’ai commencé à tripafouillé internet. Il y’ avait bien un coup à prendre pour le darknet, un peu comme une plongée en apnée. On va pas bien loin quand on s’y connait pas. C’est pas tout à fait foutu de la même façon que sur la terre ferme de l’internet bien propret , mais bon, même moi qui me noit habituellement dans une cuillérée d’eau-cuillère à café- j’ ai quand même réussi à y faire, cahin-caha, mon petit bonhomme de chemin au point d’échanger avec quelques « prestataires sérieux et expérimentés ».

Je préférerai en effet que le travail soit accompli à peu prés correctement, plutôt que baclé par un goret de six semaines, pressé d’empocher le fric pendant que moi j’agonise dans une éternité sanglante plus longue que la vie elle-même!

J’ai également vérifié auprès de cinq interlocuteurs différents, dont le directeur d’agence, la procédure d’attribution des assurances-vie, et j’ai fait consigné les quelques croutes potables qu’il me reste auprès d’un huissier, afin de m’assurer de la juste répartition de ce maigre patrimoine entre mes trois ayant-droits.

J’hésite toujours à ajouter la toile sur laquelle je suis en train de bosser dans le lot, puisqu’elle est prévue pour l’exposition. Je vais peut-être la consigner, l’exposer et l’ajouter ensuite au lot revenant aux enfants. C’est une oeuvre verticale dont les tonalités sombres, tirent vers le bleu éteint d’une eau saumâtre. Curieusement baptisée « Underground Railroad » alors que ses lignes dynamiques dans un espace clos en soulignent l’enfermement, elle en scène à sa manière un peu heurtée la dialectique de l’esclavage. Une problématique qui ressurgit à chaque injustice notoire, avec sa cohorte d’ombres émaciées émergeant des cales d’un bateau dans une douleur transmuée par certains en épine utilitaire.

Mes vains coups de pinceaux essaient de rendre compte de l’incompréhension entre deux peuples frères, désormais scindés en deux camps opposés: Ceux qui ont été vendus et ceux qui sont restés.

Le premier camp accuse le second de les avoir vendu sans même avoir su s’enrichir, contrairement aux autres continents qui sont passés grâce au commerce infâme du sang, de la sueur et du coton, du moyen-âge boueux à une prospère ère industrielle. Le second camp rejette l’accusation….qu’aurait-il pu faire face à une telle domination militaire? (Ce qui, admettons-le, est encore vrai aujourd’hui).

Sur la toile tendue, un troisième groupe, composé d’une cohorte d’hommes enchainés, fait un pas lourd et groupé vers l’avant. Leurs visages anonymes, tatoués des codes-barres de la traite, se détachent , un à un, de l’obscur confinement de l’oubli.

Le second camp ne l’énonce jamais, sauf lors de diatribes assassines, fratricides, dont l’insulte par effet boomerang retombe immanquablement sur lui….mais….ce camp-là n’a jamais connu les chaînes. C’est vrai, on y nait libre de père en fils.

Il en a l’illusion. Il pense appartenir au bon groupe, ceux qui sont restés, et s’en enorgueillit secrètement. Ce sont pourtant les plus solides, parmi leurs ancêtres communs, qui ont été vendus, pendant 400 ans, 1300 ans, au delà même! Les hommes les plus résistants, vigoureux. Les femmes les plus fécondes, à la beauté épanouie. Tous fauchés dans leur jeunesse. C’ est l’avenir commun de ces deux camps qui a été arraché, dans une insoutenable hémorragie humaine, des siècles durant!

Ceux qui auraient du batir leur continent, et leurs propres vies libres au sein de ce continent, ont été effacés de la lignée de leurs ancêtres pour le sucre, le coton et l’indigo. Sur la toile, le groupe d’hommes enchainés avance à nouveau, éclairant dans sa marche lente et décidée les innombrables rangs en arrière plan.

Mais pas si vite! Le premier groupe, celui des afrodescendants, ne veut pas être réduit à cette seule période de leur histoire: ils sont coolie d’Inde, chinois, indien Arawak, Navajo, Cherrokee. Ils n’ont pas eu d’autres choix qu’être aussi irlandais, écossais, portugais, girondins, nantais. Ils sont d’ici et d’ailleurs. Pourquoi porteraient-ils exclusivement cet héritage là?

Le groupe d’hommes enchainés se figent attentifs, se rétractant dans la pénombre. Le premier groupe poursuit: De ce mélange est née leur culture plurielle, depuis le bayou du sud des Etats-unis au créole antillais en passant par le merengue sud-américain. Ils sont résilience.

Les trois groupes d’hommes, de femmes noires, du bleu-ébène au jaune-papaye, se regardent mais ne se voient pas, mésunis, disparates, condamnés par l’oppresseur , tricotant hors cadre l’histoire qui lui sied et l’imposant comme vérité unique, à ignorer leur longue épopée collective d’ainés de l’humanité.

Je sais pas pourquoi j’ai appelé cette peinture à l’huile « Underground railroad« , là où l’impasse est évidente. Peut-être parce que la liberté ne se conçoit vraiment, comme le disait la plus célèbre passeuse, Hariett Tubman, cette reine noire de l’évasion, que lorsqu’on a conscience de n’être pas libre!

Le 10 février 2031

Je suis toujours à la recherche de mon prestataire de services. J’en ai trouvé quelques uns, assez intéressants au niveau du rapport qualité-prix mais aucun ne m’a jusqu’ici apporté la certitude que j’attends pour franchir le pas. J’espère ne pas rechercher ainsi une inconsciente échappatoire, en opposant à chaque interlocuteur ce haut niveau d’exigence. C’est pas non plus comme si la mention « satisfait ou remboursée » s’appliquait à ce type de prestations, ou que je pouvais exiger un avoir de l’au-delà.

Le réseau quant à lui progresse dans sa caballe insensée. J’en ai à present identifié 4, mais il y’en a certainement infiniment plus, dans une quantité infinitésimale de groupuscules s’agrégeant en cellules organisées au gré des opportuinités que representent les personnes cibleés.

Les motivations, beaucoup plus que les profils socio-culturels, les distinguent les uns des autres:

Vous avez les motivations crapuleuses, de reseaux intermédiaires , reunis autour d’une même origine ethnique ou sensibilité religieuse le plus souvent, qui vont delester une personne ciblée, donc officieusement et illegalement privées de ses droits constitutionnels, de son patrimoine, de ses biens, de ses droits….au profit de tierce personnes qui auront payé pour les avoir.

Je viens par exemple d’avoir un nouvel appartement, et je termine une commande de tableaux…soyez certains que ces « fourmis travailleuses »- car il s’agit pour eux d’un vrai travail accompli avec ferveur- ont déjà trouvé acquéreur pour mes tableaux dont ils voleront la maternité en soudoyant probablement l’huissier et/ou le notaire,

tout comme ils se sont débrouillés entre polisse-palais d’injustice-travailleurs asociaux et j’en passe, pour récuperer l’ensemble de mes droits dont je ne suis que la femme de paille, ou épouvantail….un simple prête-nom juridique. Leur noble fonction sociale consiste à parasiter la vie d’Autrui, ce dont ils ont cyniquement tiré un modèle économique, implacablement mis en oeuvre par leur chaine de non-valeur!

Autre motivation, pour un autre groupe: l’ennui! Le terrible et abyssal ennui d’hommes et de femmes qui ont tout: argent, puissance, pouvoir, relation, succès….La liste est interminable, mais il y manque l’essentiel : Le besoin et le désir. Ils n’ont plus besoin de rien et ne désirent plus rien. Les deux forces motrices de l’existence ont deserté leurs paradis aseptisés où tout est disponible à foison, tout leur est possible, tout leur est permis et où le tout dans sa suffocante plénitude acquiert les surprenantes et plates propriétés du rien.

La seule façon pour eux de tromper le désarroi qu’engendre cet ennui, est le vice ultime et démiurgique de torturer les mortels, à la façon d’un dieu comme le fût jadis Neron qui avait déjà gouté à tous les vices ( comme coucher avec sa mère, aussi tarée que lui, puis lui donner la mort, ce qui surpasse de loin la vie qu’elle lui avait donné), et régentait despotiquement, dans une décadence frolant le sublime et une totale inversion de valeurs, la vie de ses pairs.

Les crimes dont sont capables ces gens qui n’ont pas appris à gerer l’ennui, et rester tranquille » au repos dans une chambre », mon esprit limité ne peut, et ne veut, même pas les imaginer.

Mais je sais, par exemple, que la généralisation d’internet, et notamment la fibre optique, leur permet dorénavant de tout voir, à tout instant, tout le monde. Le voyeurisme occulte et inversé leur offre de nouvelles possibilités. Ce « tout » dont ils s’étaient rassasié , et dont les frontières volent enfin en éclat, devient aussi expansible que l’univers…un tout, libéré de toute éthique dans un entresoi blindé, et autorisé à dépeupler.

Le manque, l’envie, le besoin et le désir sont de retour!

Enfin, il y’a la motivation de la survie, pour ceux qui n’appartiennent à aucun des deux autres groupes identifiés: Quitte à devenir leurs poupées de chiffon, objets de leurs infames commerces ou vicieux, degueulasses fantasmes, il s’agit de survivre et ce groupe est prêt à tout pour survivre. Faut-il livrer son propre enfant, sa soeur, son frère, son voisin, amie, collègue, sa femme ? Qu’importe, ce n’est pas soi!

Partouzer avec une meute de chiens enragés, avaler le caca d’un diarrhéique au teint grisé par la maladie, ôter les organes sains d’un bel et innocent enfant albinos?

Tant que leurs vies, castrées, vidées de sens et de valeur, rabougries aux seuls besoins primaires sont preservées, ces morts-vivants sont prêts à tout offrir, ce tout dont les autres groupes sont tant friands par vice ou cupidité.

J’ai identifié un quatrième groupe, j’y reviendrai. Mais pas aujourd’hui. Je dois trouver mon prestataire, et rapidement, si je ne veux pas servir d’éternelle monnaie d’échange à ces démons déchainés.

Mais grosso-merdo, sans trop entrer dans de scabreux détails, tant qu’il n’y aura pas une volonté POLITIQUE de lutter contre la logique de reseau qui fait partie intégrante du crime aujourd’hui, et ce sont des reseaux puissants, il y’aura toujours des vies ainsi volées.

Ces reseaux ciblent et passent des commandes comme au MacDo auprès d’hommes de mains afin d’assouvir leurs fantasmes obscènes et inhumains, liées à leur nature de monstres ou à ces sacrifices rituels si chers à certaines sociétés…secrètes. Cessons de nous voiler la face !!

Ce sont des logiques de reseaux : on est pas dans l’anedoctique mais la structuration d’un crime de plus grande envergure couvert par une honteuse omerta.

Cette omerta s’explique: les rares fois où un tel reseau a été démantelé, il comprenait des hommes occupants des postes importants et strategiques, permettant cette omerta.

Un peu plus tard

Un peuple éduqué, voisin du mien dit qu’on ne dure pas dans mauvais rêve! Je reve de me réveiller du songe égaré de la meute enragée, qui a fait de moi , à mon corps déféndant, son esclave traquée.

Dans ce domaine, ils ont de la pratique….Contactés par de nébuleux commanditaires dont je n’aurai jamais ni l’identité, ni les motivations, ces pleutres qui avancent et reculent suivant la ligne de défense que je leur oppose, et leur logique pleine de hardiesse « Fort avec les faibles, faibles avec les puissants » , manient la manipulation avec un art consumé.

Ils savent comment épouvanter une materfamilias, qui cache derrière son empressement à leur obeir, la haine si secrète qu’elle porte, sans se l’avouer, à sa propre enfant, alternativement detestée, jalousée et méprisée.

La femme sait qu’en cas de désobeissance aux directives visant à peaupériser, isoler et piéger la cible, elle sera elle-même punie. Mais ce qui l’effraie n’est pas tant une punition à laquelle elle ne s’expose pas, mais l’arrêt de tous les avantages dont elle a pu jusqu’ici tirer profit pour elle-même, au détriment de son propre enfant.

Ils savent comment tirer profit de la rivalité secrète gangrenant sournoisement une fratrie, comment habilement détourner l’attention d’un amant ou amoureux de la cible en l’orientant vers une autre femme, dont les particularités, des attraits aux défauts seront minutieusement calqués sur la cible.

Ils savent effrayer un potentiel recruteur, et lui refiler un profil incompétent en guise de compensation. Ils savent faire le vide parmi les amis, proches, entourage social trés élargie de la cible ,en usant de calomnie, diffamation et au besoin de sordides photos-montages qu’ils auront eux-même mis en scène, auxquels ils auront dans une débauche quasi-pornographique eux-même participé. Ils ne sont pas à un mensonge prés.

Ces esclavagistes réalisent le rêve de leur aieux: voir perdurer le lucratif commerce auquel ils avaient du renoncer non sans regret, fantasme nostalgique de toute-puissance transmis de génération en génération.

Au voyeurisme libidineux du Remote Neural Monitoring, s’ajoute l’ivresse démiurgique de pouvoir déshumaniser à l’excès une femme, qui a en plus poussé l’audace jusqu’à naitre noire comme une nuit sans étoile, en lui imposant leurs déviances les plus perverses:

– l’homme avec lequel l’accoupler et la croiser contre son gré, dans des situations aussi humiliantes qu’un droit de cuisage incestueux

– la fonction sociale , de préférence inférieure, qu’elle devra occuper dans la société. Ne jamais laisser retravailler, s’élever socialement. D’ailleurs le fruit son travail, quelque soit le labeur, est le leur….si elle peint, c’est leur propriété. Si elle publie, c’est leur propriété. Si d’une manière ou d’une autre, elle thésaurise une quelconque somme issue d’on-ne-sait quelle ressource, c’est toujours à eux!

– le lieu, de préférence sordide, où elle doit résider. Rien de confortable, de digne ou de décent. Un foyer insalubre, infesté de punaises serait l’idéal.

– ce qu’elle doit manger, ne pas manger, comment elle doit prier, comment elle doit se tenir, s’habiller, se coiffer, ne pas se maquiller, ne SURTOUT pas danser, pas de musique non plus, pas de joie….NE JAMAIS SE REJOUIR, ou montrer un quelconque contentement, par essence vaniteux.

– La matraquer non-stop d’étourdissantes insultes, menaces, intimidations qui sifflent comme des raclées à ses oreilles. Si elle ne réagit plus, s’en prendre à son enfant, la plus jeune…son esprit est si malléable qu’elle répète des phrases entières d’adultes, des phrases qui terrorisent la cible car elle en connait la provenance et elle craint plus pour la vie de son enfant, que pour la sienne!

Ils vendent parfois la cible, comme leurs aieux vendaient jadis ses ancêtres indirectes sur les comptoir de Zanzibar ou les étals d’Ouidah. Ne pas oublier de marchander….Deux pour le prix d’une …..ils peuvent vendre la mère et la plus jeune, comme cobayes à telles firmes à des fins d’expérimentations médicales, puis les séparer une fois l’enfant sevrée pour d’autres marchés secondaires, encore plus glauques et occultes….Qui ne les concerne pas. Ces trucs de dépravés, d’illuminés, ce sont les commanditaires qui en sont friands.

STOP!

Le temps presse, je dois trouver sortir de ce cauchemar qui étrangle ma vie: je ne leur servirai pas de monnaie d’échange.

11 février 2031

La particularité que j’ai en tant que personne ciblée, est qu’en bonne transfuge de classe , je connais chacun des groupes sociaux qui me harcèlent,
et comment ces mafias ont coloré le paysage politique , avec l’efficacité d’un insidueux poison à la redoutable efficacité.

Nous n’avons même pas eu le temps de nous installer avec un bail régulier à mon seul nom, que les mafias communautaires affiliées à mon encerclement systémique en réseau, ont organisé des réunions informelles réunissant parents, d’élèves, voisinages, riverains et élus locaux (en les menaçant de la probabilité d’ un attentat , en donnant de fausses informations me concernant, ou encore en anticipant la descente d’extraterrestres…)…

Ils ont exercé des pressions sur eux jusqu’à recueillir un assentiment à 80%, dans ces assemblées participatives qui n’ont aucune valeur légale et détournent le vrai pouvoir du peuple, pour ces faits discriminatoires (Cette partie du monde a TOUJOURS été un peu collabo!)

La récupération idéologique et l’inversion de valeurs n’ont jamais été aussi fréquentes qu’en ces temps mauvais….

Pendant ce temps, ces tortionnaires ou prestataires de services n’ont pas cessé de me harceler (armes à énergie dirigée grillant ma peau, mes enfants, mes plantes, faux et usage de faux, usurpation d’identité, fausses factures….).

Pour revenir aux spoliations dont je fais l’objet, il y’a un au centre un V.I.O.L que tous veulent cacher, en me faisant passer pour menteuse, affabulatrice, mythomane, voire prostituée, bref en me décrédibilisant afin d’impliquer un maximum de personnes dans leurs entreprises criminelles.

Petit quizz?

Qui impliquer dans le cadre d’une telle opération de censure d’une victime de V.I.O.L? Pourquoi pas une militante féministe racisée?

Concernant mon droit de garde (de l’enfant issue du v***….On va corser les questions, sinon, c’est trop facile), qui impliquer pour neutraliser tout éventuel dépôt de plainte, doublé d’un test ADN ?….Hum, pourquoi pas des représentants de l’éducation nationale et des travailleurs sociaux? Qui remettrait en cause la sacralité de leur parole conjointe?

Une petite dernière, dont je vous laisse trouver la réponse: Et en ce qui concerne le toit que j’ai au-dessus de la tête, et les livres que j’ai écrit? Ce sont des droits inaliénables, normalement? Qui impliquer pour les outrepasser?

Car leur modèle économique s’accompagne aussi d’autres spoliations, à travers de fausses Hospitalisations aux urgences (reposant donc sur une usurpation d’identité car au moment où quelqu’un s’y présente en prétendant être moi, je suis chez moi, et je n’ai pas une seconde à moi avec tout ce qu’il y’a à faire pour élever seule 3 enfants, en essayant de garder la tête hors de l’eau….et j’aurai préféré que ce clone ou sosie, de dévoue pour une heure de lessive/repassage, par exemple!)

ils veulent aussi récupérer d’autres droits:

– Mon APPARTEMENT (il parait qu’ils ont déjà une famille migrante sur le coup…ca ratisse large: Asie du Sud-Est, Europe de l’est, ect…)!

– Mes LIVRES (Tiako serait dans le coup et aurait promis à chacun , sauf à moi puisqu’elle n’a pas mon accord, un intéressement sur la vente des droits de mon propre bouquin!)

Le réseau de mafieux communautaires aurait même fait de fausses factures avec mon ancienne adresse,
(la locataire en titre l’ayant mis à notre disposition- m’a rappelé jusqu’à 2 fois dans un échanges que j’ai écrit mes livres dans son appartement….And so what?! Serait-ce une mise en garde officieuse dans un contexte trouble? une nouvelle tentative de destabilisation?)

Le logo de mon association aurait même été utilisée par ces petites frappes se revant baron de la fraude, sur des territoires volontairement abandonnées par l’état comme territoire d’experimentations du chaos (sans chaos, pas de solution innovante à proposer!)

Ces réseaux sont néanmoins dangereux…le genre à associer crimes crapuleux, dimension occulte et exploitation indigne de la misère. Ils ne reculent devant rien, pas même l’élimination physique.


Et la police est au courant de ces FAITS (car ils laissent des traces avec tous leurs faux documents)….

QUE FAIT-ELLE?

Elle observe les prestataires de services, et comptent les morts.

12 février 2031

L’une des particularités de ce programme de coercition invisible est de dresser les gens, y compris des gens qui se sont aimés, et peut-être s’aiment encore quelque part, les uns contre les autres.

(Je parlerai aussi d’une des plus grandes réussites de ce programme, plus tard.)

Mais pour l’heure, sa plus grande réussite est d’avoir peu à peu normaliser le sentiment d’incomfort, et de rétrécissement, planant tel un sinistre albatros au-dessus de ce don précieux qu’est la vie simple et quotidienne: Des libertés individuelles fondamentales aux plus petites joies anodines, la vie subit un shrinkage accéléré, dont nous sommes supposés nous accommoder comme si l’anormalité était devenue norme: personnes ciblées, kapos, commanditaires qui malgré leurs relatifs privilèges, sentent bien que cette asymétrie claudicante est contre-nature.

Enfant, lorsque je me levais la première, dans le modeste pavillon de banlieue de ma grand-mère, j’adorais ressentir à travers les rayons naissants du jour, toutes les promesses que celui-ci avait à m’offrir : la caresse aimante de mon aïeule, sa présence rassurante, la maisonnée qui s’éveille dans la douceur ailée du matin, le bonheur de se sentir appartenir à ces lieux et à cette famille unie.

Ces temps de paix, âprement gagnées, ont été, aujourd’hui que je suis adulte et sans que je ne sache comment, imperceptiblement chassés par des temps de paix apparents, masquant mal une impitoyable guerre aux contours mal définis.

En de rares occasions, je ressens encore parfois, malgré le ciblage dont je fais l’objet, cette légèreté d’antan. Ca a été le cas lors de ma rencontre avec James, une personne ciblée, un targeted individual, comme le disent les anglophones. Il a pris l’initiative de me contacter, comme l’ont fait avant lui de nombreuses autres cibles de ce programme informel. Le nombre de victimes était d’autant plus impressionnant que nous étions figés dans une impossibilité totale à nous organiser, nous fédérer et avoir des actions efficaces de dénonciation et sensibilisation. Cela tenait au fait que la plupart d’entre nous étions dans la survie immédiate, et que pour une cible réelle, il fallait compter le double , voire le triple d’agents infiltrés se faisant passer pour des cibles, et œuvrant à la démobilisation en interne, à la désinformation et décrédibilisation du mouvement.

James était un cadre moyen de la fonction publique, qui avait fui son ciblage initial dans son pays d’origine, et avait trouvé un bref répit à Odyssea où il s’était marié et avait eu des enfants, avant que le ciblage, mis en suspens, ne reprenne de plus belle. Divorcé, ostracisé, séparé de ses enfants et de plus en plus harcelé au travail, son récit m’avait semblé trop policé pour être vrai. Il n’en était pas moins un camarade de lutte agréable, doté de cet élégant humour pince-sans-rire qui dédramatise même les situations les plus désespérées.

Il m’avait invité, connaissant mon artivisme, à un cours de cuisine atypique, alliant créative writting et l’art culinaire. Avions-nous vraiment flirté ce jour-là? Il faisait beau, nos ciblages avaient sensiblement baissé, ce qui avait accentué mon impression que le sien était décidément faux. J’avais remarqué sans le dire qu’il avait un doux regard mélancolique. Il m’avait lourdement complimenté sur mes jambes nues. Je n’avais bien entendu pas suivi les consignes du coach culinaire puisque j’ai dessiné le fruit que nous avions choisi de préparer, un ananas en sorbet, au lieu de le décrire.

Elève studieux, il m’avait offert la description imagée qu’il en avait fait, suivant les directives attentives de la coach:

« Ce fruit, l’ananas, est en lui-même une fête. Son aspect extérieur , festif et joyeux avec son extravagante coiffe rappelle la graphique et élégante éclosion du palmier. L’image fugace du savant maré-tête des belles des Antilles, aux significations diverses, se superpose vaguement sur ce fruit mal-nommé. »

Bromeliacée », comme celui de la famille végétale à laquelle il appartient, eût été plus approprié, car il évoque le prénom d’une fille aussi compliquée et inaccessible que la forêt de Brocéliande. Ou alors « Nana », comme l’appelaient les indigènes d’aprés un explorateur. Le surnom d’une fille fraiche et frivole, dont l’entetant parfum, et le nectar, ont pu l’espace d’une seconde vous faire perdre la langue.

On est toujours saisi, en palpant ce fruit qui est aussi défi, par l’ immediate proximité de lieux exotiques qu’il parvient à convoquer, en plein mitan de l’anonymat aseptisé et bruyant d’un supermarché de banlieue. Sa surface grumeleuse, grenelée de picots saillants décourage parfois les moins hardis.

Mais le vertige de l’odeur anticipe toujours, chez les plus vaillants, le plaisir du palais, dont les papilles réclament déjà une part forcément juteuse d’un fruit, qui est aussi conquête.

On ne l’aborde, en effet qu’armé d’un couteau. Parfois même à plusieurs, avec empressement, comme devant un butin à partager. Et après un relatif effort visant à le dépouiller de son écorce grumeleuse, on atteint enfin sa chair sucrée et filandreuse.

Il arrive alors que la réalité soit décevante : chair sèche au gout plat et acide, mais parfois le fantasme est encore en deçà du surprenant festival de saveurs d’un fruit à l’aspect si rugueux, car bien qu’on en ait mangé des dizaines,

peut-être même des centaines, cet ananas est à nouveau une révélation qui vous dévoile un aspect du fruit jusqu’ici méconnu,

et vous renvoie, les cheveux blancs, à l’émerveillement de votre enfance.

James B. »

Lorsque plus tard, nous dégustâmes nos glaces, fraiches et fondantes, en lézardant au soleil, je le félicitai sur son évident talent littéraire en lui demandant s’il ne voulait pas le garder. Il sourit énigmatiquement, en me proposant de garder plutôt mon croquis rapide d‘un ananas dansant, à la Joséphine Baker, en échange du texte.

Le seul moment où nous avons abordé la question de l’ ESR, l’encerclement systémique en réseau , aussi connu sous l’appelation anglo-saxonne de gang-stalking, et des cybertortures associées, fût lorsqu’il m’entretint, non sans poésie, de sa volonté de mener une vie de nomade, dans un van ou mobile home, travaillant au gré de ses pérégrinations, passant un mois par ici, puis deux semaines par-là …allant selon le bon vouloir du vent.

Cette vie de nomade ne donnait pas, selon lui, à l’ ESR le temps de s’installer durablement, et la victime avait à peine le temps de remarquer sa reprise qu’elle était déjà sur le départ!

James avait noté qu’une fois la victime sédentaire piégée dans sa zone de vie et de confort, le réseau avait le temps de tisser sa toile, et d’opérer un maillage ultra dense de tous les lieux qu’elle fréquentait, ainsi qu’un embrigadement de l’ensemble de son réseau social et familial. Embrigadement qui pouvait donner le tournis, impliquant collègues de travail, anciens clients, ancien voisinage, ami de longue date perdu de vu, cousinade élargie, famille….

Les proches étaient « retournés » via manipulation mentale, et si celle-ci s’avérait insuffisante, le réseau passait au stade supérieur en allant crescendo: intimidation, menace, assaut, accident…ou corruption, partant du cynique principe que tout le monde avait un prix.

Il était prêt à repartir à zéro, ailleurs, différemment. Seul ou accompagné. Il m’avait semblé qu’il avait appuyé son dernier propos d’un regard soutenu, que j’avais alors choisi d’ignorer. Je ne savais toujours pas s’il était un sympathique pion ou une charmante victime.

Nous nous étions vu à la fin de l’été 2030. Au début de l’automne 2030, j’apprenais par des connaissances communes, d’autres personnes ciblées-ou prétendument ciblées- le suicide de James qui avait en guise de nomadisme, choisi de deserter définitivement la vie pour preserver ce qui lui restait de liberté.

Je relis souvent son texte, empreint de liberté et d’émotion. Je ne peux plus avaler un seul morceau d’ananas.

Le 13 février 2031

L’une des plus grandes réussites de ce système est de dresser les gens les uns contre les autres. Là où le lien social était jadis la norme établie, la solidarité, le souci d’Autrui, la volonté de faire corps avaient été supplantés par la défiance, la haine réciproque, la soif de prédation et de domination.

Quels avaient été les premiers pions de mon entourage à m’encercler? La cousine Tiako, manipulée par des cercles occultes, et par la convoitise qu’elle avait couvé au point de la voir éclore en jalousie mortifère? Sa mère, la mienne, voire les deux, excédées par mon anticonformisme dérangeant? Mes frères et cousins, au penchants totalitaires et misogynes, propres à certains cercles idéologiques? Un ex-conjoint éconduit, ou alors expressément conduit jusqu’à moi pour les besoins de cette mission spécifique? Des amis qui n’en ont jamais été? Un ex-employeur se sentant trahi, alors qu’il a bafoué le premier son devoir? Peu importe puisqu’ils finirent tous par participer au siège dont j’étais la cible. Et les murs qu’ils avaient érigé avaient été fortifiés par les institutions qui auraient du me porter assistance.

Ainsi, en allant porter plainte, lorsque les plaintes, faits de plus en plus rares, étaient prises, je me trouvai confrontée à de subtiles menaces volatiles, pesantes et anxiogènes : des agents passaient régulièrement derrière mon dos, et distillaient à travers la porte laissée ouverte une peur poisseuse par petits piques acérés. Elle va se faire écraser!- On aime pas les fayots ici- Retourne d’où tu viens!

J’avais droit aux mêmes séances musclées d’intimidation dans les palais de justice où j’étais, sans ironie déplacée, « Connue comme le loup blanc« .

L’encerclement était constant, sinueux, vipérin. Je ressentais la danse lascive et serpentine de son nœud coulant autour de mon cou, quelque soit le lieu où je me trouvais. Chacune de ses morsures répandait un venin qui annihilait mon énergie, mon agilité, et fossilisant ma mobilité, réduisait ma capacité de mouvement. Ma foi en un possible changement, déclinait de jour en jour.

L’effet le plus effrayant et engourdissant était peut-être produit par les manifestations les plus inexplicablement étranges de cette coercition, comme les furtives micro-injections que je pouvais ressentir dans le cou, le dos, le visage, les cuisses, le dos ou encore les bras, sans être jamais en mesure de surprendre l’auteur(e) de ces abus:

Un mouvement à peine perceptible par l’oeil dans l’espace, un bruit de pas, une brève trace cinétique, une ombre au sol attestant du passage d’une masse et la vive et nette sensation d’une fine aiguille injectant un produit dont l’immédiateté physiologique des effets sera finalement la seule chose matérielle traçable dans notre organisme…si tant est que les hôpitaux fassent encore correctement leur travail. Oui, encore faudrait-il que les hôpitaux et unités de soins nous réservent un accueil et un traitement égalitaire, ce qui était loin d’être le cas.

Je me rappelle ce jour où mes enfants avaient été volontairement infectés par un poxvirus, diagnostiqué à tort comme une varicelle suite au passage d’un groupe d’infirmiers et d’internes dans l’unité pédiatrique: « S’il lui donne la preuve que c’est un empoisonnement, elle et ses mômes ne sortent pas d’ici, vivants !« 

Le médecin avait refusé dès lors, en dépit de mon insistance et mes arguments, toutes possibilités d’examens sanguins complémentaires, là où quelques jours plus tôt, dans le même hopital et la même unité, l’enfant de Tiako avait bénéficié d’une batterie de tests sanguins pour des symptômes moins graves.

Les vols, extorsions des fournisseurs d’énergie, des banques, des compagnies de transports étaient pléthores sans possibilités d’y remédier puisque justice et droit n’étaient dorénavant que des motifs d’apparat, vidés de substance, de sens et sans réelle fonctionnalité. L’orsqu’un des maillons de ces constructions langagières qu’étaient la police, la justice, le travail social, la santé, en relevait la vacuité, il disparaissait, frappé par un accident, une soudaine maladie ou neutralisé par le biais d’un proche sur lequel la fatalité s’abattait.

La dialectique Hegelienne était largement utilisée : Si un objectif inatteignable, nommé A était visé, le réseau créait un problème B complétement improbable, et C (parent de A) apparaissait alors à tous comme une évidence.

Exemple concret ==> A: Il faut m’empêcher d’accéder à une succession patrimoniale m’avantageant ; B: On invente un faux prétexte, justifiant un ESR; C: L’ESR m’empêche d’accéder à la succession.

Et cela fonctionnait à des échelles et niveaux différents, pour à peu près tout. Ainsi, la prétendue maladie mentale était aussi une méta-construction, via l’imbrication ESR (Encerclement systémique en reseau/gang stalking) et HE (harcèlement électromagnétique ou cybertorture). C’etait parfois leur seule et unique porte de sortie légale face à une cible récalcitrante…D’où la soudaine généralisation dans l’espace public de certains éléments de langage comme eux autour de la santé mentale.

Un débat qui n’aurait pas dû faire l’économie d’une vaste campagne de sensibilisation sur les neurotechnologies, la cybertorture, et traiter de l’internement abusif comme méthode de représailles et de neutralisation sociale, dans les cas d’ ESR.

Dans un contexte de délitement des solidarités, tout individu, du bénéficiaire de minimas sociaux au prof de fac, tout individu peut un jour en être victime ce modus opérandi. Et s’il est possible d’ interner arbitrairement des professeurs d’Université, des avocats, des scientifiques, des policiers haut gradés, il est facile d’en conclure que cela peut être désormais le cas de n’importe lequel d’entre nous.

Ce modus opérandi, l’ ESR et son pendant….une cybertorture aux possibilités probablement plus étendues que ce qu’il est même possible d’imaginer, balançait toute personne qui en était victime dans un vaste trou noir, dans lequel les lois et les preuves étaient inopérantes.

Total H.S, mais demain c’est la St valentin….une fête que je n’ai pas fêté depuis….pfiouuu…..je ne saurai même pas mettre de date exacte sur cette vie antérieure. L’image fugace d’un James éteint ramène implacablement mon esprit vagabohème à l’urgente réalité.

Le 14/15 février 2031

L’ Encerclement Sytémique en réseau ne fait pas de distinction quant à la supposée réussite des victimes, mais il est cependant certain que ce protocole ne s’attaque que très rarement aux millionnaires.

Et c’est probablement ce qui a mis d’accord les 3 dimensions de mon ciblage (familial, communautaire et institutionnel): Il était hors de question, pour cette association de malfaiteurs bénéficiant de soutiens para-étatique, que je puisse accéder à un certain niveau de ressources, revenus et patrimoine. Non que j’imagine être à la tête d’une fortune disséminée dans une pléthore de holdings bunkerisés et sociétés écrans à travers différents paradis fiscaux, ou dissimulés en avoirs et portefeuilles d’actions dont j’ignore jusqu’à l’existence, mais même un petit coussinet confortable de dividendes aurait suffi à faire cesser cette mauvaise farce au profit de la vie, la vraie, celle qui file à une vitesse proportionnelle à l’âge croissant et est donc, d’autant plus précieuse.

C’est jeune qu’on fixe nos fondations, les joies et peines, souvenirs heureux et traumas qui constitueront les bases de notre identité. Cette grille informationnelle tissant la trame de notre future personnalité, on la nourrit dés l’enfance.

C’’est pourquoi ce harcélement doit cesser dès à présent pourque mes enfants, et en particulier Wely, laplus touchée, aient ue chance de construire, avec l’ensemble de ces matériaux, un passeport solide pour l’avenir et que leur résilience soit assurée.

Mes enfants reçoivent tellement d’informations, menaces, intimidations, brimades, climat anxiogène , dépossession de leur bien, insultes insidieuses, rejets, dénis de droit et de justice, moqueries…

tellement de choses négatives qui n’ont rien à voir avec l’ingéniosité ludique d’Ethan, capable depuis qu’il sait marcher se reperer dans n’importe quel espace et dereconstituer un Rubikub les yeux fermés,

la sagesse décalée de Wely, ne supportant pas les cris et œuvrant depuis qu’elle est en âge de parler au consensus et à la paix sociale avec la même implication sérieuse qu’une émissaire de l’ONU,

la perspicacité affutée de Marion maniant les mots et les concepts avce la dextérité d’une adulte, piégé depuis sa première écho, dans un corps d’enfant.

Il est temps d’ extirper ces bijoux d’enfants de la fange dans laquelle ces tortionnaires, œuvres ratées de leurs propres vies, approximatifs et ternis par une indélébile haine, souhaitent nous entrainer.

J’ai donc fini par selectionner et contacter sur le dark web un prestataire, Lenny, dont l’avatar était grisé, mais dont le pseudo m’évoquait, je ne sais pas pourquoi, les traits d’un dangerreux loubard aux verres teintée. Nous nous sommes mis daccord sur un montant de 2000 euros, dont un virement automatique de la moitié de la somme prévu dans les 24 heures de l’execution du contrat , l’autre étant payé en avance. Je pouvais ainsi y faire opposition si les termes du contrat n’étaient pas respectés. Lenny m’informa travailler »en équipe », ce que je trouvais particulièrement étonnant au vu d’honoraires relativement bas, qu’il accepta sans négocier. S’il m’en avait avisé avant le premier virement de 1000 euros, j’aurai probablement reculé, mais là…c’était trop tard.

Une fois les derniers détails reglés et avant de confier les enfants à Cathy, une ancienne collègue et seule ersatz d’amie qui me restait , dont je ne souffrait aucun doute, j’organisai mon ultime journée avec les enfants.

J’avais dabord envisagé une activité faisant l’unanimité comme l’accrobranche ou un ciné, mais je ne voulais pas que la trace que je pouvais saisir d’eux et inversement, imprimer dans leur esprit , soit parasytée par d’autres interactions, d’autres rires, images et éclats de voix que les leurs. Je ne voulais m’imprégner que de leur essence et j’optais finalement pour une portion de parc, connue de nous seuls où nous passames une des plus paisibles, agréables et lumineuses après-midi qu’il nous ait été donné de partager. Lorsque Cathy vint les chercher, officiellement pour « passer le nuit chez elle pendant que je terminais mon exposition » , Welly qui devait sentir das ma voix une inclinaison inhabituelle que je me hatais de masquer par une toux factice, refoulant au loin la houle de lourds sanglots, s’accrochaà moi plus qu’ à l’accoutumée…si tant est que cela fût possible. Je me laissai aller à lui faire un profond calin, mon petit pot de colle adoré, humant l’odeur particulière que le soleil de février avait laissé dans son indomptable chevelure. J’attrapais les deux plus grands au passage, surpris et genés, que j’envelloppais du même ample calin maternel.

Puis je tournais les talons rapidement, pour leur cacher le spectacle de mon visage baigné de larmes.

Plus tard dans la soirée….

J’avais pris mes précautions pour ne pas être visible des tortionnaires. Cela incluait aussi le fait d’être « lisible », si tant est que je puisse m’exprimer ainsi. Ces nouvelles technologies invasives permettaient à nos harceleurs de nous torturer via un dispositif de voixsynthétiques et interactives, qui tel un maton auditif nous épiait, menaçait, insultait, comentait nos moindres faits et gestes, de jour comme de nuit. Ca avait commencé peu de temps aprèsmon retour de Kouyala, comme l’avait prédit la curieuse blonde!

Mais je n’avais jamais pu definir si ces sadiques matons pouvaient, à l’inverse, avoir accès à mon monologue intérieur, à mes pensées intimes. Ne voulant prendre aucun risque, je multipliais les précautions à quelques heures de la délivrance. C’était donc ça que James avait ressenti les dernières heures de sa vie: une grisante reprise en main de son destin, au delà de la perspective de paix retrouvée.

Je grelottais. Les températures avaient beau atteindre des normales quasi estivales en hiver ces dernières années, les nuits restaient invariablement fraiches. En particulier autour du lac.

J’avais prévu de laisser les caussures que je portais sur la rive, tout comme ce journal dont je noircissais les enigmatiques pages qui seront un jour dechiffrées, je l’eperais du moins, par mes trois enfants. S’ils devaient un jour me chercher, c’eest là qu’ils me trouveraient. S’ils devaient un jour , à défaut de me pardonner, comprendre mon geste, ce journal en était peut-être le seul, ténu et fébrile espoir. Je grelottais de plus en plus. Je n’avais paspris de veste par sens pratique, au détriment de mon comfort immédiat. Car apres tout, quelle future suicidée craint le froid…

L’embarcation, aux allures d’épave, approchait dans un bruit sourd qui fendait abruptement la tranquilité de flots aussi sombre que la nuit les recouvrant. A bord, comme l’avait precisé Lenny, se découpaient trois silhouettes.

Une femme, au visage poupin prematurement vieillie et étrangement fardée, m’apostropha de sa voix décatie de gamine « C’est pour vous? Crimée, c’ est ça? »

Je lui répondis à l’affirmative, sans prendre le temps de la corriger, avant de demander à mon tour: «  Qui de vous trois est Lenny? »

Ils partirent d’un même rire saccadée qui se prolongeait en spasmes, danse macabre de ces artisans de la mort, dont l’apparente normalité tranchait avec l’immonde commerce: «  C’est nous trois, ce sont mes fils. C’est une boite familiale, mouais! »

Une fois leur quinte passée, le plus grands des fils, dont le ventre bedonnant pointait sous le coupe-vent, me fit monter dans le bateau bringuebalant. Sa mère lui tendit des poids, une fois que je fus à bord. Je mon contractai, ce n’étair pas prévu. Elle nota mon mouvement. Son hennissement nerveux repris: « Ah non, on va pasles utiliser pour vous. On a d’aut’ clients! Pi, désolée vous nous avez pas payé assez pour qu’on balance a la flotte du bon matos comme ça! »

Je pris alors conscience de l’irréversibilité du destin que je métais choisie : coincée entre 3 malfrats de fortune, pour qui la vie valait moins que des poids. C’était le jeu! Il me fallait à présent prendre courage, à mesure que le bateau avncerait vers le milieu du lac, là où l’eau était à cette heure la plus glacée.

« A mes trois enfants chéris, ma dernière pensée dans cette nuit de tombe qui s’ouvrira sur des jours nouveaux et heureux, est pour vous. Je vous aime tendrement.

Maman.« 

===> Index de DYSTOPIA

Chapitre I: https://edoplumes.fr/2014/12/15/des-apprenantes-ravies/

Chapitre II: https://edoplumes.fr/2022/03/23/sky-et-kora/

Chapitre III: Le journal de Guinée

Chapitre IV: https://edoplumes.fr/2022/09/19/publication-de-mon-3eme-livre-un-roman-dystopique-dystopia/

Chapitre V: https://edoplumes.fr/2022/10/18/agent-k717-tome-iii-de-dystopia/

(Textes protégés par les dispositions légales régissant le droit d’auteur!)

Agent K717 (Tome V de DYSTOPIA)

Afin de comprendre pourquoi sa mère et lui n’avaient pas été protégés par le groupe communautaire dont il était issu, alors qu’il s’agissait de l’organisation sociale la mieux préparée aux bouleversements qui devaient suivre, il eût fallu qu’il connaisse la petite histoire s’encastrant dans les rouages de la grande, ce que sa mère n’avait jamais permis.
K-717 s’était donc, très jeune, plongé dans l’observation et l’étude des grands mouvements, accompagnant la marche du monde, afin d’en affiner l’analyse, et éventuellement d’en tirer une modeste compréhension.
Il lui apparaissait évident que la raison majeure pour laquelle les puissances industrielles traditionnelles avaient progressivement fusionné dans un seul gouvernement mondial, était la perspective d’apporter une réponse collective aux impératifs du moment : la lutte contre les successives pandémies meurtrières et la gestion des flux de réfugiés, réfugiés de guerre, et des réfugiés climatiques, de
plus en plus nombreux.

Une gouvernance collégiale avait été, dans un contexte globale de raréfaction des ressources, la solution la plus praticable.

De plus, les puissances industrielles s’étant transformées en technocraties: la plupart des innovations de scientifiques, ingénieurs ou inventeurs avaient été raflées par les grands groupes financiers, états puissants au sein d’ états moribonds. Ces organisations transversales comptant plus d’aspirants à leur citoyenneté que de citoyens, s’étaient hatés de les breveter, cadenassant des licences et des droits qui étaient ensuite protégés par de hautes murailles barbelés les cloitrant à jamais dans le domaine privé.

Le cartel militaro-industriel avait ainsi, sur des décennies, fait passer les plus grandes découvertes dans le domaine des Neurosciences, des Biotechnologies, de l’Informatique et des Sciences Cognitives dans la sphère occulte de l’ultra-secret, auquel l’indélébile tampon « Defense » avait été apposé.

Le domaine public, et la société civile, avaient été volontairement privés des informations auxquelles ils auraient du avoir accès si l’idée d’interet général et bien commun, se matérialisaient vraiment en période-post electorale au lieu de rester dans l’ illusion féerique du scrutin, au même titre que les lutins, les fées et les barbus en costume rouge.

Le citoyen lambda, qui avait réellement pensé, à défaut d’être au coeur des préoccupations des candidats et des élus, posséder un quelconque pouvoir d’agir grâce à l’empowerment utopique dont il avait bénéficié entre les années 90 et 2000, avait déchanté dès les années 2020. La démocratisation de l’information, de son partage et sa libre circularité au début de l’ère numérique, et le vent de liberté apporté, n’avait été qu’un mirage collectif. Mais mirage efficace.

La moindre interrogation? La réponse était aussitôt déroulée sur la toile, sur des dizaines de pages , dans plusieurs variantes parfois contradictoires donnant l’illusion du débat. Des révolutions avaient été organisées à la force du clic, des réputations détruites et d’autres, au contraire, crées de toute pièces. Le pouvoir semblait n’avoir jamais autant appartenu au peuple, qui regardait à présent- pauvre peuple parvenu- de haut l’époque des encyclopédistes durant laquelle le savoir était confisqué et thésaurisé par quelques scriptes, sans réaliser qu’eux-même subissaient la même éviction des zones réelles de pouvoir, qu’étaient l’information et le savoir.

Dès 2035 le domaine militaire fût le premier à comprendre le potentiel illimité et démiurgique du secret, autour des découvertes scientifiques et technologiques les plus avancées, en terme de manipulation et domination. Car là résidait le vrai pouvoir, bien plus dans l’omerta que dans les avancées technologiques aussi éminentes soient-elles.

Un groupe cible fût désigné comme cobayes humains pour les expériences nécéssaires à la mise au point de ces innovations, à la pointe du progrès. Des listes secrètes fûrent ensuite dressées. Souvent de façon arbitraire: des lanceurs d’alerte un peu trop alertes, des militants ecologistes trop virulents, parfois de simples dénonciations non fondées de citoyens faisant l’objet de la jalousie ou vindicte de leurs pairs. Seuls les terroristes en herbe avaient parfois tendance à disparaitre de ces listes, notamment les éléments les plus prometteurs car ce groupe social était souvent recyclé pour les besoins d’actions de terrain.

Les décideurs, autrement dit ceux qui finançaient ces programmes, restaient tapis de l’ombre. Nul ne les connaissaient, et leurs desseins étaient encore plus obscurs. Ils avaient réussi là où même le diable avait échoué: faire croire au quidam qu’ils n’existaient pas. Quiconque les évoquait était aussitôt taxés de l’étiquette honteuse de « complotisme ».

Tout au plus, trouvait-on la trace, en filigranne, de ce conglomérat de décideurs dans le regard biaisé des médias, chargés d’orienter habilement l’opinion publique.

Les premiers cas de Havana Syndroms, correlés à la cybertorture et à une forme aussi furtive qu’efficace d’ élimination sociale déjà pratiquée seculairement dans certaines cultures comme sanction et mise au ban du groupe, apparurent simultanément dans les bassins territoriaux majoritairement occupés par les populations édenistes.

Outre la cybertorture, les groupes cibles, volontairement isolés individuellement, subissaient des dénis de droit, de justice , de services et autres atteintes à la personne, ainsi que des menaces et intimidations dont il était impossible d’identifier clairement celui, ou plutôt ceux qui les perpétraient.

Plus rarement, on retrouvait aussi parfois dans ces listes occultes d’anciens agents et employés repentis des renseignements généraux, ou encore des scientifiques dissidents refusant de voir leurs découvertes détournées de leur objectif curatif et préventif, initial.

Au fur et à mesure des années, et malgré les pertes civiles liées à ce ciblage qui en isolant les cibles avant de systémiquement les liquider, empêchait toute association de victimes d’ émerger puisque seuls subsistaient dans la durée, les agents infiltrés se faisant passer pour des victimes,

des voix commencèrent à s’élever avec persistance pour dénoncer ces abus.

La pierre angulaire de ce système reposant sur l’idée de communauté, des années d’observation dans le cadre libertaire de la démocratisation numérique avaient permis grâce au succès immédiat des réseaux sociaux, de comprendre comment s’organisaient et fonctionnaient les « tribus modernes » , et surtout de subtilement saisir les mécanismes de viralité et circulation de l’information en leur sein.

A la fois famille extra-élargie et groupe social régis par des codes identiques à ceux des états, avec un referentiel de valeurs morales et éthiques partagés, des tribunaux et assemblées participatives informels, des mécanismes de sanctions ou au contraire de validation, une hiérarchie et une organisation interne leur étant propres,

la communauté était l’échelle, ou corps intermédiaire, qui interessait véritablement ces puissants conglomérats de l’ombre.

Les édenistes étaient une minorité qui avaient eu le mérite de trés rapidement s’organiser économiquement et de devenir une force politique incontournable sur l’échiquier national.

Mais les valeurs qu’ils portaient, s’accomodaient de plus en plus mal du modèle prétendumment démocratique, alors en place, et inquiétaient beaucoup en raison des dérives rigoristes.

Leurs dogmes présentaient la particularité de changer suivant l’interprétation qu’on en avait. Ainsi il était souhaitable qu’une femme se couvre le chef, soit à l’aide d’un voile ou d’une perruque, même lorsque le mercure grimpait si haut qu’il devenait difficile de supporter sa propre masse capillaire. En revanche, on appréciait qu’une femme présente un visage nu et sans artifice, comme si le naturel avait des zones précises et cartographiées dans le corps féminin.

L’humilité et la pondération étaient des traits de caractère recherchés, y compris en milieu professionnel face à des collègues masculins autorisés à afficher ostentatoirement leur jubilation à la moindre, fût-elle médiocre, réussite. Comme partout ailleurs, la femme devait être « sous contrôle ».

C’était cependant une communauté forte et solide, implantée par vagues migratoires successives depuis des centaines d’années sur un territoire qu’elle avait aidé à batir. Elle était à la fois crainte, admirée et jalousée, parfois même haie au point de régulièrement servir de bouc-émissaire aux différents échecs des politiques publiques en leur direction.

Le sénateur Fontaine fût le premier à entrevoir le potentiel que lui offrait son capital social si avantageux, et associa ses représentants les plus populaires, des présidences associatives aux personnalités en vue, à la plupart de ses campagnes de pacification. Reconnaissance publique qui lui valut une adhésion sans réserve.

L’ ascension de cette communauté connut dés lors deux trajectoires: l’une visible au sein d’institutions, sociétés privées, établissements publics, organismes internationaux où elle fût de plus en plus représentée, à des niveaux de responsabilité de plus en plus élevé. Digne et méritante, régulièrement citée en exemple.

Puis une autre, secrète, plus larvée, au travers de sa pègre, car comme dans toutes communautés ou organisations sociales, chacun des deux extremes, le fleuron de la méritocratie comme le background mafieux, avait son utilité.
Le marché des cobayes humains et la sous-traitance du gang-stalking et de la cybertorture représentant un marché informel florissant, les investissement affluèrent massivement quand l’occasion se présenta. Sans état d’âme, comme l’esclavage en son temps.
La seule solidarité qui subsistait à ce moment là, quand les liens familiaux, claniques, matrimoniaux, religieux, ethniques s’effondraient, était la solidarité de classe réunissant les pionniers dans le même « doux » commerce.
Ceux qui avaient le capital social et financier leur donnant accès à une information et un marché encore confidentiels, une niche.

Certes, les mafias edenistes et les quelques afrodescendants admis, n’avaient accès qu’à la partie opérationnelle du modèle économique: la filature, les theatres de rue, campagnes de bruit, sabotage, intrusion à domicile et autre intimidations ayant pour but de déstabiliser la victime, avant le stade fatidique de la « décomposition ».
Mais si le gang-stalking était un système de triangulation visant à encercler la victime, la cerner de tous les côtés en ne lui laissant suivant l’art de la guerre que l’issue qu’on voulait la voir prendre afin de mieux la piéger,
ce triangle supposait une base et une hiérarchie. Les cercles mafieux issus des dernières vagues migratoires, méprisés du haut de la pyramide, étaient encore à la base, tout en intégrant très vite les codes du « métier ».
En haut de cette pyramide se trouvait des cercles totalitaires plus expérimenté, d’une cruauté froide et sanguinaire. Composé de tout ce que la pègre pouvait compter de politique, policiers, militaires, élus, journalistes regroupés en factions de gangstalkers, ils pratiquaient la cybertorture aussi bien récréative que génocidaire, via des agressions satellitaires, par voix intracraniennes et ondes éléctromagnétiques.

Cette mafia fasciste étaient elle-même la lie, du triangle dont ils étaient la base. Et ainsi de suite. L’ultime sommet n’était visible d’aucun de ceux avec lesquel l’agent 717 avait pu être en contact. »

Certains, cependant, parmi les minorités visibles évoluant dans l’univers informel du crime organisé, visait le plus haut sommet de l’échelle sans considération pour leur milieu d’origine, auquel ils ne se sentaient que trés vaguement lié. L’agent k-717 était arrivé dans ce monde/secteur d’activité un peu par hasard, enchainant successivement les petits jobs de receleur, faussaire ou encore de gros-bras pour des trafiquants notoires. Le marché noir des cobayes humains étant encore ultraconfidentiel, il se hissa dabord, après avoir fait ses preuves, au niveau le plus accessible. Celui de chef de secteur, en charge de recruter les agents pérpetrant des dénis de services et et de justice dans le quotidien d’une personne ciblée, tout en portant atteinte à ses droits: Elus federaux, magistrats, Directrice de banque, employé de poste ou d’un fournisseurs d’accès à l’énergie ou de télécommunications, Travailleurs sociaux, directeurs d’écoles, professeurs, fonctionnaire de police ou pompiers, employés municipaux, d’hopitaux,…. Inflation rimant avec corruption, la libre coopération de ces derniers n’étaient pas difficile à obtenir. Ni celle de collègues, voisins, amis et membres de la famille.

Cette activité apportait de nombreuses satisfaction, en particulier sur le plan matériel, sans majeur inconvénient: les cibles ayant été officieusement placées sur des listes noires para-gouvernementales, leurs plaintes n’entrainaient aucune poursuites. Les éliminer comportait même moins de risques que le recel, ou la vente d’opiacées, bien que ce secteur était appelé à évoluer en raison de projets de lois abrogeant leur interdiction.

Les missions étaient répétitives et consistaient pour la plupart à rendre la vie de la cible la plus insupportable possible à travers des fraudes repétées sans possibilités de réparation ou dédommagement, puisque tout l’écosystème était complice. Le climat continuel de harcélement otait progressivement toute résistance à la cible, rendant le boulot encore plus soporifique. Mais certains se révélaient dans l’adversité, et loin d’être des pignatas géantes, renvoyant parfois par effet boomerang, une risposte qui aurait dû être dévastatrice pour leur organisation, si leur crime n’était couvert en haut-lieu.

Il était alors recommandé de pousser plus loin le recrutement, jusque dans l’entourage de la cible. Les équipes lançaient souvent des paris sur le temps qu’il faudrait à un mari pour partaciper à la traque de sa propre épouse, voire son enfant. Ou sur le temps moyen de dislocation des liens familiaux, une fois cette sphère infiltrée. Mais aucun d’eux n’avait de doute sur le principe sur lequel se fondait leur modus operandi: Les êtres les plus proches de la cible, avaient aussi un prix. Et ceux qui n’étaient pas à vendre, echappaient peut-être à la loi de l’offre et la demande, mais pas aux lois physiques de la vie et la mort.

Lorsque le supérieur de K-717 l’informa d’une place vacante- un repenti parti faire pénitence dans l’au-delà- au sein des équipes dédiées à la cybertorture, une cellule chargée de la torture éléctromagnétique depuis les murs mitoyens du lieu de vie de la cible, il se positionna aussitôt dessus.

Ces ondes incapacitantes, étaient capables de déclencher des cancers en un temps record, des AVC quasi immédiats, des lésions cérébrales irreversibles. Les cibles se plaignaient auprès de medecins, n’y comprenant rien, de symptomes les invalidant durablement. Les pathologies provoquées par des facteurs exogènes, passaient pour des affections endogènes que les spécialistes, même les plus pointus, cataloguaient dans la categorie fourre-tout des « maladies orphelines » ou psychosomatiques.

Combien de cibles, dépassées et esseulées, se jettèrent dans le froid matinal et glacé du lac, afin de n’avoir plus à affronter de lendemains douloureux? Leur nombre était probablement plus élevé que celui imaginé, mais K-717 avait été témoin d’au moins une dizaine d’entre eux, en lien avec le harcélement infligé. Sortie de dispositif positif. Prime collective, et individuelle pour l’agent le plus impliqué dans cette réussite.

Sa candidature auprès de la cellule de cybertorture, fût bien entendu suivi d’un entretien. Il rejoint le supérieur qui l’avait copté, dans un bar huppé du 8ème arrondissement. Malgré sa mise extremement soignée, k-717 dont la qualité première devait être sa capacité à se fondre dans la masse, était encore parfaitement identifiable comme étranger à ce lieu de socialisation. La jeunesse dorée fréquentant ce bar portait des vetements simples et débraillés, dont le prix représentait le triple de son complet italien.

Le recruteur parla le premier. L’ effaceur ne lui adressa jamais directement la parole. Son recruteur qui l’avait chaudement recommandé, répondait à toutes leurs questions, avec l’habituelle assurance qui le caractérisait. K -717 fût ensuite autorisé à echanger des banalités avec le recruteur sur sa perception du métier et sa motivation, ses trois qualités et défauts, le folklore habituel des entretiens conventionnels. Le recruteur hochait la tête en prenant aléatoirement quelques notes: seule son attitude l’interessait. Le recruteur s’éloigna ensuite avec son supérieur au motif impératif de parler d’une affaire sensible et confidentielle. K-717 se retrouva donc seul, face au mutique effaceur et au sentiment diffus que le véritable entretien venait de commencer:

Vous m’autorisez à vous lire?

Je vous demande pardon?

Il sourit sans découvrir ses dents, ni même bouger un seul muscle du visage. Une lueur ironique et glacial traversa à peine son regard impitoyablement froid.

Votre mémodio présente une étrange particularité: il est complétement lisse.

Je ne vois pas ce que vous voulez dire….je suis désolé.

K-717 sursauta intérieurement , sans nulle autre trace qu’une insivible empreinte. Il pensa ostentatoirement: entretien, promotion, avantages, rémunération....Il avait même intercalé dans cette liste suffisamment longue et anarchique pour faire illusion, une petite amie, vénale et frivole, justifiant de régulières dépenses et la nécéssité d’une promotion.

Elle s’appelle comment votre petite amie? demanda tout à coup l’ effaceur.

Léa! répondit K-717 en mimant à la fois surprise et décontraction virile, une vraie pompe à fric!

L’effaceur détendit visiblement ses zygomatiques, et se hasarda même à ricaner faiblement:

Comme toutes les femmes, du reste…en tout cas, celles qui existent!

K-717 garda prudemment le silence, tandis qu’il poursuivait:

Vous êtes trés doué. Votre plasticité cérébrale est remarquable! Je dois l’avouer.

– Mais enfin, de quoi parlez-vous? insista k-717 avec assurance.

Vous le savez trés bien!

Ok, c’est pas moi qui vous jugerai…même si tout ceci devient trés bizarre. Je ne veux pas vous juger. Je sais pas de quoi vous parlez, mais c’est cool, ça me va!

– Il ne s’agit pas de juger mais de penser. L’acte de penser est trés instructif et implique, dans une interaction normale de s’interroger sur les aberrations discursives du locuteur qui nous fait face. Or, votre premier reflexe a été de penser à une petite amie imaginaire au lieu de vous inquiéter de mon discours …. »décousu », c’est bien ça,

– Je ne dois pas être trop curieux! tenta K-717 de plus en plus acculé, il vaux mieux pas dans ce métier.

Il ne se départit pas de sa tranquillité surfaite et travaillée. C’ était une autre de ses compétences, devenue habitude à force de pratique. Il avait une particularité: personne ne pouvait lire dans sa tête. Sa pensée profonde était protégée par un flot de pensées moyennes qu’il avait appris à moduler. Il était indetectable.

Et comment va l’autre femme de votre vie? Votre mère?

Là, K-717 ne put reprimer à temps le mouvement occulaire trop rapide qui lui échappa. Stupeur? stupéfaction et peur? Il n’avait pas eu le temps d’adapter assez vite sa pensée de surface. Cette fraction de seconde, ce bref moment de décomposition, pouvait l’avoir trahi.

On dit que les illisibles ne survivent pas plus de 3 à 5 ans dans ces camps de rétention. Vous le saviez? Ils disent que ce sont des asiles pour fous, mais bon…on connait, dit l’effaceur en avalant une olive noire.

K-717 garda prudemment le silence , en réponse à sa froide et gourmande impassibilité. L’effaceur prenait un plaisir grossier à parler la bouche pleine:

Vous n’avez fait que votre devoir citoyen. Vous n’avez pas à vous en vouloir! Mais pourquoi ne l’avoir fait qu’à moitié? Il eût fallu vous signaler aussi, non?

Que voulez-vous? , demanda t-il finalement, préférant jouer carte sur table.

Beaucoup parmi nos agents de terrain de premier niveau,comme vous et l’équipe que vous encadrez à merveille- vos chiffres sont remarquables- savent qu’il existe une unité de cybertorture, mais peu savent vraiment quelles sont leurs attributions.

Les ondes incapacitantes ne sont qu’une infime dimension de tout ce que nous sommes capables de faire. Je ne vais pas faire semblant de vous apprendre ce que sont les outils comme la télépathie synthétique , l’ interface cerveau-machine et compagnie. Nous avons lancé une nouvelle activité souterraine, une sous-traitance spéciale et confidentielle. Nous cherchons de nouveaux talents et votre don, ainsi que votre agilité peuvent particuliérement nous interesser. Nos cibles sont exclusivement des illisibles, des personnes qui échappent pour une raison qu’on ignore encore, aux technologies de lecture de pensée. Oubliez les dissidents, activistes, lanceurs d’alerte, ect…ils ne seront jamais aussi nuisibles qu’un illisible, même bien intégré. Je ne parle pas de vous, n’ayez crainte. Je comprends votre réserve. Comprenez aussi que nous ne pouvons les combattre, sans les comprendre. Nous avons nécéssairement besoin de profils aussi…précieux que le vôtre, pour y parvenir. Voulez-vous vous joindre à nous?

L’effaceur lui tendit la main.

Je suppose que vous ne me laissez pas le choix. C’est avec vous ou contre vous?

K-717 saisit la main de l’homme, scellant leur accord.

– Votre remuneration sera sans commune mesure avec celle pour laquelle vous postuliez. C’est comment dejà….Léa? Elle sera ravie.

Il rit à gorge déployée, en secouant sa main avec poigne.

Cela semblait être le signal qu’attendait le faux recruteur, et le supérieur qui avait organisé ce recrutement innattendu. Les deux le félicitèrent chaleureusement, et portèrent un toast à sa nouvelle promotion, sans en aborder les détails.

Sur le chemin du retour, dans sa déambulation lente et sinueuse entre les allées de la capitale, semblables aux galeries d’un gruyère, K-717 repensa au sourire glauque de l’effaceur dont il ne sut jamais pourquoi il était appelé ainsi, puisqu’au final, il était le véritable recruteur. Ce dernier avait fait remonter en lui un souvenir qu’il avait essayé d’effacer toute sa vie durant: le regard embrumé et désorienté de sa mère, la brève douleur qui crispa son beau visage à l’ovale d’une douceur parfaite, quand elle comprit. Et enfin, le pardon qui accompagna l’acceptation de son tragique destin. Il dut lutter toute sa vie contre cette insoutenable bonté dans le regard qui le paralysa tel un dard ambré. Ce jour-là, une partie de lui resta figée, comme l’adolescent qu’il était alors, pétrifiée par sa propre trahison et crucifié par l’immediat pardon sacrificiel de sa mère. C’était elle ou lui. Il n’avait pas eu le choix. Il s’était choisi. Une marée fauve l’encerclait depuis, menaçant de l’engloutir, l’anéantir à tout instant.

Le sourire carnassier de l’effaceur le lui avait rappelé ce soir: cette vie que sa mère lui avait donné par deux fois, ne lui appartenait désormais plus. Lorsqu’il intégra le cercle, c’est ainsi qu’était nommé entre initiés le pôle de contrôle des opérations psychotroniques d’ultra-surveillance, qui comprenaient des actions invasives sur le cerveau des cibles via neurotechnologie, et des actions de manipulations visant à les conduire aux portes d’une folie ambre.

Ce niveau de technicité était jalousement gardé par une communauté hermétiquement homogène qui ne s’etait jamais perçue autrement qu’en garante légitime de l’ordre établi et de la perennité des équilibres sociaux. Cette aristocratie du renseignement accueillit l’etranger dont il avait l’air avec condescendance, voire un franc mépris. Un des agents les plus ouvertement racistes ne lui adressait même pas les salutations d’usage. Parfaitement imbuvabe malgré les pintes d’alcool ingurgité aux heures de service, il s’appelait Bender.

Cette ultrasurveillance, doublée de moyens technologiques innovants et ignorés du commun des mortels qui accusait 30 à 50 ans de retard sur les avancées militaires et scientifiques, rendait l’état de guerre à la fois permanent et indétectable.

Lors de son allocution dans le contexte explosif de la première pandémie, le secrétaire général des états féderaux réunis, alors en fonction, avait bien repété à sept reprises le mot « Guerre ». Mais tous avait imputé ce martélement sémantique à l’âpre combat que les médecins, infirmiers et aide-soignants devenus mercenaires de la santé ferraillant jours et nuits sur les premières lignes de front contre une forme inconnu et meurtrière de SRAS, qui décima la population mondiale de plusieurs millions de personnes, en cinq ans seulement.

En marge, les pires exactions étaient commises par un petit nombre d’experts ultra-entrainés dont je venais de rejoindre les rangs sur des cibles isolées, cobayes d’experiences médicales non consensuelles, allant des tests interface-cerveau-machine, des nouvelles molécules, des lasers ou tout simplement l’étude comportementale dans un contexte simulant l’effondrement. C’était aussi une guerre secrète, une guerre de territoire, contre la menace que ces profils ciblés représentait.

K-717 fut affecté dans un premier temps à l’unité Precrim, les illisibles étant par défaut des criminels dont l’ éventualité du passage à l’acte ne souffrait aucune contestation.

  • Bon, comme tu t’en doutes, c’est un programme occulte, au sens de caché hein…pas le truc de sorcier, façon Dr Dramé-amoureulogue heun…..

Il rit grassement, sans réaliser le racisme suintant de sa blague.

  • Je veux dire que c’est classé, en fait. D’ailleurs, je ferai bien de te faire signer la fiche de confidentialité” Il la lui tendit, avec un stylo en même temps qu’il prononcait ces mots. Donc , tu observeras bien vite que ce programme comprend différents aspects qui le rendent assez unique: pour ceux qui en douterait encore, il s’agit bien d’un programme « occulte » ou « classé » corroboré entre autres: -par les moyens mis en Oeuvre, par les moyens humains et le moyens technologiques issues d’innovations secret-défense, par le protocole appliqué similaire à des milliers de cibles à différents endroits du monde, par la coordination et le contrôle du ciblage, par l’omerta qui l’entoure, ainsi que la peur que cela suscite chez les non victimes, par la facilité à recruter des harceleurs et à leur faire commettre des actes criminels (on les fait quand même signer des clauses de confidentialité) et enfin par le fait que des technologies autres que le GPS sont utilisés pour tracer le gibier au mettre prés et à la seconde prés (implant, empreinte biodynamique etc)….T’as des questions? Non! Tant mieux! Au boulot!« 

Il ne lui avait même pas laissé le temps de répondre, et lui tourna le dos en s’éloignant à grands pas.

Tout comme le pouvoir profondément enfoui dans les racines mêmes du pouvoir représentatif, celui qu’on ne voyait jamais, instrumentalisait les communautés les plus influentes à leur insu, les mafias communautaires avaient aussi leurs propres stratégies de contrôle social, leur assurant une domination complète sur une portion de territoire ou une part de secteur de l’économie informelle.

Ils exerçaient des pressions simultanées sur leurs proies et leurs environnements immédiats, afin de créer d’irréductibles antagonismes et une telle situation de stress et d’angoisse qu’émergeaient systémiquement les conditions d’une implacable guerre fratricide et une escalade de la haine, se nourrissant de leurs peurs respectives, là où il y aurait dû y avoir coopération suivant leurs us et coutumes.

Ces pègres communautaires étaient si douées qu’elles parvenaient à fractionner le tissu social, entrainant même des représentants d’associations afrodescendantes, autrefois idéalistes et combattifs, dans l’instrimentalisation de cas d’abus graves relevant du droit commun, à des fins de promotion personnelle.

Dans le cas de Guinée Ebode, un des cas d’illisibles les plus problématiques, ce réseau intermédiaire et souterrain s’était assuré que le plus emblématique activiste de la cause afrodescendante, après qu’ils l’aient contacté, rejoignent leurs rangs d’indics, et l’ayant adoubé, réaffirme le discours cousu de gros fils drus et mensongers, suivant lequel elle serait folle, et que les armes furtives dont elle parlait, armes militaires aujourd’hui homologuées, n’existaient pas.

Contrairement aux commanditaires distribuant les primes en cas de sorties positives, eux n’avaient aucun interêt à tuer. Outre le fait que cela allait à l’encontre de leurs principes, cela bousculaient aussi leurs interêts. K-717, étranger et insensible à tout cela, observait ce marché noir placidement. Il tolérait les double-facturation énergétiques, la surfacturation en eau, les régulières ponctions des comptes bancaires des ciblés, le détournement de leurs pretations sociales…A la condition que l’opinion publique ne soit jamais avisée du fait qu’une femme absente de son domicile pouvait voir sa consommation d’ eau augmenter de 80 mètres cube en un week-end, sans fuite d’eau, ni explication logique.

Ou encore qu’un conseiller bancaire pouvait s’approprier le contenu du compte d’un particulier à la gestion saine, pour peu que ses équipes « arrosent » les bonnes personnes: aucune enquête ne sera lancée nulle part, et le dossier sera clos, sans l’ombre d’une poursuite judiciaire.

K-717 devait parfois intervenir dans des situations trés délicates. Il n’était pas fier d’avoir du recourir à des solutions extrêmes pour couvrir les abus de ses équipes « terrain » qu’une cible, particulièrement alerte, un fonctionnaire territorial, avait réussi à dévoiler. Il avait alors dû créer un chantier pour chaque membre de sa famille, en leur offrant les opportunités qu’ils souhaitaient, et en leur permettant d’accéder à des sommets leur parraissant inatteignables:

Qui l’amour fou d’une trop jeune et belle dulcinée aux formes affolantes, Qui une ascension professionnelle fulgurante dans les plus hautes sphères étatiques, Qui la renommée sur la scène internationale, le succès, la gloriole…Tous avaient refusé de revenir au point initial, après avoir goûté aux délices d’une vie facilitée par une main invisible et agissante. Ayant déjà trempé dans plusieurs subterfuges illégaux visant à harceler « gentiment », « pour la forme », leur proche, poursuivèrent leur belle lancée, en allant crescendo.

Ces proches bienveillants, niant les actions qu’ils perpétraient sur la cible, en lui conseillant même de demander de l’aide, de prendre soin de sa santé mentale, se sont au final tous retrouvés dans des situations les contraignant quelque soit leur regain de conscience ou remord, à continuer: Fraude fiscale, scandale sexuel, extorsion de fonds, escroquerie en bande organisée. Ils étaient, sous la pression de mafia communautaire, secondées des cellules « Precrim »/De renseignement, si loin qu’il leur semblait impossible, même en groupe, de venir lui demander pardon. Ils préféraient fomenter un complot interne encore plus glauque, quitte à faire peser sur la cible, leur proche, de fausses charges les dédouanant, aux yeux de la société, de leurs vrais crimes.

Non, K-717 n’était pas fier: ils n’avait pas gravi les échellons pour ce spectacle affligeant, car les tortionnaires dans leurs tentatives ridicules, tentaculaires et desespérés de piéger la cible, étaient pris à leur propre piège, comme une araignée s’emmelant les pattes dans sa propre toile, prisonniers de leur propre haine.

Ce qui l’interessait à l’exclusion de tout autre chose, c’était les mécanismes de surveillance et les imperceptibles leviers de ce jeu de traque, composé de deux catégories: Ceux qui savaient que cela reposait sur de la manipulation, et ceux qu’ils l’ignoraient.

Il ne pouvait s’empêcher de mépriser ces derniers. De ce qu’il avait observé, chaque information glannés par les indics-terrain et les agents Pécrim-Renseignements, était remontée vers les commanditaires, qui à leur tour, diffusaient de fausses informations, melées d’éléments réels dans le but de créer une émulation, invitant un maximum de personnes à participer avec conviction à la traque et à l’ingérence insidieuse dans la vie privée de la cible. L’infiltration d’initiatives de solidarité citoyennes comme « Voisins Smart » avait par exemple donné d’excellents résultats dans le cadre de campagne de calomnie et diffamation. Cela allait au delà du simple fait de livrer à un groupe servant de relais, à un autre groupe, et ainsi de suite, une personne désignée.

Cela s’inscrivait, et c’est le niveau que K-717 voulait atteindre, dans la maitrise de processus naturel plus vieux que le monde lui même, du moins le monde habité, et sur lequel l’homme avait enfin une prise: le détournement des ondes Alpha du cerveau humain, se situant exactement sur la même fréquence que la résonnance éléctromagnétique terrestre, afin d’asservir toute âme qui vive aux désirs, mais plus encore aux intérêts convergents des commanditaires. La liberté devenait dans ce contexte une utopie inutile, comme l’était l’amour dans les mariages de convenance.

Quelle place dès lors pour le libre-arbitre?

Quelle place dès lors pour le libre-arbitre ? N’avait-il jamais été autre chose qu’une vaste farce illusoire ? Si le monde se divisait entre les possédants et les possédés, K-717 était prêt sans état d’âme à servir le premier groupe, les observer, apprendre, maîtriser leurs codes afin d’ en être adouber et d’échapper à la condition servile de la deuxième catégorie.
Le libre arbitre ne concernait que l’individu, et celui-ci avait été enseveli sans s’en rendre compte sous le poids communautaire. Il s’était dilué dans un tout difforme, qui avait annihilé toute velléité de liberté.
Cette notion de communauté était partout, y compris au cœur du programme de prévention du crime, PRECRIM, reposant lui-même le crime organisationnel… communautaire. Il fallait cependant prendre ce concept au sens le plus large possible : communauté d’influence, communauté d’intérêt, communauté religieuse, communauté ethnique, communautés d’idées, communautés d’âge, communauté financière… On pouvait même substituer ce terme, par souci de précision, par celui de « capital social ».

Et pour encore mieux en saisir la signification, on pouvait même remonter jusqu’au début des années 2000 avec l’essor des RS (Réseaux Sociaux) et la façon dont un individu venait agréger une communauté, qu’il croisait dorénavant tous les jours et avec laquelle il interagissait, là où dans les années 80… il ne les croisait qu’en de rares occasions privées comme les mariages, fêtes d’entreprise, tournoi de foot, réunions de CA précédant la distribution de dividendes, AG annuelles permettant aux membres réunis autour d’un même projet asso de
mieux se connaître ou se détester, etc…
Ces espaces publics de socialisation étaient leurs premiers mouchards, tout compte fait. Et une fois les leaders et prescripteurs d’opinion au sein de chaque groupe communautaire repérés, et neutralisés par le bâton ou la carotte, la véritable communauté organique, corps intermédiaire supposé protéger l’individu, s’attaquait tel un cancer à ses propres membres par le biais de son background mafieux.
C’est ce dernier, ce pan communautaire crapuleux, prestataire de service idéal pour toutes sortes de sales besognes, qui intéressait K-717 en tant que recruteur, et sur lequel il décida d’appuyer sa légitimité. Il entreprit, dès les premières semaines de sa prise de poste, d’en apprendre aussi davantage sur les racines para-institutionnelles du programme de PRECRIM.
Le dispositif utilisé avait été pensé par la Stasi allemande, et s’inspirait des programmes développés par les ingénieurs et scientifiques nazis, ayant été exfiltrés d’une Allemagne vaincue et en déroute, après la seconde guerre mondiale. Il broyait indifféremment hommes et femmes, noirs et blancs, riches et pauvres, dissidents ou simples citoyens.
Lui-même pressentait à travers les contours des vagues sporadiques de haine qui le submergeaient par petites bouffées, les prédispositions naturelles qu’il pouvait avoir à la torture, à la déshumanisation de l’Autre, et qui n’avait rien à voir avec la cible en elle-même, mais à la condition dans laquelle elle était enfermée et qui la condamnait à la différence. Que n’avait-elle appris comme lui, à comprendre sa nature, et surtout à la masquer ?
Guinée était une illisible qui avait décidé de ne pas se cacher. Mais peut-être n’avait-elle jamais été entraînée à le faire, et ne savait probablement pas qu’il était possible d’aspirer à la « normalité », en tant qu’illisible, pour peu que l’on soir prudent. L’agent K-717 avait dû lui-même apprendre, au prix d’efforts qui lui parurent parfois insurmontables, depuis sa perspective d’enfant, non pas à taire sa voix intérieure, mais à amplifier celle qui était supposée la couvrir, comme une télévision dont le bourdonnement continuel avait pris corps au point
de devenir une pleine présence.
« Cette maison est ton mental, lui répétait sa mère inlassablement. Tu réserves à ta voix de surface, ta « couverture », une pièce de cette maison. Une pièce importante, mais pas centrale. Fais bien la différence. Et tu apprends à circuler à pas feutrés dans l’espace qui te reste. Sans un bruit. »
Il regardait cette mère si belle à ses yeux, si étrange aux yeux des autres. Il n’avait hérité que d’un œil, de cette femme : le gauche et encore, pas en toute circonstances. Il ne sut d’ailleurs jamais définir ce qui animait cet œil gauche, résolument noir en temps normal. Des teintes chatoyantes mêlant le fauve, le vert et le gris, sur un lit de miel, ondoyaient autour de son iris : était-ce la luminosité, le temps, son humeur, la température ambiante ? Une porte s’entrouvrait précisément au moment où les secrets dont recelait son âme devait rester muets. Sa magnifique mère dont le regard lumineux portait avec la même distance blasée sur toute chose, y compris son fils, la même contemplation incandescente, était inquiète.
Or, une certitude même tragique était préférable à l’inquiétude, plus grand péril que le danger lui-même. Elle le conduisit dans un magasin de jouets, un jour, en l’autorisant à choisir 3 jouets. Pas un, ni deux mais carrément trois. Tout à sa sélection joyeuse et compulsive, il en oublia jusqu’à son prénom. Le choix fût difficile, il reposa le même jouet une demi-douzaine de fois, avant de se décider à le prendre, puis changeait d’avis et le reposait à nouveau. Finalement, son choix définitif s’arrêta sur trois articles au prix modéré. Lorsqu’ils passèrent les portes du magasin, elles sonnèrent si fort qu’il eut l’ impression de vibrer. Un drone se présenta aussitôt et lui intima l’ordre de retirer son sac à dos, pris de secousses assourdissantes. Sa mère saisit le sac et en
sortit un des jouets qu’il avait reposés. Il la regarda avec stupéfaction, prêt à se justifier et comprenant en fixant la flamme de son regard, que c’était parfaitement inutile. Elle savait que ce n’était pas lui, c’était elle. Le drone scannait sa pensée, de présumé coupable, au même moment :
« Je n’aurai pas dû poser mon sac entrouvert au sol. Ce foutu ballon a dû
tomber dedans, sans que je le vois. Je crois même que c’est maman qui a
ramassé mon sac, elle a pas dû non plus s’en rendre compte. C’est ballot de se
faire engueuler pour un jouet qu’on veut même pas. QUI joue encore au ballon
de nos jours, comme les pépés des coupes du monde de foot, alors que la
dernière génération de métavers offre plus de possibilités et sensations ? Je suis dég ! Je vais me faire tuer ! Qui va croire que c’est pas moi !
»


Le drone énonça l’article de loi qu’ il avait transgressé, mais établit en même temps la non-intentionnalité du délit, ce qui mit un terme immédiat aux poursuites que le procès-verbal aurait dû entraîner. Sa mère, responsable légale, n’écopa que d’un rappel à la loi, sans contravention.
Ses yeux irradiaient d’un feu nouveau, il vit rarement sa mère aussi fière et aimante, pas même lorsqu’il lui rapporta plus tard les meilleures notes et distinctions des différents établissements scolaires qu’il fréquenta, au gré de leurs réguliers déménagements. Elle se pencha et l’enveloppa de tout l’amour dont, femme aux abois et traquée, était capable. Sans trace et sans bruit, comme ce jour où elle leva une dernière fois, son regard d’or et de pardon, elle lui cria, bien au-delà des mots, son amour.
Guinée ne partageait cependant ni le pragmatisme serein et résigné de sa mère
—Guinée voulait en découdre, résister, lutter – ni sa lucide acceptation de la complexité de la nature humaine.
Lorsqu’on l’affecta à son ciblage, l’équipe qui l’accueillit en était encore au stade de la manipulation mentale via la multiplication de pistes poussant la victime à se perdre dans les méandres des différentes hypothèses et liens de causalité ayant entraîné son ciblage. Guinée avait plusieurs membres de son entourage proche du pouvoir occulte, une cousine, un ex – conjoint, un ancien patron… Comme si gravir les strates les plus hautes du pouvoir impliquait nécessairement une allégeance à ce pouvoir souterrain qu’elle ne croiserait jamais. Elle avait également donné l’alerte sur deux aux trois faits de corruption dans sa brève carrière dans le milieu de l’édition numérique.
Il appartenait au réseau d’agents de veiller à ce que la cible n’approche jamais la vérité de trop près, même si dans les faits, effectivement, n’importe qui ayant de l’entregent pouvait commander une « neutralisation », ou le niveau supérieur, l’Élimination sociale ». Il suffisait pour cela de passer par le canal des « listes noires » rassemblant terroristes, écologistes, profils suspects et les « illisibles »
considérés de loin comme les plus dangereux du fait de la totale méconnaissance les entourant. Ces derniers mobilisaient des moyens technologiques, humains et matériels disproportionnés, au regard de leur ordinarité. K-7171 n’était même pas certain que Guinée, dans ce contexte, sache la raison véritable de l’intérêt que la machine d’état lui portait. D’après les fichiers la concernant, elle était passée, en moins de dix ans, d’illustratrice satirique de revue en ligne, et peintre
dont certaines des réalisations avaient même rencontré un succès d’estime au milieu d’un certain public, à ennemi d’état inemployable et infréquentable.
Dans cinq ans tout au plus, ce qui était encore officieux deviendrait officiel, et comme sa mère, les illisibles seront évacués vers des camps particulièrement inhospitaliers, dans la plus grande indifférence, voire avec l’assentiment de la population que l’on conditionnait déjà à cette finalité, via la dissémination intentionnelle d’éléments de langage précis dans tous les vecteurs de communication. La responsabilisation de la société civile vis à vis d’une menace pour la sécurité intérieure était le meilleur moyen de prévenir tout frein à la mis en place d’une politique liberticide musclée. Encore quelques incidents mineurs
mais très médiatisés, et les gens réclameront eux-mêmes les chaînes
technologiques de leur servitude. Les discours convergents de plusieurs
idéologues et politiciens laissaient peu de doutes sur l’issue prochaine du
référendum demandé par de nombreux citoyens dont l’inquiétude sourdait.
À cette injonction latente de vigilance citoyenne, organisée en milices locales comme « Voisins Smart », se superposait un autre élément de langage en filigrane, celui de la santé mentale, souvent associée aux crimes, exécutions et attentats les plus spectaculaires. Ce sujet devint même au fil des ans, une préoccupation mondiale faisant l’objet de nombreuses politiques publiques et levées de fonds privés. Sa mère n’aurait de toute façon pas échappé à la succession de rafles qui
iraient en s’intensifiant les prochaines années : Surveillance, neutralisation, élimination sociale. Les trois phases du programme PRECRIM de lutte contre les illisibles.
La bâtisse qui accueillait l’unité PRECRIM était relativement moderne, mais ne reflétait en rien le niveau élevé d’innovation technologique en son sein.
Chaque département travaillait en vase clos, parfaitement cloisonnés, afin de préserver le plus haut niveau de confidentialité autour de missions dont seuls ceux qui les coordonnaient, avaient une vue d’ensemble. Un scan rétinien était imposé à chaque phase d’émargement, et traçait avec précision depuis la prise de poste jusqu’à la sortie de l’édifice, le moindre déplacement des membres de
l’équipe, placés sous la responsabilité de Bender.
Les remarques méprisantes de ceux-ci, à l’égard des relais opérationnels de terrain, de petits repris de justice issus des minorités, suintaient un racisme rance et décomplexé, tenu cependant en bride par Bender qui n’en pensait pas moins mais ne voulait pas d’incident. Les équipes tournaient autour des mêmes missions qui ne requéraient aucune originalité ou créativité, mais de la pugnacité et de la ténacité : Agressions électromagnétiques dispensés par des
agents depuis des murs mitoyens, manipulations mentales via les Psy-Ops, encerclement institutionnel par le biais de montage abscons. Leur méthodologie, après des années de pratique, était bien rodé. Ils avaient aussi la charge d’opérations de désinformation via de fausses cibles, agents infiltrés qui devaient entretenir chaos, désorganisation, tout en répandant intentionnellement de fausse théorie comme celle d’extra-terrestres, qui apportait confusion et discrédit aux
groupes de cibles.
Ils expédiaient aussi, tâches plus ingrates, des dossiers de presse, pré-
tamponnés des ministères de la santé publique ou de la sécurité intérieure, sur le complotisme, la santé mentale ou le danger latent de terrorisme, suivant l’axe de communication choisi.
Peu de temps après son arrivée, leur cellule, ou plutôt celle dirigée par Bender, essuya un échec cuisant. Le fils d’un riche diplomate étranger, soupçonné d’espionnage industriel, avait à l’issue d’un ciblage intensif de plusieurs mois, regagné la maison familial située à quelques stations de bus de sa modeste chambre d’étudiante dans l’intention de liquider son père. Les voix synthétiques induites par l’équipe et l’intelligence artificielle associée, l’y conditionnaient depuis plusieurs semaines sans rien qui ne laissait penser qu’il passerait, en un si rapide laps de temps, à l’acte. Et précisément le soir où les effectifs alloués à sa
surveillance avaient été réduits de moitié. Les membres restants de l’équipe, restés éveillés non-stop grâce à un mélange d’amphétamines et de drogues importées, avaient piqué du nez durant trente minutes. Trente minutes de black- out. Trente minutes de répit et d’ersatz de liberté pour ce fils incompris reportant la responsabilité de ses échecs répétés car programmés, sur le dos d’un père aussi autoritaire qu’absent. Trente minutes durant lesquels, ne trouvant pas son père, il déchargea la haine et la frustration accumulées sur sa mère et sa sœur, avant de retourner l’arme contre lui. Le père, de retour de chez sa jeune
maîtresse, trouva dévasté, toute sa famille décimée. Lui, cible prioritaire, était indemne. Sortie négative.
Les grands organes de presse fédéraux reprirent les éléments de langage des dossiers sur la santé mentale envoyés par PRECRIM à l’office de santé publique, mais le prétexte du scandale évité de justesse, ajouté à la mauvaise gestion d’une équipe potentiellement sous l’influence d’opiacées au moment des faits, fût saisi pour écarter Bender, déjà sous la sellette. K-717 le remplaça au pied levé, et en profita pour établir un management plus « sain », si tant est qu’on puisse employer ce terme dans ce contexte.
Sa promotion lui permit d’opérer un rapprochement avec la catégorie de cibles pour laquelle il avait été affecté à cette unité dont il avait à présent le commandement, les illisibles. Et parmi ceux-ci, Guinée Oblé. Cinq années de ciblage avaient eu raison du fragile charme qu’il aurait pu lui trouver à ses débuts. Elle n’exerçait sur lui aucune attraction physique, mais il était difficile d’échapper à la fascination morbide que procure l’accès illimité à l’intimité d’une cible soumise par la contrainte à une toute-puissance collective et décomplexée. Elle déclenchait en lui le même instinct primitif de prédation que celui de l’enfant, découvrant son vertigineux pouvoir sur la destinée d’une araignée, promise à la dissection. Dans quelle mesure, Guinée, « Dibobé » l’araignée dans son dialecte dont il avait pris le soin d’apprendre quelques
termes pour un ciblage plus pointu, était-elle consciente des raisons véritables de son ciblage, et de sa condition d’illisible ?
Le maintien dans les listes noires, watch-list, dans lesquelles l’appareil d’état emmurait des individus comme elle, menaçant le prochain déploiement d’unsystème généralisé de lecture de pensée, était une nécessité. Outre sa capacité de cœrcition, ce ciblage permettait également aux départements scientifiques de PRECRIM de poursuivre leurs analyses comportementalistes sur les illisibles.
Ainsi, Guinée répondit souvent les premiers temps aux « voix intrusives » et synthétiques, ayant fait irruption dans son quotidien par le biais de ce dispositif, l’enfermant dans une geôle invisible, avant de se forger une carapace encore plus solide que son illisibilité : l’indifférence. Les données neurocognitifs, extraites de son electrœncéphalogramme, étant inaccessibles, c’était les données subvocales comme le mouvement des lèvres, oculaire, la température, la gestuelle, qui leur permirent de comprendre l’imprégnation réelle du dispositif sur Guinée. Si l’imperméabilité de ses pensées rendait la dimension invasive
difficile, pour ne pas dire inutile, il y avait cependant d’autres moyens de la faire réagir…
— Qu’est ce qui se passe, demanda un jour l’officier K-717 à ses agents
hilares et survoltés.
— On a coupé le son, répondit l’un d’eux entre deux quintes de rires mais
écoutez-ça !
Il augmenta le volume et zooma avec une précision millimétrique la caméra sur le visage boursouflé par la colère et la rage de Guinée :
— GROS FILS DE PUTE ! CONNARDS ! ALLEZ-TOUS VOUS FAIRE
FOUTRE ! ! ! VOUS AVEZ PAS HONTE ? ! ! ! ! ! HEIN… C’EST UNE
ENFANT, BORDEL ! ! ! ! !
— Que se passe-t-il, s’alarma K-717, pourquoi parle-t-elle de sa fille ? Que lui avez-vous fait ?
— Roo, on lui chatouille juste un peu les dents avec le SDR. Ca va lui faire un joli petit sourire de Mauricot !
Le SDR, Système de Déni réactif était une arme militaire non létale, à énergie dirigée, qui avait pour effet d’exacerber sous la chaleur des tirs, les molécules d’eau présentes dans la peau d’une cible.
— Si vous pouviez éviter les remarques racistes en ma présence, tempéra
l’officier, et tant qu’à faire… évitez de toucher à la gosse aussi : ce n’est pas unecible principale.
Il était certes facile d’acheter n’importe quel médecin afin d’apposer aux
dossiers des cibles se rendant aux urgences dans l’espoir d’y demander de l’aide, n’importe quel faux diagnostic, mais il était inutile de prendre un risque accru avec une enfant en bas âge.
L’officier K-717 prenait moins de risques que son prédécesseur, Bender, qui avait poussé l’hubris jusqu’à essayer de faire enfermer illégalement une cible ne présentant en amont aucune pathologie psychiatrique, après l’avoir entraîné dans un hôpital sous le prétexte d’y accompagner son conjoint souffrant. Le conjoint, comme l’équipe médicale, et toute la famille de la cible étaient complices. La cible avait réussi à enregistrer la scène ubuesque d’un médecin d’état à la déontologie douteuse, Mengele moderne, tentant maladroitement de lui faire accepter un diagnostic de schizophrénie qui aurait davantage concerner son ex-conjoint, le seul à s’être exprimé face à la femme-médecin. Cette dernière, effrayée par son calme et sa détermination, avait finalement reculé et battu
platement en retraite. Le scandale avait été, par la suite, évité de peu, la cible ayant eu l’intelligence de changer aussitôt de pays et d’environnement.
Non, K-717 ne prenait jamais autant de risques. Il était difficile de dire si la cruelle subtilité de ses attaques le rendait cependant moins dangereusement offensif pour Guinée. Il calculait dans le cadre d’agressions électromagnétiques la température et la durée exacte au-delà desquelles la peau était susceptible d’être marquée, et s’y tenait rigoureusement sans tenir compte de la douleur infligée.
Et s’il lui arrivait dans des accès silencieux de colère fauve, de diligenter lui-même devant ses équipes médusées par sa distante méticulosité, des heures de torture à l’endroit d’une mère qui en dehors de l’illisibilité, n’avait rien à voir avec la sienne, il évitait toute trace de brulure ou desquamation pouvant constituer une éventuelle preuve, bien qu’elles soient largement ignorées des institutions régaliennes, les cibles étant devenus d’informels citoyens de non- droit.
Imitant ses troupes testosteronnées, il plongeait lui-même dans la petite
boutique aux horreurs mises à leur disposition et choisissait dans le large arsenal des armes furtives, celle qui correspondait le mieux à l’effet souhaité sur le moment : torsion musculaire, accélération du rythme cardiaque, fatigue, brûlure entrave à la respiration, nuisances acoustiques délivrant insultes, menaces et
humiliations…
Quelque chose en lui glissait subrepticement dans une zone sombre et reculée, allant au-delà de la représentation immédiate qu’il offrait à ses pairs, par-delà de sa propre jubilation intérieure, encore au-delà de sa colère aigre, rouille, désertée par les larmes et de sa culpabilité qui avait finir par jaunir et se flétrir comme une feuille morte.
Il eut été logique que s’installe entre lui et ce foyer, une solidarité tacite en sa qualité d’illisible, dont la mère fût aussi discriminée et torturée pour les mêmes motifs que Guinée, mais il ne décelait pas la moindre forme d’empathie dans au fond de lui-même. Au contraire, la grisante liberté de la torture assumée, semblait agrandir les proportions d’une pièce intérieure qu’il avait toujours perçue comme exiguë. Il poussa même un jour le vice jusqu’à s’introduire chez elle, en son absence, tâche réservée habituellement aux « pioches », petits indics de terrain. L’appartement, petit mais lumineux, donnait par son côté propret,
l’apparence de l’équilibre et de l’harmonie du bonheur domestique en l’absence de ses occupants. Ça l’amusait que Guinée s’évertue à garder le cap, en bonne petite mère-courage, certaine que l’ordre et la discipline qu’elle assurait à ses enfants au quotidien suffirait à pallier à la succession d’effondrement programmés, dont les pires restaient à venir.
— Mais pourquoi ne renonces-tu, tout simplement pas ? murmura-t-il en
reposant sur le guéridon de l’ entrée, à l’opposé de l’endroit où il l’avait trouvé, le cadre en bois de leur souriante photo de famille.
La tension entre elle et les différentes équipes en charge de son ciblage, qui la détestaient prodigieusement, découlait de sa maladroite résistance. Sans résistance, pas de tension.
« — Laisse-toi faire… »
Elle résistait à sa manière, sans réaliser que sa vaine agitation dans les sables mouvants de sa situation, ne l’enfonçait que davantage dans la fatalité. Face à l’implacable cruauté, elle s’obstinait à injecter de l’amour, de la tendresse, de l’humanité, à ses proches, à d’autres cibles et parfois, parfois seulement ces marques de faiblesses devenaientde puissantes et redoutables armes-boomerang, envers ses détracteurs. Car la garce éduquait, et pas que ses gosses :

« — Tu aggraves ton cas... », finit-il par lâcher pour lui-même.
Il alla enfin déposer dans le salon, sur le lit qu’elle partageait avec sa fille
Wely, un T-shirt où il venait de faire imprimer en lettres capitales, sur le devant
« Ils ne m’ont pas cru… », et au dos « … alors ils m’ont cuite ! », également
illustré d’une jeune jouvencelle dont l’armure était brechée de toutes parts. Ce soir, ils la bruleraient comme un poulet dans un rôtissoire. Le T-shirt était surtout un clin d’œil bourru aux équipes, dont il avait la responsabilité : il fallait bien maintenir la cohésion et la dynamique de groupe !
En rentrant à la base, une tour d’une soixantaine d’étage figurant encore parmi les plus hautes de la ville, il monta directement sur le toit. L’immeuble avait survécu à l’ère de la végétalisation systémique des tours, qui avait failli transformer le quartier d’affaire en jungle tropicale. En lieu et place de « poumon vert » et autres paradis écolo, vantés par les urbanistes, certains immeubles s’étaient transformés, colonisés par de denses plantes à la prolifération folle, et les moustiques les accompagnant, en fiévreuses forêts verticales. La PRECRIM, toujours soucieuse de faire des économies, en avait racheté un pour une bouchée de pain. L’officier K-717 se retrouvait ainsi souvent seul à fumer sa « clope de survie », dans le vaste pré-carré résiduel, vert et
spongieux, surplombant l’agitation de la ville, et des bureaux.
— Vous la partagez avec moi ?
K-717 se tourna vers la voix haute et féminine, qui l’avait apostrophé avec une
joviale assurance. Il fût immédiatement déçu par sa blondeur tapageuse, qui ne cadrait pas avec sa version personnelle d’une rencontre féline sur un toit brûlant.
Mais malgré l’aspect strict de son chignon et sa jupe de tailleur trop courte, elle débordait d’une franche et saine sensualité.
— Et si vous pouviez éviter d’écraser la mâche, ça serait pas mal, ajouta-t-elle en découvrant un large sourire, désarmant de candeur.
Il choisit néanmoins d’ignorer cette requête, qui ressemblait à une drôle
d’injonction.
— Et qu’est-ce qui vous fait croire que je veux la partager avec vous ?
— Ca aussi, je ne vous le demande pas, répondit-elle en retirant la cigarette de sa bouche, et la plantant entre ses lèvres fines, pulpeuses et écloses. Elles semblèrent rester un moment indéfini, entrouvertes, avant que l’intruse n’avale
goulument deux bouffées, dont elle siffla, plus qu’elle ne recrache, la fumée vers
lui.
— Vous voyez… vos mocassins hors de prix de parrains calabrais… ils sont
en train d’écraser en ce moment précis mon plant de mâche, poursuivit-elle, J’ai mis un temps fou à les faire pousser malgré la qualité plutôt pas mal du substrat.
Assez épais, c’est vrai, pas besoin d’un entretien excessif, non plus : ce qu’on jette pousse, et la pluie fait le reste. Mais quand même ! Un peu de respect pour mes petits. Je vous les présente ? Alors, de ce côté, on a les blettes, et par là, quelques fleurs parfaitement comestibles. Si un jour, vous avez une petite fringale, c’est libre-service. Ça remboursera la clope !
— Ok, je voyais que du vert jusqu’ici…, Rit-il, Et sinon, vous faites quoi ici ?
Enfin, à part faire pousser la forêt du Bengale ?
— Je vous laisse devenir !
— Que de mystère… hum, ça ressemble bien au département de la Biocom !
— Alors là… pas du tout ! Ceux-là ? Jamais ! Je fais partie de la scientifique.
— Ah ! J’aurai dû m’en douter… l’aristocratie du cercle ! Ca explique donc
vos bonnes manières, si respectueuse de l’espace de l’autre, de la distanciation sociale, de la propriété d’autrui…
— Si vous le dites ! Vous respecterez donc aussi le droit à la vie de mes
plantes, la prochaine fois. Et merci pour la clope, au fait, ajouta-t-elle en
balançant le mégot consumé dans le vide.
Ce bref échange avait émoustillé l’officier. Il avait toujours aimé les femmes effrontées, à la vive répartie. Il se surprit à aussitôt souhaiter la revoir.
Les jours suivants, il leva un peu le pied sur les cibles, notamment Guinée. Il la vit esquisser à travers l’écran du moniteur, quelques pas de danse dans la cuisine aménagée de son nouvel appartement, en s’époumonant dans la destruction en règle d’un tube d’Aretha Franklin.
Il eût un petit sourire mauvais : — C’est ça, profite ! Ca va pas durer…
Le haut commandement l’avait affecté à une cible surprenante, encore plusimportante que Guinée, si tant est que cela fût possible : Bender !
Il avait démissionné, officiellement pour des motifs personnels, mais nul
n’ignorait ses ambitions politiques et sa volonté de longue date de se consacrer à sa campagne. Le Haut commandement avait cependant des raisons de craindre que ses motivations soient d’un tout autre ordre.
— Nous avons noté, en croisant nos données confidentielles, des échanges entre Bender et des factions extrémistes radicalisées et sécessionnistes. Or, le cœur de la campagne de Bender est le discours haineux et edenophobes. C’est donc très suspect. Il passe sur liste grise. Tenez-nous au courant de toutes ses activités, physiques ou mentales, que vous jugerez suspectes. Il est très prudent, mais pas assez futé pour déjouer nos systèmes de pointe de contrôle mental, dont vous êtes le meilleur élément. J’ai eu vos retours sur les subvocalisations de
Guinée Oblé. Bravo ! On avait pas fait mieux depuis votre arrivée. Continuez comme ça, et vous aurez pour Bender, comme pour Guinée Oblé, des primes récompensant l’excellence de vos résultats, lui confia t-on lors d’une convocation.
Bien qu’il ne puisse se soustraire au stress communicatif lié aux objectifs
atteignables non atteints jusqu’ici, la surveillance de Bender s’avéra beaucoup plus facile qu’il ne l’avait imaginé. Il passait les trois quarts de son temps sous les jupes des femmes. Il en avait un cheptel si impressionnant qu’il aurait pu se passer du besoin irrépressible de séduire, propre aux hommes de son espèce. Il y cédait pourtant, même au détour d’un coin de rue, avec l’application messianique de celui qui remplit une mission capitale. Sa campagne électorale pour le poste de député semblait n’être qu’une activité annexe dans cet agenda
de playboy désœuvré au point de se perdre dans les quartiers les plus mal famés de la ville, comme celui dont la place rase accueillit autrefois la colline au crack.
Dans ce quartier, entré en sédition avec l’état fédéral alors en construction, et sous-quartier paupérisé à l’extrême, la première compétence avait toujours été la débrouillardise, car son économie parallèle ne reposait que sur les paradis artificiels bon marché et les faussaires de toutes catégories : Drogués, dealers, prostituées et sans-papier de passage se côtoyaient dans l’aveugle indifférence de
damnés partageant la même condition.
À une certaine époque, la colline au crack, rasée maintes fois, repoussait
inlassablement sur des montagnes de détritus, le service hygiène de la mairie ayant rayé ce quartier sépulcral de sa tournée quotidienne. Depuis les tentes en toile indissociables de la colline, des volutes de fumées consumaient lentement les corps décharnés de ces voyageurs dont la seule et unique destination était une mort lente.
À une certaine époque, ce quartier fût le seul endroit où sa mère pût encore trouver un bail officieux, sans qu’il ne sache jamais comment elle en réglait le loyer. Il maintenait les yeux obstinément clos lorsque le rideau séparant leur unique pièce laissait passer, sans un mot ni un regard dans sa direction, ces ombres d’hommes, et que le crissement de billets précipitamment enfouis dans sa besace, ne laissait aucun doute sur l’échange de bons procédés qui venait d’avoir lieu.
Et cependant, le pas royal de sa mère, son port altier et son mépris, d’autant plus sincère qu’il était masqué, pour les foules zombifiées hantant le sous- quartier, empêchait quiconque d’établir un lien équivoque entre elle et les âmes errantes de la colline.
K-717 apprit longtemps après son arrestation, que bon nombre d’entre eux, mouchards occasionnels, pions des théâtres de rue, « les pioches », ou pour les plus structurés, agents de liaison sur le terrain, avaient en raison de leurs petits arrangements informels, protégé sa mère et retardé la prise que lui, son fils, avait précipité.
C’est une de ses anciennes relations, agent de liaison, qui le brancha dans le business de la traque des « animaux », les illisibles, pestiférés parmi les
pestiférés, terroristes malgré eux. La moitié ne l’étaient d’ailleurs pas : ils étaient juste balancés par de proches ennemis aux bras longs. En gravissant les échelons, k-717 comprit que les parias de la colline étaient intentionnellement maintenus dans cette détresse, et instrumentalisés afin d’approcher au plus près les cibles, sans que les équipes détachées par les différents départements de la PRECRIM sur cette opération, n’aient à approcher les illisibles de trop près.
En y réfléchissant, sa mère non plus n’avait jamais trop apprécié la
dangereuse, car inévitable empreinte de cette promiscuité contrainte. Il se souvint que lorsqu’ adolescent arborant fièrement l’ombrage d’une moustache naissante, il l’accompagna un soir griller sa dernière cigarette de la journée en bas, avec la certitude que sa silhouette malingre suffisait à la protéger, il en eût la douloureuse preuve.C’était une nuit de velours, dont la chaude caresse était tissée par le chant des criquets. Sa mère s’était laissé aller à fredonner un de ces mélodieux chants
liturgiques d’un autre temps. Grisé par cette fugace proximité, figée dans la poésie de l’instant, K-717 eut le malheur de tendre la main vers elle pour lui demander une cigarette. Sa mère lui balança une gifle cinglante, qui lui rappela au passage qu’elle n’avait définitivement besoin de personne pour se défendre :
— Ne t’avise pas de toucher à ces merdes !, lui dit-elle, Et ça vaut pour toutes les autres merdes que comptent ce quartier de merde ! Allez, remonte ! J’ai pas d’argent à laisser chez un de ces charlatans de médecins pour une désintox ! »
Peut-être s’était-il aventuré, après son arrestation, dans le dédale sans retour des substances illicites pour oublier sa fantomatique culpabilité, avant d’en émerger, hagard et neuf, comme au sortir d’un mauvais rêve. Et de se jurer de ne plus jamais – au grand jamais – y toucher, et non y « retoucher » puisque ça n’était qu’un mauvais rêve.
Un homme éméché frappa sur le carreau de sa vitre, le sortant de l’horizon blafard de ses pensées noires. L’homme tendait vers la vitre teintée une main famélique et vide. K-717 lui balança des pièces à travers la vitre baissée d’un tiers, en lui intimant l’ordre de se barrer. Et il poursuivit méticuleusement le guet.
Une fois ou deux seulement, Bender s’enferma un peu trop longtemps, dans un restaurant qui se vida, trop rapidement. Il resta fermé avec deux vigiles postés à l’entrée, aussi visibles à travers la porte vitrée que leurs ostentatoires et inutiles oreillettes. C’était un établissement connu blindé, le Faraday Place, dont les murs étaient entièrement recouverts d’un revêtement spécial, composé d’un mélange d’aluminium, nickel et cuivre. Impossible d’avoir accès à quoi que ce soit. Les personnes que Bender rencontrait, voulaient encore moins être vus avec
lui que lui ne voulait l’être avec ses nombreuses maîtresses.
Mais le déroulement des rencontres laissait penser qu’il s’agissait bien de confidentiels déjeuners d’affaires.
Il fallait infiltrer le lieu. K-717 demanda une autorisation spécifique qu’il
obtint en moins de 24 heures, et soudoya un des plongeurs qui introduisit dès le lendemain un lointain cousin, dans l’équipe chargée du service en salle, en remplacement de l’Arrêt de maladie qui venait de tomber. Bender réapparut au bout de quelques jours, dans un restaurant truffé de nano-micros, répartis aux quatre coins de la salle. Le nouveau serveur était lui-même muni d’une micro-caméra de jour, et d’une caméra thermique dont la tête était à peine plus grosse qu’une épingle. Garés à quelques mètres, K-717 et son équipe de surveillance purent enfin identifier l’interlocuteur de Bender.
Un riche entrepreneur « du milieu », qui après avoir fait fortune dans la
cryptomonnaie dans le début des années 2010, se lançait à présent dans un marché pour le moins surprenant et fantaisiste : celui de l’invisibilité. Le son était malheureusement plus pointu que l’image. Bender conservait par ailleurs le même discours haineux, en changeant juste de cibles.
« Nous avons des ennemis ou adversaires communs. Appelez-les comme vous voulez. Moi, je préfère l’appellation claire et concise d’ennemis.
— Ennemi ? Ennemi d’État, vous voulez dire ?
— Je ne travaille plus pour l’état fédéral !
— Officiellement, c’est le cas… mais officieusement, qu’en est-il ?
— Ils font partie dorénavant de nos adversaires communs.
— Adversaire ? Vous n’aviez pas dit « ennemis » tout à l’heure ?
— Ecoutez… Ils nous ont utilisé l’un et l’autre, avant de nous jeter. Ils vous
ont instrumentalisé pour leurs sales besognes, vous ont laissé endosser seuls les responsabilités des opérations qui tournaient mal, entretenant ainsi une image détestable de votre communauté aux yeux de l’opinion publique.
— Vous les y avez bien aidé !
L’impassibilité des traits de Bender rendait difficile toute évaluation, même pour K-717, de sa sincérité.
— Et je ne le regrette pas, ajouta-t-il, car cela faisait partie de mon travail. Les choses ont changé depuis. J’ai moi-même été utilisé, manipulé et jeté. Je sais, et je le sais de source sûre, que vous avez gagné en compétences technologiques dans le domaine de la réalité virtuelle, augmentée et de l’optique. C’est absolument fascinant… Les gens pensent souvent à ce qu’il est possible d’ajouter au réel, alors que vous, c’est tout le contraire. Vous avez innové en travaillant sur ce qu’on pouvait lui soustraire.
Il marque une pause, probablement pour mieux jauger l’impact de ses paroles sur son interlocuteur.
— Nous pouvons-nous entendre, reprit-il, en nous affranchissant de la tutelle de l’état fédéral d’une part, et d’autre part, lutter contre un danger commun : Les illisibles. La seule façon de lutter contre l’illisibilité est l’invisibilité.
— Mais de quoi parlez-vous ? Arrêtez le vin, ça ne vous réussit pas.
— Allons, allons… Ne me prenez pas pour un lapin de six semaines ! Vous
êtes entrés à combien ? Dix, c’est ça ? Où sont passés vos quatre gardes les plus lourdement armés ? Bien qu’indécelables à l’œil nu, l’invisibilité ne masque ni l’odeur, ni le bruit, ni la chaleur. Vous devriez les payer un peu plus afin qu’ils évitent cet after-shave de piètre qualité.
Malgré la haute définition de l’image, K-717 ne perçut rien de ce qu’énonçait calmement Bender. Rien, si ce n’est un furtif mouvement cinétique, une ombre fugace attestant, en y regardant de plus près, de la présence d’au moins une masse énergétique supplémentaire dans la pièce. Effectivement, non visible à l’œil nu.
— Demandez à votre garde-chiourme de ne pas se tenir dans mon dos. Je sens son haleine de phoque d’ici !
L’entrepreneur murmura quelques paroles, dans une série de cliquetis
gutturaux.
Cette fois, le mouvement « invisible » fut nettement plus perceptible. K-717 fronça davantage les sourcils en se rapprochant de l’écran : il distinguait à présent, après avoir demandé au serveur infiltré dans le restaurant d’orienter la caméra thermique vers Bender, quatre silhouettes armées, se coupant nettement derrière lui.
Le rapport détaillé que l’officier K-717 fit au haut-commandant de PRECRIM ne suscita chez ce dernier aucune surprise. En revanche, plusieurs questions détaillées laissèrent supposer qu’il acceptait sans mal, et probablement depuis longtemps, l’existence d’une telle technologie. Il finit après plusieurs
hochements de tête silencieux, la plus grande discrétion et doublant sarétribution, laissa entendre que Bender pourrait faire l’objet d’une sortie positive prématurée, si les choses « tournaient mal ». Le terme spécifique lié à cette éventualité était « Exécution », mais il n’eût pas besoin d’être prononcé pour qu’il comprenne que Bender était devenu une menace pour le cercle.
De retour chez lui, K-717 alluma machinalement son écran de télévision dans la pièce principale de cet appartement impersonnel et dépouillé de toute décoration, qu’il avait investi en raison de sa proximité avec le quartier d’affaires, et son bureau. Il soupira. Un débat télévisé opposant Bender à la candidate écologique, animait l’ Agora, émission politique populaire présentée par une actrice reconvertie dans le politique-show. Il portait exactement les mêmes vêtements décontractés, et K-717 ne put s’empêcher de se demander laquelle de ses maîtresses l’avaient retenu au point de n’avoir pas eu le temps
d’enfiler une chemise ne jurent pas avec la veste qu’il venait certainement d’emprunter à l’équipe de stylisme de l’émission. Quelle tragique faute de goût qu’il méritait d’expier en ne passant pas le premier tour du scrutin ! Bien sapé ou pas, il l’avait de toute façon assez vu.
Il s’apprêtait à changer de chaîne par commande vocale, lorsqu’il réalisa que la télécommande à immédiate distance serait plus rapide et fonctionnelle que cette option ne reconnaissant pas une fois quatre, le son de sa voix. Celle de Bender continuait de bourdonner gravement en sérénade mélodieuse, entre les gloussements nerveux des deux femmes sous le charme. La compétition n’était pas celle que l’on croyait.
K-717 fût frappé par la précision acuité avec lequel le regard de Bender
pointait l’objectif, comme s’il regardait par-delà l’écran, et non pas seulement à travers celui-ci. Son regard perçant semblait le pointer :
« Vous me demandez, formula-t-il avec panache, si je regrette d’avoir quitté mes fonctions auprès de l’état-major fédéral ? Evidemment, car j’ai toujours eu à cœur de servir notre État, mais ma place me semble à présent plus utile sur le champ de bataille politique. J’ai cependant toute confiance en mes collègues, en particulier les nouvelles recrues prometteuses qui sauront efficacement me remplacer. J’apprécie leur dynamisme, leur fougue ! Je suis certain qu’ils ont déjà la main sur la télécommande, prêt à m’effacer de leurs champs d’action
malgré d’impressionnants états de service (sans fausse modestie)… privilège mesdames que vous n’avez pas sur ce plateau… vous allez être obligé de me supporter encore trente minutes. Et tout le plaisir est pour moi !
Elles rirent à gorges déployées en se tortillant les cheveux, comme s’il venait de faire la plus irrésistible et spirituelle des blagues. Mais K-717 eût l’impression malgré sa danse du paon, qu’il s’adressait à lui, et lui seul, aussi aberrant que cela puisse paraître. Fixant l’écran, il déposa la télécommande et s’assit sur le canapé. Bender poursuivit :
— Nos concitoyens sont probablement à cette heure-ci dans l’intimité de leurs foyers, confortablement assis sur leur canapé, avec un verre à la main, à tenter de se détendre après une laborieuse journée de travail. Je ne vais donc pas abuser de leur temps, ni de leur patience, et vous rendre le temps de parole.
K-717 tenait depuis quelques secondes un verre de gin, agrémenté de quelques glaçons et tranches de citron. Soudain saisi d’un doute lancinant, il prit un stylo et écrivit rapidement sur bout de papier traînant sur le carton lui servant de table basse, dont il présenta ensuite la partie manuscrite en direction de l’écran :
— Juste avant de vous donner la parole, excusez-moi de vous interrompre à nouveau, vous allez finir par me prendre pour un grossier personnage. Je me tiens face caméra devant les téléspectateurs (Le cameraman zooma au maximum la face carrée de Bender), et je tiens à leur affirmer que je les entends et que je les vois. Chacune de vos doléances écrites que je vous invite à m’adresser, en prenant là tout de suite si vous le pouvez, un stylo et un papier… je veux vous
dire que je vous vois, je vois vos espérances, et je verrais aussi les messages, toutes les doléances que vous voudrez bien me présenter. Je m’y engage ! J’y répondrai aussi directement qu’en ce moment !
L’animatrice reprit la parole, mais il venait de répondre à sa question.
Entraînant une série d’autres questions : Comment cela était-il humainement, et même scientifiquement possible ?
À moins que… Non ! Il vérifiait régulièrement et n’avait aucune caméra, ou micro installé à son insu chez lui. Son illisibilité était intraçable par le quidam, et sans intérêt, en dehors de ses missions, pour ceux qui l’employaient.
Le jour suivant, il délégua totalement le ciblage de Guinée Oblé à une équipe détachée, composée d’une dizaine d’opérateurs reconnus pour leur redoutable efficacité.

En effet, le réseau secondaire, celui qui menait dans une dynamique
communautaire des actions de terrain pour le compte des agents de la
PRECRIM, avait réussi l’exploit de créer un modèle économique prospère basé sur l’extorsion, la fraude et la spoliation de cibles faisant elles-mêmes l’objet de trafic humain. Tout ce qu’ils pouvaient tirer de cet informel marché étaient ensuite revendus à prix d’or à des sans-droits d’un niveau supérieur, des migrants ou étrangers de passage, également victimes de menaces et pressions ultérieures.
L’une d’elles avait été spécifiquement recrutée afin d’usurper le statut de
« peintre de la nouvelle vague » de Guinée : plus jeune, plus belle et plus docile, elle était parfaitement « bankable ».
Selon les estimations de leurs projections financières, elle devait leur assurer une rentabilité immédiate dans un monde où l’image primait sur le talent, qui lui faisait défaut.
Le milieu académique des arts n’échappait ni à la logique tyrannique de l’offre et la demande sans considération pour la valeur intrinsèque de l’œuvre ou de l’artiste, ni à la corruption. Et l’ère était aux bimbos pédantes.
Les éventuels réseaux communautaires afrodescendants sur lesquels Guinée aurait pu s’appuyer avait été préalablement retournés par un habile stratagème catoptrique dans lequel cette falsification était présentée aux groupes révolutionnaires, éparses et désunis, comme une action fédératrice, visant le financement d’une levée de fond au profit de leur cause.
La moitié des révolutionnaires étant des agents infiltrés grassement payés pour faire tourner en bourrique les quelques vrais activistes de ces groupes de pression, et faire échouer leurs opérations, l’illusion était complète. Par un savant jeu de manipulations et de reflections, où par effet d’ombres et de lumières, les miroirs reflétaient des faux révolutionnaires plus vrais que nature, accusant les probes activistes de la première heure de trollisme, et les reléguant dans les angles morts de la défiance et l’oubli.
Parmi les faussaires, se trouvait Bruce, agent récemment exfiltré, lors d’une opération aussi difficile que délicate : Il avait fallu trouver un corps du même gabarit que le sien. Par chance, une cible anonyme, à l’âge et au profil identique, harcelé depuis de nombreuses années à travers trois différents pays, avait finir par se convaincre, écoutant les voix synthétiques du programme de surveillance, que la mort était la seule issue à son calvaire et se l’était donné, seul, dans une caravane perdue en plein terrain vague.
Bruce avait notamment essayé d’enseigner à l’influenceuse et usurpatrice, les rudiments élémentaires du dessin en reproduisant indéfiniment et patiemment les contours d’un croquis représentant un ananas, ceinturé de bananes. De guerre lasse devant l’ampleur d’une mission manifestement impossible, il avait renoncé et s’était contenté de sortir avec elle. Elle avait d’autres compétences convertibles.
L’officier K-717 avait toute confiance en l’agent Bruce, véritable couteau-
suisse. Il put donc se pencher davantage sur le cas de Bender et des anomalies, ou technologies de transition encore confidentielles, dont il avait été témoin.
Cela dépassait la simple intrusion de l’inconnu dans le réel, ou l’abolition des frontières de sa perception, c’était un changement total de paradigme, bouleversant les lois connues de la physique.
Était-ce une technologie gardée secrète en raison de l’incidence qu’elle
pourrait avoir sur la population dont on ne peut connaitre à l’avance les
réactions, et du potentiel qu’elle pourrait avoir comme outil de surveillance, contrôle et déstabilisation ?
Car le plus surprenant, ne résidait pas tant dans la modification de la situation d’échange, et l’inexplicable interactivité. Non, le plus alarmant était le fait que cet échange s’affranchisse de la ligne du temps.
L’émission de politique-show, canal depuis lequel K-717 avait « interagi »
avec Bender à travers un simple écran de télévision, était une rediffusion! Cela signifiait que les valeurs du passé, du présent et du futur, dans cette interconnectivité disruptive, n’avaient plus cours.
Seule la possibilité d’une nouvelle forme de vitesse permettant au signal de parcourir le câble en un temps record – pouvions nous encore parler de « temps » – mais aussi d’offrir un nouvel espace de dialogue, lui aussi hors du temps, pouvait l’expliquer…
K-717 ne voyait rien en dehors de l’intrication quantique, déjà utilisée à titre expérimentale dans la cryptosécurité, qui puisse donner un sens à ce qu’il avait vu.
Le flux d’informations échangé pendant ces échanges semblait « répondre » de façon ciblée et personnalisée au destinataire se trouvant devant l’écran, comme les publicités s’adaptant aux recherches, ou même aux discussions des usagers, le faisaient désormais en marge du fil d’actualité sur réseaux sociaux.
Mais est-ce qu’une Intelligence Artificielle, associée à une modulation
quantique, permettait de différer ainsi la situation d’échange dans le temps ?
La rediffusion de l’ Agora datait de quelques heures seulement, mais si cette théorie tenait la route, jusqu’à quand pouvait-on remonter ainsi dans le temps, en conservant cette interactivité démiurgique ?
K-717 bouillonnait d’impatience : il n’avait ni les clefs, ni les outils pour
décortiquer et mieux comprendre ce phénomène. Plus jeune, il n’était pas mauvais en classe, mais lui et sa mère ne s’étaient jamais suffisamment attardé sur un territoire pour que s’installe la sereine et tranquille routine, propice à l’approfondissement de certains enseignements capitaux.
Ne réfléchissant bien que sur le toit, loin de l’agitation de la ville, là où les
gens paraissaient enfin ce qu’ils étaient aux yeux des puissants : des fourmis qu’ils écrasaient sans égards, et sans volonté spécifique non plus de les détruire.
Ils le faisaient par seule nécessité, comme la science dérogeant aux habituelles échelles de valeur humaniste, répandait la désolation au nom du progrès.
— À votre avis, les puissants sont-ils heurtés par la nécessité de déféquer, eux
que tout prédispose à la magnificence immaculée, ou vivent-ils ce fugace instant comme un mal nécessaire ? Comme, je sais pas… l’optimisation fiscale par exemple : Dealer un peu avec du sale, pour rester clean. Du moins en donner l’impression ?
Il sourit avant même de se retourner. Il était heureux de la voir. Une partie de lui l’avait même peut-être attendu, à son insu, à chaque fois qu’il était monté ici.
— Mais comment faites-vous pour taper à chaque fois dans le mil ? Des dons médiumniques ?
— Pourquoi ? La grosse commission se fait présente ?— Je ne suis pas un puissant, vous savez. Je ne présente aucun intérêt.
Il espérait cependant qu’elle en est un, même mesuré, pour lui. Il était le
premier surpris du plaisir qu’il retirait de sa présence, lui dont la solitude avait toujours été la seule, fidèle et rassurante compagne. La volonté de mieux connaitre un être humain prenait insidieusement le pas sur son impérieux besoin de demeurer seul. Elle était belle, certes mais il avait déjà croisé des beautés brunes plus piquante et incendiaires. Son attrait ne s’attachait pas prioritairement au physique : le son de sa voix ou l’agréable sensation de la sentir proche, et être bousculé par sa vive répartie, l’aimantaient.
— Je ne voudrais pas vous importuner, mais pourrai-je avoir votre avis sur un point ?
— Dites toujours, dit-elle en retirant de ses lèvres la cigarette qu’il venait
d’allumer, avant de la porter à sa bouche gourmande.
Troublé par cette proximité, et ce qui se rapprochait le plus d’un rituel entre deux individus devenus proches, il poursuivit en essayant de garder intacte son habituelle contenance :
— Comment peut-on expliquer l’interactivité entre des contenus numériques ou digitaux, et un spectateur ?
Il précisa devant sa moue dubitative, derrière les volutes de fumée :
— Comment expliquer qu’un spectateur devant son écran de télé puisse
interagir avec les intervenants d’une émission de télé, en rediffusion, sans possibilité qu’ils ne soient connectés par aucun dispositif connu… comme s’il interagissait à travers l’écran devenu aussi transparent qu’une vitre ?
— Et vous êtes certain qu’il n’y a pas de connexion préétablie, aucune
possibilité de direct ?
— C’est même le seul point de certitude que j’ai. Mais bon, je n’ai peut-être pas le bagage qu’il faut pour en avoir d’autres. C’est pour ça que je vous sollicite… J’en suis restée au principe de la fibre optique qui permet par effet depropagation de la lumière via un vecteur, de recevoir plus rapidement tout un flot d’informations. Je suis aussi un peu ce qui se fait dans le domaine du quantique, avec le principe d’intrication qui redéfinit le concept même d’instantanéité… mais c’est à peu près tout. Mes connaissances s’arrêtent malheureusement là.
— Je suis impressionnée… et moi qui vous prenait pour un simple écraseur de plantes ! Ce dont vous parlez est un champ d’étude qui reste toujours ouvert, à ce jour. Les avancées dans le domaine du quantique et de la supraconnectivité permettent d’affirmer que la quantité d’informations pourrait être multipliée par 10000 suivant que l’on parle de physique classique ou quantique… enfin, en ce qui concerne le processus dynamique du cerveau, autrement dit la conscience. Et
par ailleurs les ondes lumineuses véhiculées par la fibre optique, puisque vous en parliez, transportent des dizaines de milliers de fois plus d’informations que de simples ondes radio. Ces transmissions qui se font à la vitesse de la lumière, sont à la base de notre communication moderne. Il faudrait qu’il y ait un échange, avec les impulsions électriques du cerveau pour que le procédé que vous
évoquez puisse « éventuellement » exister… Ca serait en fait, comme une
nouvelle forme d’interactivité rendue possible grâce à la dimension quantique, et son système d’intrication quantique : des particules intriquées, ne formant qu’un seul et unique système, parfaitement solidaire. Seulement… »
Elle marqua une pause pour écraser « leur cigarette », sur la dalle la plus
éloignée des plantes. Il était littéralement suspendu à ses lèvres.
— Seulement, poursuivit-elle, on ne parle plus de vitesse de communication dans ce cas, mais d’un processus mathématique impliquant l’appartenance à un même système. Le cryptage de dernière génération repose sur ce principe. À vrai dire, j’ignore si on peut aujourd’hui l’appliquer au type de communication interactive dont vous venez de me faire part. Il faudrait que vous, par exemple, et cette personne à travers l’écran, vous apparteniez au même système
mathématique, et que vous soyez donc énigmatiquement liés d’une manière qui échappe encore à la physique classique.
— Ok, je vois. J’en suis arrivée à la même conclusion, mais sans le jargon
technico-scientifique que vous maitrisez si bien.
— Oh, ce n’est pas une conclusion. Plutôt un cheminement de pensée. La
conclusion reste en suspens. La question reste toujours ouverte, nous n’avons fait que l’effleurer. Mais la notion de communication liée à l’intrication, nousrenvoie automatiquement à une autre théorie intéressante, celle des fentes, ainsi qu’à la redéfinition de ce que l’on nomme « espace ». Est-ce qu’il possède une forme propre ? En cas d’intrication, puisqu’il y’a mesure et observation, est ce qu’une de ces formes ne devient pas « nulle » ? Mais bon, je digresse… C’est le
propre des scientifiques : enchainer les questionnements, sans forcément répondre à la question de départ…
— Ca dépend. Parfois, les réponses ne se trouvent pas dans la formulation de départ. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Pas vraiment, mais je vous écoute.
— Roo, comme je vous le disais, je n’y connais pas grand-chose et je parle
sous votre contrôle mais ça dépend suivant que l’on se place du point de vue des ondes, ce qui suppose l’idée d’une propagation globale ou des particules, ce qui implique une localité. Si je dis des conneries, je veux bien être corrigé autour d’un déjeuner en ville… Mais on est pas seulement en train de parler de communication supra-interactive, on parle aussi de notre rapport au réel… Donc admettons qu’il y ait dispersion ondulatoire, c’est l’espace qui va ondoyer autour
de l’électron. L’espace entre deux niveaux d’énergie serait alors comme une glissière, et non un simple vide, vous voyez ? Et c’est certain que ça pourrait complétement bouleverser notre approche du réel.
— Le réel, répéta-t-elle en s’approchant dangereusement de lui, au-delà de ce que les conventions sociales, entre deux personnes qui en sont arrivés à partager la même cigarette, même lorsque le paquet est plein, permettaient.
Il pouvait sentir l’odeur floral de son après-shampoing. Il aurait pu être en contact direct avec ses cheveux en faisant un pas de plus, ce qui eut pour effet immédiat de le paralyser.
— Qui sait de quoi est fait l’étoffe de la réalité ? poursuivit-elle, en lui
touchant l’épaule. Belle étoffe, au passage.
Sa main s’était attardé sur lui avec douceur, et l’avait apaisé, tout en
l’électrisant d’une saine énergie. Aucune des femmes dont il s’était autorisé le contact jusqu’ici, des anonymes levées dans des bars aux luxueuses professionnelles aux tarifs prohibitifs, ne lui avaient jamais fait cet effet. Elle prolongea le lien, en plongeant son regard au plus profond du sien: — Je dois y aller. Merci.
— Merci pourquoi ?
— Pour cet échange ! Mes collaborateurs sont… moins stimulants. Disons, plus barbants, mais si vous le leur répétez, je dirai que vous avez menti.
— Mentir sur quoi ? Sur ce que vous affirmez ou sur le fait qu’ils le soient
vraiment, ce qui est une évidence pour tous ici, eux y compris !
Elle lui sourit si tendrement, qu’il en fût touché. Il réalisa qu’il souriait lui
aussi, gauchement pour ne pas dire béatement, alors qu’elle était déjà partie. Et cette grâce ne voulait plus le lâcher, elle flottait sur ses lèvres, et autour de lui, comme sa présence persistante.
« Et merde ! », pensa t-il. Il n’avait pas eu le temps, ou le courage, de réitérer son invitation.
— Je déjeune toujours sur le pouce, au boulot. Mais un diner chez vous, ce soir, ça vous irait pour en discuter plus longuement, et plus tranquillement ?, dit- elle dans son dos.
Il sourit encore plus largement, avec une joie nouvelle et inconnue.
— Carrément ! Je vous envoie mon adresse par intranet… à ce soir !
— Ah là, il n’y a que vous qui puissiez le faire. Vous avez un avantage sur
moi : vous connaissez mon prénom… un peu désuet. Vous n’aurez aucun de mal à le trouver dans la liste des destinataires. Je suis la seule de l’unité à le porter.
Enfin, je le supporte, bien plus que je ne le porte… À ce soir !
L’ambiance sous le toit, dans les bureaux, était cependant moins bucolique.
Les tractations de Bender avec les différents réseaux occultes de financement des plus gros cartels industriels s’ étaient intensifiées. Lubie ou vision mortifère, il semblait résolument décidé à mener à bien son programme, et opérer un rapide transfert de connaissances, pour une transformation sociétale encore plus rapide.
Il ne prenait même plus de précautions : les MemAudios récupérés auprès de la police prédictive étaient à présent sans équivoque.
Le haut commandement organisait à présent deux points par jour sur « La situation ». Officiellement Bender était libre de tout engagement avec le cercle. Officieusement, on ne le quittait jamais sans conséquence. Ceci était d’autant plus vrai face à l’ éventuelle menace que représentait Bender, et que le haut commandement voulait écarter.
« Cette situation ne peut plus durer. Il va falloir déployer un plan d’urgence pour le cas Bender. Je n’ aurai jamais pensé que ce nigaud irait si loin dans son irresponsabilité. Et sa bêtise ! Vous savez ce qu’il vous reste à faire. »
Ce n’était pas une question.
— Oui, mon commandant, répondis l’officier K-717, je connais la procédure. Mais si je puis me permettre, mon commandant, je ne suis pas certain qu’il faille immédiatement la déployer. Les pourparlers que Bender a lancé n’en sont encore qu’à leurs prémices à vrai dire et…
— Agent K-717, vous n’êtes pas payé pour penser mais pour exécuter. Vous connaissez la procédure, alors ne perdez pas de temps. Lancez-la ! Plus tôt nous serons débarrassés du problème, et mieux cela sera, pour nous tous !
K-717 s’exécuta et passa à la balistique récupérer le matériel nécessaire à cette discrète opération, dont deux nouvelles armes silencieuses.
La préparation était à présent surtout mentale. Et de ce point de vue, il allait valoir se dépasser, n’ayant jamais eu à effacer ce qui se rapprochait le plus pour lui qui n’avait jamais vraiment eu de famille, d’un proche, fût-ce l’archétype du cousin facho et détesté que l’on évite à Noel. Il décida cependant pour son propre équilibre mental de compartimenter sa vie. Il ne passerait pas de la théorie, visant à éliminer froidement une cible physique, à la pratique ce soir. Il avait d’autres plans pour sa soirée…
Après avoir récupéré sa commande auprès du traiteur le plus talentueux de la ville, et deux bouteilles d’un excellent cru chez le caviste, il rentra chez lui, l’humeur légère. Il dressa une table soignée, arrangea un éclairage tamisé, disposa quelques fleurs et prit une douche avant d’enfiler un complet décontracté, mais chic, en laine bouillie. Cet enchainement quasi chorégraphique de petites choses, propres au rituel du rendez-vous amoureux, et liées les unes aux autres, qu’il n’avait jamais vraiment eu l’occasion d’explorer pleinement . La sonnerie retentit. Il regarda sa montre. Elle avait de l’avance. Il ressentit
pour la première fois de sa vie, les doux tiraillements intérieurs du stress avant un rendez-vous. Mais lorsqu’il ouvrit la porte, ce fût une bourrasque, haute et bourrue, qui déboula dans le salon en le poussant au passage.
« Que faites-vous ici ? Et comment avez-vous eu mon adresse ?
Il n’avait jamais vu Bender le débonnaire, dans un pareil état d’inquiétude, le regard fiévreux et le débit inhabituellement précipité :
— Ecoutez, je suis au courant de votre surveillance depuis plusieurs jours
déjà, et je sais aussi que depuis peu la nature de votre mission a changé. J’ai beaucoup d’argent. Je suis prêt à vous payer pour que vous travailliez à ma protection. Vous n’avez pas besoin de démissionner dans un premier temps. Il vous suffira de me communiquer les infos dont j’ai besoin pour préserver ma sécurité, en attendant le résultat des élections. Une fois député, le rapport de force avec le haut-commandement de PRECRIM sera d’un tout autre ordre. Et je
saurai récompenser votre dévouement.
— Qu’est ce qui a pu vous faire penser que je serai tenté de vous aider ? Avez-vous vraiment perdu la tête ?
— Non, et je tiens à ce qu’elle reste en place. Pouvez-vous m’aider ?
— Je ne suis intéressé ni par votre argent, ni par vos promesses de promotions futures. Et, je ne veux pas vous vexer mais rien ne garantit le succès de votre campagne électorale.
— Allons, ne soyez pas stupide. Vos primes, même cumulées, s’étendent à
combien ? Je vous en propose dix fois, vingt fois plus ! Ne me faites pas croire qu’un homme qui fait couper ses costumes sur mesure chez un tailleur italien peut se contenter d’un appartement de la taille d’une boite d’allumettes dans un cloaque…
Il avait jeté un coup d’œil circulaire et méprisant en prononçant ces mots, mais K-717, souriant, ne scilla pas d’un poil.

— Vous vous trompez sur ce quartier : il connait une certaine forme de
gentrification. Quant à ma coquetterie, de midinette je vous l’accorde… c’est mon seul luxe. En revanche, je n’ai pas de grand besoin, contrairement à vous qui n’êtes pas en position de négocier. Je vous rappelle que l’espionnage industriel est un crime de haute trahison…
La sonnerie de la porte d’entrée retentit à nouveau.
— Il faut que vous partiez, s’alarma K-717, vous ne pouvez pas être vu ici, et je ne peux garantir votre sécurité. Ni aujourd’hui, ni jamais. Il est même préférable pour vous de veiller à ne plus recroiser mon chemin. Car la prochaine fois, vous ne serez pas si chanceux que ce soir. Il y’a une passerelle menant à l’extérieur, que vous pourrez emprunter en passant par la porte-fenêtre de la salle de bain.
Bender hésitait, perdu et fébrile. Malgré sa stature imposante, il donnait
l’impression d’avoir rapetissé. K-717, répéta, d’un ton autoritaire : — Allez-vous en ! MAINTENANT !
Puis il rejoint la porte d’entrée à grandes enjambées, fermement décidé,
malgré cet incident, à passer une excellente soirée en charmante compagnie. Il ouvrit la porte sur une Bérénice en beauté, qui avait troqué le tailleur pour une tenue courte et sexy, avantageant particulièrement son décolleté. Mais son sourire disparut, aussitôt :
« Vous ? ! Que faites-vous ici ? ! ! !
— Ben, c’est comme ça qu’on accueille ses invités, répondit Bérénice en
l’écartant délicatement de son passage, tel un rideau de cauris.
Une femme noire, mouillée et frigorifiée, avançait à sa suite. K-717 avait
toujours imaginé Guinée plus grande, et plus impressionnante. Recroquevillée sur elle-même par l’effet du froid, elle avait l’air d’une frêle brindille entre lui et Bérénice. C’était une femme moyenne, de taille moyenne, qui lui semblait
déboussolée. Fragile.
— On a besoin de votre aide, enchaina immédiatement Bérénice, Guinée vient d’échapper à une tentative de meurtre. Il saisit Bérénice par le poignet, plus violemment qu’il ne l’aurait souhaité, et
l’entraina dans le coin cuisine, comme si la promiscuité des lieux permettait une quelconque confidentialité.
— Vous n’avez pas le droit, chuchota-t-il, de me mettre en contact direct avec une cible. Vous connaissez pourtant les règles du cercle, non ? ! Vous venez de foutre en l’air des mois de travail collaboratif, reposant sur le maillage complexe de tout un réseau d’intermédiaires que JE chapeaute ! Ce qui signifie que je porterai seul la responsabilité de ce cuisant échec ! Si j’avais su ce qu’il m’en couterait de vous inviter, hein… Bravo !
— Justement ! Vous êtes le plus à même de la protéger !
— Je vous avais dit que ce n’était pas une bonne idée, intervint faiblement Guinée, en interrompant leur aparté. Ça va aller Bérénice, ne vous inquiétez pas. Je saurais me débrouiller.
Sa voix douce et maternelle, cassée et rocailleuse par ses fréquentes quintes de toux, remua quelque chose de profondément enfouie en lui.
— Attendez Guinée, s’entendit-il lui répondre, racontez-moi quand même ce qui s’est passé. Et ne restez pas à l’entrée, il y fait plus froid. Il y’a un plaid sur le canapé, vous pouvez le prendre. Je vais chauffer un thé.
Après s’être installée auprès de Bérénice sur le canapé, Guinée se lança dans de plus amples explications :
— Je suis ciblée depuis plusieurs années, mais ces derniers temps ont été
particulièrement horribles, au point de craindre pour ma vie et celle de mes enfants. J’ai donc organisé la mise en scène de ma propre mort, après avoir pris soin de monter au maximum le montant de mon assurance-vie.
Malheureusement, l’équipe embauchée sur le DarkNet s’est avérée être une bande de véritables tueurs à gages professionnels. Ils avaient été envoyés pour vraiment me liquider. Je ne dois la vie qu’à la miraculeuse intervention de Bérénice.
Bérénice interrogea du regard K-717, qui avait l’air contrarié.
— Mon département n’a rien à voir avec ça. C’est une cible sous surveillance, pas une cible à éliminer contrairement à…Il s’interrompit à temps, mais Bender apparut dans l’encadrement de la pièce
mitoyenne.
— Contrairement à qui ? à moi, compléta-t-il laconiquement. Ils en sont donc vraiment déjà là…
— Que fait-il ici ? ! demanda Bérénice en les regardant alternativement, et entourant Guinée instinctivement de ses bras protecteurs.
— Il était sur le point de partir, coupa l’officier de plus en plus énervé.
Bender qui s’était cependant avancé jusqu’au milieu du séjour, s’accrochait désespérément à lui.
— Dites-moi ce que vous désirez. Tout ce que vous voulez..Je suis prêt à vous le donner. N’importe quoi ! S’il vous plait ? Ok, j’ai compris, vous ne voulez pas d’argent, mais je peux vous rendre puissant. Je peux vous donner des informations capitales qui vous permettront d’accéder au pouvoir et au respect que vous méritez !
K-717 se troubla, avant de se raviser. Mais Bender avait ouvert la brèche.
— Vous n’êtes pas comme les autres. Vous voulez savoir, comprendre. Je peux vous y aider : l’invisibilité, l’interactivité et la supraconnectivité, la
miniaturisation biocellulaire, ou encore la véritable nature de la matière et ses différents états… Je peux vous apporter la connaissance !
Malgré l’aversion et le franc dégout que lui inspirait ce sinistre personnage, K-717 ne parvenait pas à se détourner du bénéfice qu’il pouvait tirer de lui vivant, et de la transaction qu’il proposait.
— Pourquoi vous l’aidez ? S’opposa Bérénice. Vous savez ce qu’il pense des gens comme vous ? Vous aurez beau le singer, lui et ses pairs, vous ne serez jamais considéré comme un des leurs… sauf dans des moments de danger imminent, comme celui-ci, où même les ordures de son espèce se souviennent bizarrement que c’est le même précieux sang qui coule dans leurs veines.
Bender fusilla du regard l’élément perturbateur qui mettait en péril sa survie immédiate :— Parce que vous croyez que je suis le seul à avoir des a priori et des préjugés ? Vous pensez qu’une Guinée est perçue comment au sein des autres communautés ? Allez, demandez-lui à votre crush ! Et l’espionnage industriel dont on m’accuse, ça sort d’où, à votre avis ? Il faut bien le faire pour le compte de quelqu’un !
— Mais taisez-vous donc : vous appartenez à la plus puissante et plus secrète des communautés. Vous êtes un Archonte ! Les états fédéraux semblent indépendants, les uns des autres, avec un pouvoir décentralisé. Vous savez qu’il n’en est rien ! C’est le même pouvoir unique, avec une seule administration transversale, inaccessible et inconnu des citoyens lambda.
— Et vous, vous avez la langue bien pendue pour une personne ne pouvant même pas prétendre au rang de citoyenne, vous êtes quoi… une jolie humanoïde, c’est ça ? Hum, y’a plus de vie dans une belle plante verte, et elle la ramène moins !
— Je vous emmerde ! Je n’organise pas via d’obscures conglomérats de
sociétés secrètes des récoltes humaines, des festins de sang et banquets de souffrance, moi au moins…
— Oups, touchée ! ricana t-il, vous auriez fait vous-même une belle
archontesse. Vous m’avez tout l’air d’être un de ces humanoïdes ou IA
féministes de dernière génération… Croyez-moi, les femmes ne sont pas en reste en matière de cruauté. Je ne suis pas le pire… je ne suis même pas archonte, juste un simple contrôleur. Je collecte des infos que je transmets à un pouvoir plus puissant que le pouvoir fédéral. Pourquoi ne pas bosser pour le haut de la pyramide, en effet…
— Eh bien, pourquoi ce haut de la pyramide ne vous protège-t-il donc pas, à présent ?
— Vous ne savez même pas de quoi vous parlez Barbie, Rugit-il, Vous savez peut-être qui ils sont, vous, ces archontes ? Leurs lois comme leurs pouvoirs nous sont étrangers. Et immenses : ils ont la capacité « technologique », et j’insiste sur cet aspect, de voyager dans le temps, de réorganiser le passé et d’assembler des univers alternatifs qui causeront des incidences artificielles. C’est ce que vous avez expérimenté K-717 à travers votre écran de télé, par exemple. Mais ces occurrences ou incidents combinatoires peuvent prendre d’autres formes ! Qu’est ce que vous savez du bien ou du mal avec votre morale à la mors-moi-le nœud, qu’est ce que vous savez tout court depuis le bout de
votre lorgnette atrophiée d’ignorante… ? !
— Leur masse en 4D leur permet d’avoir une vision téléologique, ainsi qu’ un contrôle constant et discret sur la réalité humaine en 3D, récita-t-elle
placidement, Et donc sur le cours de ses évènements. C’est un rapport
asymétrique, particulièrement injuste, ne permettant pas aux citoyens lambda de concevoir l’étendue des possibles au-delà de la physique classique et des lois qui la régissent. Tandis que d’autres petits malins en profitent et en abusent en petits comités car in fine, c’est celui qui a l’information qui a le pouvoir. Et s’il est vrai que tout le monde, ou presque, a au moins une fois, fait l’expérience d’une de leurs projections… Rares sont ceux qui l’ont interprété autrement que comme une hallucination, ou au mieux une « aberration physique ». Vous voyez, je suis peut-être humanoïde et blonde, mais pas trop conne !
Puis après lui avoir jeté un dernier coup d’œil dédaigneux, elle se tourna vers K-717 qui avait assisté silencieux et médusé à leur échange, en découvrant tout un pan de possibilités ignorées.
— Vous ne pouvez pas aider ce type ! Que faites-vous de votre morale ?
— Je n’en ai pas ! répondit K-717 encore à moitié dans ses illisibles pensées.
— Soit ! Si vous aidez un connard, vous vous placez dans l’obligation de nous
aider aussi, dit-elle en tenant solidairement la main de Guinée.
Elles s’étaient levées dans leur ferme détermination, et lui faisaient face.
Bender, qui luttait pour ne pas céder à la panique face à sa confusion croissante, sortit précipitamment une clé USB cryptée qu’il tendit à K-717, mutique et sourcils froncés.
Il se trouvait en présence de deux cibles, qui ne différaient pour lui que par la hiérarchisation des priorités. Il avait appris à penser ainsi. Il était tout sauf un héros. Ce n’était pas un sauveur, mais un chasseur. Et il souhaitait, malgré les derniers évènements, rester fidèle à sa fiable logique de chasseur. Finalement, l’écart vertigineux entre sa fonction, sa mission et ses muettes ambitions ne lui parut plus si vertigineux que cela : il saisit la clé cryptée que lui tendait Bender, celle qui lui ouvrirait peut-être enfin les portes inespérées vers la connaissance qui s’était jusqu’ici dérobée à lui. Puis, il se tourna vers Bérénice et Guinée, et
les assura de sa protection :
— Ne vous inquiétez pas. Je ferai aussi tout ce qui est en mon possible pour vous aider.
— Je vois qu’on a tous un deal, conclut Bérénice, tandis que Bender hochait la tête en souriant obséquieusement. Alors, voilà le plan : On ne peut rien faire sans laisser de traces cérébro-numériques. Le cerveau est devenu avec les fréquentes mesures de fréquences, la version électronique du mouchard. K-717, il va falloir que vous retourniez au cercle, couvrir nos traces. C’est là où vous pouvez vraiment nous aider. Vous êtes le seul administrateur système ici. Votre scan rétinien vous donne accès à la base de données du renseignements depuis laquelle vous pourrez écarter toutes possibilités de traçage, en effaçant les
données des MémAudios de Guinée… et de Bender, puisque vous le disputez aux asticots, qui se seraient pourtant fait un plaisir d’un faire un copieux repas !
Bender eut un petit rire nerveux.
— Attendez… Je vous prenais pour des professionnels. C’est ça, votre plan d’évasion, Ken et Barbie ? Vous savez que vous êtes en train de jouer avec ma… avec nos vies ? Il est impossible d’échapper à l’œil du cercle : PRECRIM est partout. Du fond des océans au niveau le plus élevé des cieux, si ce n’est au-delà grâce à leur présence satellitaire. On est traqués de partout. Etes-vous seulement au courant que la moitié des mouches que vous croisez sont des drones furtifs, équipés de caméras à reconnaissance biométriques ?
— Ca, c’est mon domaine, le rassura Bérénice. Ne vous inquiétez pas. Au-
delà du portail où je vous conduis, il n’y a plus aucune possibilité de traçage. On disparait. Mais sans risque, cette fois-ci, n’est-ce pas Guinée.
Elle lui sourit en serrant sa main dans la sienne. Puis s’adressant à K-717 :
— Allez-y, on compte tous sur vous. Je vous retrouve ici dès qu’ils sont en
lieu sur. Vous me devez toujours un dîner ! »
L’officier s’exécuta le cœur léger. Il la reverrait. Puis Guinée, Bender et
Bérénice prirent à leur tour, une fois dans la rue, la direction opposée à la sienne. Ils marchèrent plusieurs dizaines de minutes en direction du centre-ville, capuches rabattus et casquettes visés sur la tête, masqués comme l’autorisait la législation sanitaire depuis les dernières pandémies meurtrières. L’artère centrale du quartier, vidé de sa classe laborieuse, était envahie par l’animation tapageuse et bruyante de frénétiques noctambules alcoolisés. Leur petit groupe s’arrêta devant un endroit que Guinée avait souvent fréquenté à une époque pas si lointaine, même s’il s’agissait déjà quelque part d’une autre vie : Le musée d’Art
contemporain de la ville. Fatem, l’ouvreuse et Bérénice échangèrent quatre bises rapides, avant qu’elle ne les conduise dans l’espace dédié aux expos permanentes. Sur ce court trajet, Fatem et Bérénice échangèrent quelques infos qui n’échappèrent qu’à moitié aux oreilles alertes de Guinée :
— Erik a t-il finalement réussi à modifier la vitesse modulatoire des particules en flux ?
— Oui, lui et Line n’ont pas arrêté de bosser dessus ces dernières heures. Ils ont pu intégrer une nouvelle puce qui décuple la vitesse de calcul, et améliore nettement l’accès au portail. En fait, cela augmente à la fois la vitesse gravitationnelle et l’énergie dégagée par la masse.
— C’est super ! Du coup, vous avez procédé à combien d’exfiltration sociale aujourd’hui ?
— Vous êtes le troisième groupe à utiliser cette version de l’underground
aujourd’hui…
Ainsi, le portail dont il était question, et par le biais duquel ils allaient pouvoir se sauver s’appelait l’underground. Ca tombait sous le sens, quelque part.
Guinée n’imaginait cependant pas à quel point, cela était vrai.
La salle d’exposition où ils se trouvaient, accueillait plusieurs œuvres
hétéroclites se côtoyant harmonieusement, pour peu qu’on accepte l’idée que la surprise, voire la dissonance était constitutive de l’harmonie. La pièce la plus surprenante était indubitablement la haute et cylindrique colonne Morris, orné d’un macaron à tête de lion et plâtrée d’affichettes rappelant les réclames illustrées du 19ème siècle. Bérénice embrassa à nouveau Fatem, et se dirigea tout droit vers la colonne Morris, qui s’ouvrit sur un antre froid et obscur. Elle se tourna vers Bender qui tenait précautionneusement une mallette, tout contre lui.
Il recula de trois pas :— Les femmes d’abord !
Guinée s’avança, sans peur. Pourquoi aurait-elle eu peur : Outre la totale
confiance qu’elle avait en Bérénice, elle était dans son élément. Elle avait déjà entendu parler de cette installation conçue par un artiste rwandais, et savait qu’elle trouverait à l’intérieur une longue tige métallique, permettant de glisser vers l’étage inférieur, où se trouvait une large piscine de bulles à eau. Mais elle garda le silence en s’amusant intérieurement de la peur primaire de Bender.
Elle saisit la barre et s’enfonça dans un élan, vers le fond. La descente était instantanée, sans durée aucune. Ils étaient aspirés dans un gouffre sans fond, dont leur perception dupée par leurs sens limités, n’entrevoyait pas la fin.
Le vaste bassin tubulaire encadrant leur chute sans fin, ni pesanteur,
contenaient en effet des billes capables de retenir jusqu’à quatre cent fois leur poids en eau. Tout comme elle semblait avoir retrouvé leur propriété liquide, le temps, l’espace et peut-être même leur conscience devenue donnée immatérielle au cœur de cette abîme, s’étaient aussi abolis, indéfiniment.
Leurs pieds finirent par toucher le sol ferme, avec une prompte et liante
adhésion, comme s’ils ne les avaient jamais quittés. Bérénice ouvrit la porte, cette fois vers l’extérieur, qui donnait sur la salle d’exposition qu’ils avaient quitté il y’a peut-être dix minutes, dix heures ou dix ans.
Guinée nota avec son œil aiguisé de spécialiste que les pièces d’art,
rigoureusement les mêmes, étaient cependant disposées différemment. Un tel agencement nécessitait a minima des heures, voire des jour de mise en place.
Cette fois, Bender ne se fit pas prier pour sortir le premier. Guinée le suivit, tandis que Bérénice restée, en retrait, ne quittait pas l’intérieur de la cabine.
— Nos chemins se séparent ici, dit-elle en souriant. Je suis encore attendue de l’autre côté. Mais je n’ai aucun doute sur votre capacité, Guinée, à trouver votre chemin dans ce monde. Vous y êtes en sécurité.
Puis anticipant les pensées de Guinée, elle ajouta : —Tout comme vos enfants, le sont aussi de l’autre côté. N’ayez aucun doute là-dessus.
Bender que ces adieux trainant en longueur agaçaient au plus haut point, finit par lâcher :
— Bon, merci beaucoup Barbie, mais après ce voyage un peu spécial et le
tsunami cérébral qui l’a accompagné, je vais aller me dégoter un joli petit lot pour m’assurer que tout est bien arrivé à destination. Puis, j’ai faim… je mangerai ensuite, tiens ! On va voir ce que la bouffe donne ici… Boudiou, que ça fait du bien d’être en vie ! ! !
Et il les planta sans états d’âme. Bérénice salua une dernière fois Guinée :
— Il est idiot et un facho, mais il n’a pas tout à tort, cette fois ci. N’oubliez
pas d’être heureuse ! »
Et elle disparut dans la fermeture automatique de la colonne Morris, et du vortex.


Juillet 2050, Hôpital central d’Odyssea


Rania perçut d’abord la voix de Cesco, dont la tonalité jusqu’aux plus subtiles inflexions, était la même mais différait légèrement dans le déploiement du phrasé, beaucoup plus rapide que celui qu’elle lui connaissait. Ce qu’il énonçait aussi, sa charge verbale, le jargon utilisé, lui semblait également peu familier.
Ses paupières lourdes, sa gorge sèche tout comme l’ensemble de ses membres engourdis, entravés dans leurs mouvements par un entremêlement de fils et de tubes, étaient largement compensés par le plaisir d’ouvrir les yeux sur le beau visage souriant de Cesco. Il lui avait tellement manqué, elle en lâcha une larme d’émotion. Elle avait l’impression paradoxale de n’avoir jamais été aussi proche
de lui. Il n’avait jamais quitté son chevet.
« Pas trop vite ! Il ne faut surtout pas chercher à ouvrir les yeux, ni même la bouche, trop vite !« 
Malgré son inhabituel débit, sa voix restait chaude et rassurante. Son regard tendre et heureux vérifia le moniteur clignotant au-dessus d’elle.
— J’ai prévenu le médecin de garde. Il arrive, mais ça va ! Tout va bien !Il prit un verre d’eau et la fit lentement boire à la paille. Rania en profita pour saisir sa main, dans un effort physique surhumain, et la garder tout contre elle.


Elle voulait être dans ses bras, mais était encore trop faible pour se redresser et se blottir contre lui. Cesco lui laissa garder sa main sans chercher à la lui retirer.

Il est vrai qu’il s’était battu, avec une détermination qui l’avait lui-même surpris, lorsqu’on avait voulu la débrancher après les premiers mois de coma. Même sa famille, désemparée et désespérée, avait failli céder aux pressions du reste de l’équipe médicale. Il lui avait fallu convaincre les membres de son entourage, les plus sensibles à son discours et son ressenti, pour que les parents refusent finalement de signer la décharge. En quoi différait-elle des autres patients ?
Cesco l’ignorait. Mais elle lui inspirait un sentiment de responsabilité et
d’attachement quasi irrationnel. Il se dirigea, plus troublé qu’il ne l’aurait
souhaité, vers la porte.


— Non, Cesco… Où vas-tu ? articula-t-elle avec difficulté, Reste s’il te plait ?
Décontenancée, il se tourna vers elle. Elle le tutoyait…
— Je reviens, répondit-il, je vais chercher vos parents. Je crois qu’ils ont hâte de vous revoir enfin à l’état d’éveil.
« Vous » ? Il la vouvoyait ? Mais pourquoi la vouvoyait-il…
Elle le vit revenir quasi aussitôt, et le lien qui les unissait, désormais, lui sauta aux yeux avec évidence. Il était vêtu d’un uniforme vert pale sur lequel un badge indiquant son prénom et sa fonction, était épinglé. L’infirmier Cesco, au professionnalisme irréprochable, tout en retenue et discrète bienveillance.

La voix de Bérénice lui revint en mémoire : « Chaque interaction même infime induit une modification irréversible, en raison d’une déviation de la causalité, qui entraine l’annulation de toutes les autres possibilités. ».
Sa mère dont elle avait frôlé le ventre, coincée dans un ascenseur de l’aéroport de Kouyala, entra à la suite de l’infirmier Cesco. Elle n’était pas sa mère, en dépit de leur évidente ressemblance et filiation. Rania pleura intérieurement la fantasque Marhgaux, son rire ample et cajoleur. Son père et ses frères. Et elle culpabilisa immédiatement devant l’océan d’amour que sa mère déversa sur elle dès le premier regard, la première parole.
— Ma chérie… mon petit amour, nous avons eu tellement peur de te perdre.Mon bébé… Oh, je suis désolée. Excuse-moi, je pleure comme une madeleine.
Tu sais que je lâche toujours les vannes quand je suis heureuse.
Lorsqu’elle la prit dans ses bras, tout de la relation forte qui les unissait et qu’elle n’avait pourtant pas vécu, lui revint instinctivement en mémoire. Elle se laissa enfin aller, entre les bras de sa mère, à éclater en sanglots.
— Oh ma chérie, ne pleure pas. Je suis désolée. C’est un jour de joie
aujourd’hui. C’est pas le temps des pleurs, mais celui des retrouvailles et des rires, dit-elle en embrassant son visage, noyée de larmes.
Sa mère se reprit, essuya ses yeux de la main, et toujours reniflante, continua :
— Ma chérie, je sais que le moment est peut-être mal choisi, et si tu refuses de le voir, je comprendrai mais saches que ton père est aussi là. Il est venu te voir toutes les semaines, l’infirmier Mr Parisi..pardon, Cesco, pourra te le confirmer. Alors, je sais que vous étiez fâchés avant cette épreuve, mais je crois qu’elle lui a rappelé, comme à nous tous d’ailleurs, l’importance de la famille. Oui, c’est vrai, il est vieux-jeu, buté, limite réac’… Mais il est là ! Et il a toujours été là, ma chérie. Est-ce qu’il peut entrer ?
Bender passait déjà sa grosse tête à travers la porte. Rania n’eût d’autres choix qu’accepter, en haussant les épaules. Il semblait authentiquement remué. La larme à l’œil lui aussi. Ça valait bien la peine de faire un coma et changer de dimension pour lire la sincérité, sans manipulation mesquine, ni calcul intéressé, dans les yeux de Bender, du moins cette version de lui. Il saisit sa main restée libre. Rania se retrouva coincée entre deux étrangers larmoyants, alors que celui qu’elle aurait aimé garder près d’elle s’éclipsait.
— Je vous laisse vous retrouver en famille, je vais chercher le médecin qui tarde un peu à venir. Il fait sa ronde, c’est normal. Mais l’équipe de réa n’est pas loin, et je suis là aussi, bien sûr, si vous avez besoin de moi, mademoiselle Bender !
Rania sursauta : — Appelez-moi Rania. Juste Rania s’il vous plait. C’est bien ça ? Elle regarda ses parents, perdue et interrogative.
— Ben enfin, oui ma chérie ! C’est bien ça… qui d’autres pourrais-tu être ?
Mathilde ?
Sa mère se laissa aller à rire, suivi de Bender. Quelque chose dans la phrase formulée par sa mère, sa tonalité amusée, le désinvolte geste de la main ou son regard étonné, la poussa à insister :
— Qui est Mathilde ?
Mathilde en passant à son tour la porte, répondit elle-même à la question
posée.
Rania se vit, comme à travers un miroir animé, entrer dans la pièce avec une confiance joyeuse et résolue, l’air heureux, trois ou quatre kilos de plus qui lui allaient bien, les cheveux courts, dans une robe fleurie à décolleté plongeant et talons hauts, qu’elle n’aurait jamais porté. Pétillante et volubile. Cesco la talonnait de trop près. Sa main autour de cette taille bourrelée – qu’elle s’était de son côté évertuée toute sa vie à garder fine, à coup de séances de Pilates, cardio et de régime – ne laissait aucun doute sur la nature de leur relation.
— Comment vas ma sœur préférée ! Je t’ai apporté ta pâtisserie favorite… elle a droit aux pâtisseries, mon chéri ? Hein… Je suis tellement heureuse de te retrouver. J’aurai jamais supporté de te perdre, même si j’ai trouvé l’amour avec grand A, quelque part grâce à toi. Enfin grâce… Tu vois ce que je veux dire, pas vrai ? Ça ressemble à un happy-end de sitcoms. Mon Dieu, j’ai jamais nagé aussi haut sur mon petit nuage ! On a tellement prié pour ce moment, dit-elle en enroulant sa main dans celle de Cesco.
Rania eut un lourd et insurmontable pincement au cœur. Une douleur
lancinante, métallique, insupportable, la foudroya et failli briser quelque chose en elle.
— Rania ?… Rania ? Ça va ? s’inquiéta sa sœur.
Tous les regards étaient braqués sur elle.
Si la douleur était inévitable, la souffrance en revanche était un choix. Tant qu’il lui resterait une certitude à laquelle s’accrocher, celle d’être Rania, ni Castel, ni Bender. Juste Rania et d’être en vie, elle trouverait un moyen de se redresser. Elle sourit aux siens, sa famille, dans cette configuration là.
Elle allait vivre.

EPILOGUE


Conte ancien circulant d’esprit en esprit…


Deux bébés, des jumeaux, confortablement tapis dans un antre chaud et secret, voient peu à peu leur paisible quotidien se transformer. Des spasmes les secouent, de plus en plus régulièrement. Leur quotidien s’en trouve bouleversé.
L’angoisse est croissante…
— De grands bouleversements semblent se préparer, dit l’un à l’autre dans un langage qui se passe de mots, cela ne laisse rien augurer de bon ! Il va falloir se tenir prêts… peut-être trouver un moyen de s’accrocher davantage aux parois, si ça secoue davantage !
— Tu t’inquiètes toujours trop, aies foi. Ces changements ne sont peut-être pas si mauvais après tout, et s’ils sont inévitables, autant les affronter et les accepter avec philosophie.
— Ma seule philosophie est ce que je peux toucher et comprendre. On est bien ici : au chaud, on mange quand on veut, on dort quand on veut. Je ne veux pas changer quoi que ce soit à notre vie actuelle.
— Peut-être que tu as raison. Mais imagine qu’il y ait quelque chose de plus grand et plus beau au-delà de ce cocon. Une autre vie ? Qui sait ? Peut-être que cette vie actuelle n’est qu’une préparation pour la prochaine. Imagine : de grands espaces, de vastes plaines, de la lumière à foison, une chaleur et un amour comme on ne peut même pas l’imaginer ?
— Tu racontes vraiment n’importe quoi ! Comment pourrions-nous même respirer sans ce cordon, en dehors de ce ventre. Techniquement impossible !
C’est simple… si on sort d’ici, c’est fin de partie. Il n’y a aucun mystère dans tout ça. C’est pourquoi, il faut faire des réserves et s’accrocher aux parois, autant qu’on le peut !
— Tu veux dire que tu ne crois pas en « maman » ? Tu ne l’entends pas chanter parfois, tu ne sens pas sa caresse, ses vibrations au-delà du ventre. Tu ne ressens pas son amour ?
— Je te l’ai dit ! Je ne crois que ce que je vois… et jusqu’ici, t’as déjà vu
quelque chose qui ressemblerait à une « maman » ? On ne sait même pas à quoi ça ressemble, pff… Des foutaises, tout ça ! Mince… oh, non, je sens que ça va secouer à nouveau, accroche toi.
— Moi en tout cas, je la sens. Je n’ai pas besoin de la voir pour savoir qu’elle existe. Et oui, c’est peut-être de la naïveté ou de la bêtise comme tu le penses, mais je suis certaine qu’on la verra de l’autre côté du ventre. Non, la vie ne s’arrête pas ici. Peut-être qu’une autre forme de vie existe ailleurs. Je me sens prêt à partir.
Les contractions reprennent et sont de moins en moins espacées. Les bruits au-delà de la paroi sont anormaux. Comme des hurlements de douleurs, glaçants et effrayants. Les spasmes font littéralement trembler leur monde intérieur, et les aspirent lentement, inéluctablement vers l’extérieur. L’un des bébés agitent les pieds, effrayé. Il bouge anarchiquement en espérant retenir ce qu’il connait, et
fuir ce qu’il ignore. L’autre ferme les yeux, confiant et emprunte le tunnel au bout duquel, il croit percevoir une lumière. Il sent instinctivement qu’il doit incliner sa tête vers l’avant, menton sur la poitrine, repliée en boule pour entamer la grande traversée.
N’aie pas peur, rejoins-moi dit-il sans un mot, à son frère, ou sa sœur, peu importe. Ces considérations dans leur monde n’ont pas encore d’importance.
Et il va à la rencontre de son destin.
(Anonyme)

====> Index de DYSTOPIA

Chapitre I: https://edoplumes.fr/2014/12/15/des-apprenantes-ravies/

Chapitre II: https://edoplumes.fr/2022/03/23/sky-et-kora/

Chapitre III: https://edoplumes.fr/2022/10/18/le-journal-de-guinee/

Chapitre IV:https://edoplumes.fr/2022/09/19/publication-de-mon-3eme-livre-un-roman-dystopique-dystopia/

Chapitre V: Agent K-7171

(Texte protégé par les dispositions légales relatives à la propriété intellectuelle.)

Memoire sur les passerelles entre l’économie collaborative et l’economie solidaire

Directrice de Mémoire: Elisabetta Buccolo

Jury: Elisabeth Buccolo, Jean-Louis Laville

Année d’obtention: 2017

Ecole: CNAM (Master de Sciences sociales, travail social, mention ESS)

VOL 711- KOUYALA to ODYSSEA (Tome III de DYSTOPIA)

Rania essayait d’ouvrir les yeux, à travers ses paupières mi-closes. Elle distinguait une main gantée, tendant un verre par dessus son siège. Il s’agissait bien d’un siège? Oui, elle était bien assise. Elle releva sa tête endolorie. Son crane, prêt à exploser, semblait avoir triplé de volume, après avoir servi de djembé à de fervents débutants.

Madame, murmura t-elle en ayant l’impression d’avoir crié.

Mais déjà l’hotesse s’éloignait.

Je serai vous, j’attendrai encore un peu pour le Doliprane, proposa une voix à gauche.

Rania se tourna vers la trés belle blonde qui venait de prononcer ces mots. Puis elle promena son regard autour de ce qui lui semblait être un appareil en plein vol. Elle se trouvait coincée dans la rangée du milieu, et n’avait aucun souvenir d’être montée dans cet avion. Elle n’en avait aucun d’ailleurs.

Quelle…?

Il est 21 heures, et nous avons décollé de Kouyala, il y’a 30 minutes. Avec une heure et demi de retard, cela dit! Du jamais vu! Ils vont m’entendre.

Comment faisait-elle? Sa boite cranienne se mit à nouveau à pulser furieusement, en particulier sur les côtés. Il lui fallait vraiment prendre quelque chose, même un gin, tant qu’à faire.

Non , désolée, ça, ce ne sont pas les secousses habituelles d’un avion…comment dit-on déjà?

Comme par effet de synchronicité, l’hotesse rassurait à sa manière un groupe de voyageurs.

Non , madame, ce ne sont que des turbulences. Merci de garder votre ceinture attachée.

Madame, les enfants sont turbulents. Ca, c’est un avion qui a des problèmes!

Le groupe de voyageurs inquiets se composait d’une jeune mère et de ses trois enfants endormis.

L’hotesse qui tenait un plateau, s’impatientait face au discours de plus en plus colérique de la mère de famille.

Nous sommes situés au niveau de l’aile, et je peux vous dire que depuis le décollage, il y’a un problème. On a l’impression qu’elle ne cesse de vriller , et ce bien avant le passage dans cette zone de soit-disant turbulences. Le problème est structurel, pas circonstanciel. Je vous en prie…ça vous côute quoi d’aller demander l’avis d’un agent technique s’il y’en a un dans l’équipage. Je vous promets que s’il est de votre avis, je ne vous dérangerai plus le reste du voyage.

L’hotesse, excedée, eut un imperceptible mouvement des yeux vers le ciel, mais garda un ton et un maintien sans reproche.

Je comprends votre inquiétude, et j’entends vos paroles…

Encore heureux pour votre audition, nous ne sommes qu’ à 20 centimètres l’une de l’autre.

L’hotesse sourit malgré elle, puis reprit: « Madame, je vous assure que tout est en ordre« 

Mais la dernière secousse fit valser le contenu de son plateau dans les airs avec une telle violence qu’elle en fût la première surprise.

Je reviens, désolée, articula t-elle.

L’inflexion de sa voix s’était teintée d’une fine couche d’appréhension, même si son sourire conservait un calme professionnel.

L’avion était pris de secousses de plus en plus anarchique, et l’inquiétude se propageait à travers les rangées par vagues sporadiques. Certains passagers s’étaient mis à prier à haute voix, invoquant Dieu avec l’énergie du desespoir, tandis que d’autres crispés, et pensant maitriser les traits de leurs visages figés dans une incrédule stupéfaction, leur opposait le discours rationnel suivant lequel l’avion était le moyen de transport le plus sûr:

Roo, ça va! Lache-moi avec ça! Ceux qui pourraient mettre cette stupide assertion en doute ne sont en général plus là pour le faire, hurla une femme excédée à l’endroit de son époux, qui s’aggrippait à elle.

L’hotesse reapparut, un micro à la main, sollicitant l’attention des passagers:

Nous traversons un peu plus qu’une zone de turbulences. Le commandant de bord va vous faire une annonce afin de vous apporter plus de détails techniques. Je vous demande de garder vos ceintures attachées et de ne vous lever sous aucun pretexte. »

Elle avait considérablement perdu de sa superbe, et glissa à l’abri des regards sur un strapontin entre le rideau plissé la séparant des passagers, et le bar roulant sur lequel son regard s’attarda.

Mais enfin que se passe t-il? demanda Rania à sa voisine, incongrument détendue.

Rien qui ne soit déjà prévu à l’avance, dans le vaste champs des possibles.

Rania secoua la tête, certaine à présent d’avoir affaire à une de ces illuminées qui se nourrissent de graines de goji, marchent pied nus sur la rosée matinale, sur fond incantatoire et ont appris à accueillir la vie et la mort avec le même détachement.

La voix du commandant de bord s’éleva dans un silence consterné.

 » Mesdames, messieurs, ici Matthieu Rochas, commandant de bord du vol 711, reliant Kouyala à Odysséa. Notre avion rencontre un incident technique mineur que nous pensions avoir résolu au décollage. Nous ne pourrons malheureusement pas rejoindre Odysséa dans ces conditions, aussi nous allons devoir faire marche arrière et regagner Kouyala, ce qui implique que nous devrons, afin d’atterir en toute sécurité, nous décharger en cours de vol de notre carburant. Je vous demande de garder votre calme, comme cela a été le cas jusqu’à présent et je vous remercie, ainsie que les membres de l’équipage, pour votre confiance et votre compréhension.« 

Tout au long de l’allocution du pilote, l’avion subit des soubresauts de plus en plus aigus, comme pour mettre ses paroles à l’épreuve. Guinée saisit les mains de ses deux enfants endormis de chaque côté, et reposa son menton sur la tête de Wely, la petite dernière calée contre sa poitrine. Elle venait d’enterrer son père à Kouyala, six mois après sa grand-mère. Ce fût un voyage à la fois éprouvant et salvateur: il lui avait permis de renouer avec ses racines; Et à ses enfants de connaitre leur terre originelle. Leur grande et aimante famille avaient expériménté ensemble la douleur, et la solidarité face à celle-ci, resserant encore plus étroitement leurs liens. Elle adressa à ses deux plus récents ancêtres une courte prière animiste en implorant leur protection:  » Sauvez au moins ces trois là. Moi, j’ai assez vécu, je peux vous rejoindre. Mais eux, ont le droit de connaitre le plaisir doux-amer de la vie. » Elle adressa une prière au Tout-puissant, à Jesus. Et bien que baptisée protestante, ajouta Marie, pour plus de sécurité.

Elle se laissa ensuite glisser dans le sommeil, qui avait étourdi les trois enfants, peu de temps après le décollage. Ils se savaient aimés et en sécurité. Il était inutile de les réveiller pour le leur dire, fusse la dernière fois. Si danger il y avait, ils passeraient tous d’un sommeil à un autre. Les cris, l’inquiétude, l’angoisse n’étaient pas nécéssaires à l’ultime expression de l’amour.

Rania, pétrifiée, expérimentait, depuis les confins de la peur des hallucinations auditives. Il lui semblait entendre Cesco lui dire avec force et conviction:  » bats-toi, Bats-toi, Accroche-toi, je suis là. Je serai toujours là, bats-toi ma chérie, bats-toi et reviens-moi »

Elle ferma les yeux. Elle pouvait presque voir son beau visage brun se pencher vers elle et embrasser ses lèvres closes. Le souvenir ému de leurs étreintes remonta : un délicieux frisson inattendu et electrisant, plus fort que la peur, parcourut sur son corps raidi. Elle rouvrit les yeux, elle devait vivre. Elle ne lui avait jamais dit qu’elle l’aimait. Cesco…

Lorsque l’avion se posa finalement trente minutes plus tard, le 18 octobre 2025, sur le tarmac de l’aéroport de Kouyala, une salve d’applaudissements soulagés, accueillirent le commandant de bord et son équipage, venus remercier les passagers pour leur calme exemplaire, en ces circonstances exceptionnelles. Leur collaboration avait été salutaire.

Les passagers furent dirigés vers les tapis roulants afin de récuperer leurs bagages. Alors qu’ils se bousculaient pour une place assise dans la navette mise à leur disposition afin de les conduire à l’hotel requisitionné par leur compagnie aérienne, Guinée qui portait Wely encore endormie tout en essayant de garder eveillés les deux ainés, sollicita Rania. Cette dernière ne se souvenait plus très bien quel bagage elle était , elle-même, supposé retirer du carrousel.

Excusez-moi, est-ce que je peux vous demander de tenir, juste cinq petites minutes ma fille par la main? J’ai peur qu’elle se perde avec cette cohue. Elle est encore un peu à l’ouest…

Oui, comme nous tous, relativisa Rania en calant la main chaude de l’enfant au creux de la sienne.

Elle lui proposa également de récupérer ses bagages, puisqu’elle n’en avait manifestement pas elle-même. Guinée s’empressa d’accepter.

C’est trés gentil, je veux bien. Merci. J’ai deux grandes valises dans les tons marrons, l’une en toile et l’autre en cuir. Je sais pas si elles sortiront de la soute côté à côte , mais mon nom figure en grosses lettres noires dessus « Guinee Ebodé », vous ne pouvez pas les louper!

Rania sut instinctivement pourquoi elle était là, à cet endroit et dans ces circonstances improbables. Comment cela était-il possible? La jolie petite fille aux longues tresses, dont la tête reposait sur l’épaule de Guinée était donc…Etait-elle en train de rêver? Elle avait rencontré Wely, il y’a quelques jours pendant son enquête. Une jeune et jolie femme de sa génération. Elle se pinca: tout semblait si réel. La belle blonde réapparut:

 » Non, ce n’est pas un rêve! » pérora t-elle.

Décidément! Son inconscient était têtu, et trés decevant…elle aurait préféré un beau black comme Cesco en guise de coach dans cette exploration onirique ultrasensorielle.

Hum, hum…je répète: ce n’est pas un rêve! Et c’est le moment ou jamais pour vous d’obtenir vos réponses auprès de Guinée Ebodé. Ce n’est pas ce que vous vouliez?

Mais comment est-ce possible?

Aucune importance. Tout comme le fait qu’on vous ait injustemment écarté de votre enquête. Elle est toujours en cours, oui ou non?

En effet, l’enquête était toujours en cours, la formelle comme la sienne, informelle, minutieuse et tétue, comme seuls savent l’être les faits.

Elle n’avait pu accéder aux réponses qu’auraient dû lui apporter le manuscrit de Guinée, il était resté au sol. Elle ne gardait qu’un souvenir parcellaire de tout ce qui entourait les instants précédant la chute de ce carnet au sol. Le reste se défilait. Plus elle se raccrochait aux quelques bribes éparses de souvenirs, et plus ceux ci se fragmentaient pour finalement s’évanouir dans un vide abyssal. Mais Guinée, elle, était bien là!

Bérénice la secouait: –Il faut lui demander de prendre ce bus. Elle doit absolument rester avec vous. Il est hors de question qu’elle rentre dans sa famille, ce n’est pas sans risque.

Rania fixa la blonde: – Appelle-moi bérénice, tutois-moi aussi si tu veux, mais surtout retiens là. Allez!

Mais…je la connais à peine, objecta Rania, elle va juste me prendre pour une folle….ce qui pourrait bien être le cas puisque je te parle!

Marion qui émergeai de son état semi-somnambuliste au son de leurs voix, fût stupéfaite de se retrouver entre deux étrangères sans lien apparent avec sa mère, qu’elle ne voyait pas, noyée dans la masse des voyageurs hagards. Elle éclata en bruyants sanglots et appela à grands cris sa mère, afin d’ameuter les passants comme on le lui avait appris en cas de rapt. Rania lacha aussitôt sa main, tout en essayant de la calmer et en cherchant desespéremment Guinée des yeux.

Sa taille moyenne ne lui permettait pas de la distinguer aisément, mais Bérénice qui dépassait tout être vivant d’au moins une tête lui fit un signe au loin. Elle se trouvait près de Guinée. Marion accourut vers sa mère, et lui agrippant la taille à la volée, se cacha derrière elle. Wely en revanche, parfaitement réveillée et souriante, ouvrant grands les bras vers Rania comme à une vieille connaissance de bac à sable. Le fils ainé de Guinée était parti en quête des bagages, qu’il avait repéré le premier. Rania l’aida à les décharger du tapis, et les regroupa dans un charriot métallique. Elle essaya alors de convaincre Guinée de rejoindre le bus à destination de l’hotel:

– C’est un hotel 3 étoiles avec piscine. Je suis certaine que les enfants et vous, y serez bien. »

– Non, ca va aller. Merci pour votre aide, c’est tres gentil. Mais nous avons de la famille ici.

– Oui, mais il est tres tard. Les avez-vous prevenu du revirement de situation et de votre arrivée? On ne dirait pas. Ils ne sont pas là.

Guinée jeta un oeil suspiscieux sur cette bien curieuse jeune femme au sourire avenant. Elle respirait la bonté et la generosité. C’était precisément pour cela qu’il fallait s’en méfier. Cette ville en proie à une pauvreté endémique avait vu les solidarites séculaires et claniques se deliter en moins de deux générations. Les enfants détroussaient leurs propres parents et inversement. On tapait dans la bourse du voisin sans complexe.

Chacun rivalisait de créativité dans ce domaine, comme ce taxi qui avait pris une de ses tantes, et dans lequel un pasteur et une femme de petite vertu piaffaient déjà d’impatience. Le taxi compléta sa course d’un dernier occupant, un homme d’affaire pressé, qui succéda à sa tante. L’homme d’affaire pretexta devoir faire un arret pour récupérer une somme qui venait dêtre dupliquée: « Chaque somme déposée au pied d’un arbre mystique était doublé par celui-ci. » C’était le secret de sa fortune. Personne ne le crut sur l’instant. Il fût même copieusement raillé, mais il réussit à convaincre sa tante qui proposa aux autres passagers, puisque le détour était minime, d’aller constater ce miracle de leurs yeux. La somme investie par l’homme dans ce commerce occulte avait en effet été dupliquée.

Intrigués, ils misèrent tous une une somme dérisoire n’excedant pas 1000 francs CFA, à l’exception du chauffeur qui joua sa recette à ce jeu de hasard, soit 80000 francs CFA. Ils déposèrent religieusement l’argent au pied de l’arbre, et après un tour en ville, chacun récupéra en effet , surexcités, le double de sa mise. Le chauffeur ayant largement gagné sa journée, voulut rentrer chez lui mais les passagers réussirent à le convaincre de faire un dernier tour.

Sa tante vida son Plan d’épargne, soit 1.000.000 de francs CFA. Evidemment, cette fois, ils ne trouvèrent rien de plus que des feuilles mortes et quelques mangues pourries au pied de l’ arbre, la fois suivante. Et tandis que la tante de Guinée se lamentait sur son sort, les quatres escrocs, tous complices jusqu’au prêtre, se sauvèrent en taxi.

La tante de Guinée fût sévèrement rabrouée par son époux, tant pour sa naiveté qui les avait privé à jamais de leurs précieuses économies, que par son imprudente conduite qui aurait bien pû lui couter la vie. On ne comptait plus en effet, les gros titres de journaux, faisant état de corps démembrés, gorges coupées ou oeil crevé qui accompagnaient ces larcins, afin d’éviter toute dénonciation ultérieure.

Guinée faisait une proie idéale, seule avec ses trois enfants, et cette jeune fille, Rania, était l’appât parfait. Tout lui semblait décidément bizarre ce soir. Elle prit rapidement congé de cette trés collante compagne d’ infortune, héla un taxi et s’y engoufra avec bagages et enfants.

Elle n’avait pas l’adresse exacte du lieu de vie de sa famille, la maison du deuil, pour la simple et bonne raison qu’à Kouyala, les plans d’urbanisation dans leur étrange complexité, n’avaient pas prévu de numéros de rues. Ni même de noms de rue. Elle avait donc indiqué comme point de repère, un carrefour connu. Le chauffeur semblait cependant emprunter un dédale de ruelles inconnues qui lui firent regretter son empressement à fuir Rania et son entrée précipitée dans l’antre du taxi, nouveau territoire de prédilection des crimes en tout genre à Kouyala: des viols y avaient lieu, on y égorgait des mamies et on détroussait cruellement des tantes crédules. Elle regarda machinalement son portable: plus de batterie. Elle pria de nouveau ses ancêtres, Dieu, Jesus et Marie avec la même ferveur que dans l’avion.

Le chauffeur qui l’avait même sermonné sur le danger qu’il y avait à circuler seule, même en taxi, à cette heure avancée de la nuit, insista pour la déposer devant son portail et l’y voir rentrer. Le consortium de divinités invoqués avait été receptif à sa prière: le gardien avait curieusement déserté la guérite, et toutes les lumières étaient éteintes. Il était plus de deux heures du matin. Le chauffeur lui tendit cependant son portable et elle put appeler sa mère, qui rappliqua inquiète, non sans avoir ameuté toute la maisonnée. Tous vinrent remercier cet homme providentiel avec une extrême gratitude, comme s’il avait, en plus de l’avoir conduit à bon port, fait atterir un avion détourné aprés avoir désarmé de dangereux terroristes.

– Je n’ai fait que la conduire de l’aéroport jusqu’ici, mais elle doit être prudente. Le dehors est devenu mauvais. Surtout pour les femmes seules, de surcroit avec de jeunes enfants.

Il reçut en pourboire, le triple du prix de sa course, tandis que Guinée s’empressa d’aller se coucher, avec les enfants.

Le lendemain, un fin halo doré entourait la promesse d’un jour nouveau, plus lumineux que le précédent. Le manteau poudré d’une aube fleurant le pain chaud, recouvrait encore le foyer endormi d’où crépitaient les rires chaleureux des plus matinaux. La tablée était déjà dressée avec de pains, ronds, moelleux et croustillants de bonheur, dans la vaste baie vitrée, où son père quelques mois plus tôt, prenait encore des bains de soleil.

Guinée prit place, et découvrit ce matin là, qu’en fait rien n’était à sa place. Elle n’avait pas eu le temps de le noter hier soir, mais ce matin, le gardien édeniste du grand Nord, à l’ étrange diction saccadée, comme si son accent empruntait une tonalité puis en cours de phrase bifurquait vers une tout autre, n’était plus là. Il avait été remplacé par une jeune trentenaire ventrue, dont les salutations étaient aussi expéditives que celle d’Ali, étaient interminables. Elle prétendait être là depuis 5 ans quand la veille, le bon vieux Ali lui contait encore une blague de son cru pour la distraire de sa peur de voyager en avion. Ce matin, aux allures pourtant ordinaires, personne ne semblait se souvenir d’Ali.

Sa mère avalait café sur café, elle qui n’en avait jamais supporté l’odeur. Sa tante qui n’avait jamais quitté ses longues perruques de 26 pouces, même pas pour un shampoing, allant même jusqu’à les affubler de prénoms, allait et venait à présent avec ses cheveux naturels, coupés à ras, elle impénitente coquette qui les avait toujours honni comme si la nature l’avait perfidemment trahi.

Une de ses si jolies nièces- probablement la plus douce, la plus gracieuse- se faisait à présent appeler « Ryan« , sapé comme un petit gars échevelé, jurant comme un charretier n’avoir jamais été une petite fille, affirmation que tous partageait communément en regardant Guinée qui soutenait le contraire, avec de moins en moins d’assurance, comme si elle avait perdu la raison.

Mais surtout des théologiens edenistes dont les silhouettes hiératiques étaient drapés dans de longues toges austères, aux couleurs aussi joyeuses que leurs mines, se confinaient depuis le matin, tantôt avec sa mère, tantôt avec sa tante, ses oncles ou ses frères et soeurs dans ce qui fût jadis le bureau de son père. Ils furent rejoint par des chefs de villages que Guinée fût certaine d’avoir croisé à l’enterrement. A aucun moment, elle ne fût invitée à les rejoindre.

Tous échangeaient dans une langue qui n’était pas la leur, qu’ils ne connaissaient pas la veille et qu’il leur aurait été impossible d’apprendre en un si court laps de temps.

Ali, le fidèle gardien édeniste, toujours à son poste, de jour comme de nuit quelques soient les circonstances, l’avait souvent mise en garde contre ce qu’il considérait comme une secte, proche du pouvoir. « Le vrai pouvoir, l’occulte, est celui qui va au delà du pouvoir ostentatoire. Le vrai pouvoir est toujours invisible, mademoiselle, sinon c’est pas le pouvoir…..c’est la gouvernance. Comme les baby-sitters du gouvernement. On ne voit jamung les vrais parents.« 

Rania émergea comme dans un rêve, des draps de coton frais de sa chambre d’hôtel. La compagnie aérienne n’avait pas fait les choses à moitié. Un café et des fruits frais, disposés en morceaux dans de larges coupelles, l’attendaient sur la table de la terrasse. Elle se leva, et se dirigea vers celle-ci, attirée par l’odeur exotique du suave nectar dont ces fruits semblaient regorger. Elle porta indifferement l’ananas, la mangue et la papaye à la bouche, bouleversée par un immédiat vertige gustatif.

Plus bas, quelques courageux parents et leurs enfants nageaient dans une piscine à l’entretien douteux. Dans la navette qui les avait conduit Bérénice et elle jusqu’à l’hotel, son esprit avait réussi à échapper au florilège de reproches qui s’abbatit sur elle, son manque d’initiative, et son absence de conviction, en constatant la présence, sur le site hôtelier, d’une piscine de niveau olympique à l’eau claire et limpide. Celle qu’elle avait sous les yeux n’avait aucun rapport avec sa vitrine commercial sur papier glacé.

Déçue, elle enfourcha les sneakers et le jogging mis à disposition, et après son frugal repas, se lança dans son habituel jogging matinal, quant bien même rien ici,n’était habituel. Mais seule le fait d’être morte ou alitée sans conscience, aurait pu l’empêcher de se dégourdir les jambes en laissant vagabonder ses pensées, loin devant. Et aujourd’hui, quoiqu’elles fassent, celles-ci revenaient toujours sur Cesco. L’imminence du danger, voire de la mort dans l’avion, avait fait ressurgir des sentiments qu’elle pensait durablement enfouis, pour ne pas dire effacés. Or l’amour qu’elle vouait à Cesco lui apparaissait avec la même évidence désarmante qu’une fleur éclose incapable de retenir plus longtemps son pistil. Si les humains maitrisaient le langage secret des plantes dont les messages, s’aggrippent au vent ou traversent un méandre de galeries souterraines pour s’inscrire dans les racines profondes de deux êtres qui sont liés au delà de l’apparente distance, elle aurait compris plus tôt que Cesco, malgré leurs régulières séparations, avait toujours été là.

Elle avançait à petites foulées, économisant son souffle, aprés avoir quitté l’arcade principale, depuis laquelle s’élevait un chef d’oeuvre d’art abstrait ou une usine verticale de pièces détachées, au choix.

La zone résidentielle qu’elle choisit d’emprunter comptait un immeuble sur deux en construction, et donnait à l’endroit des allures fantomatiques dont seul un jeu video de construction-deconstruction partageait la logique et l’esthétique de l’entre-deux.

Parfois, une ou deux bizarerries, des maisons abouties et soignées s’élevaient au delà de massifs portails. De rutilants magasins florissants, tenus le plus souvent par des étrangers, étaient comme elle les spectateurs du véritable commerce, l’ecole de la vie et de la débrouille: un alignement de parasols multicolores abritait le poumon droit de l’economie, courageuse et inventive, du pays.

Des hommes-boutiques se deplaçaient à travers les differents sous-quartiers, vendant écouteurs, eau en sachet, crédit téléphonique, tout ce qui pouvait leur assurer leur revenu du jour. Happée par le spectacle permanent de cette saine vitalité, Rania s’interrogeait sur le conflit existant entre une circulation chaotique et nécessitant pour les pietons comme les automobilistes une vigilance de tout instant et les énormes panneaux publicitaires en hauteur, sur lesquels l’oeil ne pouvait se déporter sans risquer la collision.

Cette ville ressemblait sous ses allures débraillés à une belle jeune femme, au fringuant dynamisme que l’avarice et la perversité d’un mari maltraitant avait englué dans une pauvreté qui l’ayant defiguré, avaient manqué de peu de la rendre laide. Mais elle se battait partout. Partout la créativité et la résilience. Partout la combattivité économique de chaque instant, au delà de sa seule survie.

Rania dut s’arreter, prise d’un point de côté. Elle reprenait sa respiration par à-coup lorsqu’un couple sortit d’une maison modeste, mais fait notable, entièrement achevée. Ils n’avaient ni discrétion, ni pudeur. La femme en déshabillé léger sous un peignoir entrouvert, poursuivait l’homme dans la rue:

– Tu m’avais promis! Tu avais dit que c’était la dernière fois, c’était il y’a même pas 7 mois! Sais tu seulement ce que ça fait….Non! et tu t’en fous! Evidemment, c’est pas ton corps!

C’est toi qui m’avait promis. Tu connais ma situation. Tu la connais, je t’ai rien promis. Dis-moi, est ce que je t’ai promis quelque chose? Ecoute, je n’en ai rien à foutre, tu m’enlèves ça tout de suite. Et puis tu arrêtes avec ça!!! Ou tu ne me verras plus jamais!

– Mais je ne te vois déjà jamais!

Oh, toi, tu vas prendre cher….

Rania eut un sursaut intérieur qui la surprit. Gagnée par l’angoisse, elle ressentit de toute son âme le besoin urgent de protéger cette femme, qui reculait sous la menace du poing levé de son conjoint. Mais elle n’avait ni armes, ni écusson, et était surtout en dehors de sa juridiction, si tant est que ce concept ait encore un sens là où elle se trouvait.

La femme se ressaisit et présenta à l’homme son beau visage résolu. Elle était de type latin, ce que son accent confirma:

Je t’ai suivi jusqu’ici pour ne pas représenter une menace pour ta famille. Je t’ai toujours choisi, il est temps que je pense aussi à moi. Tu crois pas?

Elle associa le mot à la parole et caressa son ventre rond, jusqu’ici caché par le peignoir. Rania la reconnut instantanément. L’homme lacha un inaudible juron et tourna les talons, énervé. Elle le reconnut aussi: Bender! Que faisait-il ici, lui qui même à cette époque devait déjà régner en maitre à Odysséa.

Elle avait toujours pensé que son union avec son épouse édeniste était un alibi electoral mais il semblait en effet affectionner les beautés exotiques. La femme resta quelques temps sur le perron, puis rentra dans la modeste batisse, les épaules basses.

Rania aurait aimé courir vers elle et la serrer dans ses bras, mais quelque chose la retint instinctivement. Lorsque la femme ferma la porte de chez elle, elle rentra à son tour à l’hotel.

La frustration de Bérénice aurait atteint des sommets et son exaspération aurait pu la pousser à avoir des propos désobligeants envers Rania, une des passeuses les plus maladroites, léthargiques et désinvoltes qu’elle ait jamais croisé, si elle n’avait été programmée à faire montre de la plus grande patience. Certains passeurs d’exception n’avaient même pas besoin d’être en sa présence pour connaitre l’objet de leurs missions, une fois devant le destinataire du message. Non seulement Rania n’avait pas été en mesure de retenir Guinée hier soir, mais elle n’avait même pas eu le moindre petit flash en sa présence. Et voilà qu’elle était en retard à l’aéroport, alors que Guinée attendait devant l’élévateur qu’il y ait assez de place pour rentrer avec bagages et enfants.

Lorsque l’ascenceur arriva enfin vide, et que Guinée entrepris d’y entrer, Bérénice se mit cependant à pester à haute voix.

Ah tu m’as pas vu venir là, hein Béré! Donc je peux aussi te surprendre!

Ca serait bien que cela soit en d’autres circonstances! Allez zou, au travail! Faites votre truc,…enfin, ton truc, là.

Rania la regarda sans comprendre, et haussa les épaules en se tournant vers les portes ouvertes de l’ascenceur. Les enfants l’avaient reconnu et l’y accueillèrent avec joie non contenue. Et partagée. Elle réalisa s’être vraiment attaché à eux, et leur offrit des sucreries en cherchant du regard l’assentiment de Guinée, qui cligna des yeux en guise de remerciement.

Alors comment allez-vous?

– …hum, fatiguée, répondit Guinée

Bérénice ne perdit pas une miette de leur échange verbal et non verbal , dont rien de décisif ne semblait émerger pour l’instant. Elle fit aussi son truc à elle et les quitta pour de bon. Au moins, elles auraient ainsi le temps de discuter.

Au même moment, la main large et tonique d’un homme retint les portes de l’ascenceur qui se refermaient. Bender et la femme que Rania avait « reconnu », sans jamais l’avoir croisé avant entrèrent, les mines, froisé pour l’un et défaite pour l’autre. Marion laissa échapper à cet instant, à travers les portes encore entrouvertes, son ballon aux couleurs du pays, vert-rouge-jaune, et se lança aussitôt à sa poursuite.

Non, Marion!, hurla Guinée.

Son fils ainé, toujours prêt à porter assistance à sa mère, le prit pour un top-départ et en brave petit homme, courut derrière sa soeur, laissant sa mère complétement désemparée.

Je vous confie à nouveau mes bagages Rania! Ca va devenir une habitude! J’espère que ça vous dérange pas? demanda à Rania, absolument coite.

Les portes se refermèrent sur un inattendu huis-clos auquel elle n’avait pas prévu d’assister.

Bender tournait comme un hyène en rage autour de sa malheureuse proie.

Tu n’as pas le droit de me faire ça! Aprés tout ce que j’ai fait pour toi…Mais qu’est ce que tu crois? Que je vais quitter ma femme, ma vie, ma carrière militaire pour toi. Pff, sois sérieuse et apprends à prendre correctement une pilule, c’est pas compliqué. Mets un implant, je sais pas moi…je comprends pas qu’on en soit encore là après tous les progrés techniques modernes. Je vais prendre rendez-vous pour toi, avec un de mes anciens camarades de promo, gynécologue!

La femme baissait la tête, confuse, le dos vouté. Elle caressait tantôt son ventre, puis retirait aussitôt sa main, comme si l’illégitimité du geste l’y contraignait. Soudain l’ascenceur se figea. Coincé entre deux étages, probablement à cause d’un maudit délestage. Ou d’une blonde facétieuse.

La rage de Bender, déjà palpable, décupla, prêt à s’abattre sur la malheureuse femme. Mais ce fût le visage dur et froid de Rania qui fit face au sien quand il se tourna vers elle.

«  Ce que vous faites est interdit! Oui, il est interdit d’exercer une pression sur une femme quant à sa grossesse, ou période de gestation. Cela doit rester exclusivement son choix: son choix, son corps. Ca vous parle? Non? Bon, ben alors, je vous remets ça: Depuis la révocation de l’interdiction du droit à l’avortement par l’état fédéral principal, les lois liberticides quant à ce choix éminement personnel ont peu à peu disparu. Et même si les mentalités évoluent parfois moins vite que le cadre juridique,vous ne pouvez l’ignorer, vous qui avez des velleités éléctorales….enfin, vous en aurez un jour, vu la facilité avec laquelle vos dents rayent le parquet et dévorent les autres. »

Il rougit devant cette femme qui semblait deviner des désirs qu’il ne s’était même pas encore avoué. Elle devait être flic: seuls leurs deux corps de métiers, et quelques cartels mafieux avaient accès à ces technologies encore informelles de lectures d’ondes cérébrales. Il se terra précautioneusement dans un coin, et dans le silence.

Rania se tourna vers sa mère biologique. Oui, elle l’avait reconnu au premier coup d’ oeil. Un être lui était revenu, repeuplant chacun de ses souvenirs les plus anciens, du premier jour de fécondation à son expérience de mort imminente.

Elle ne pouvait cependant pas dévoiler son identité, les règles édictées par Bérénice étaient explicites.

Sans l’approcher, elle lui demanda:

Vous êtes à combien de mois?

Six mois, et c’est une petite fille, répondit-elle en lui souriant et en caressant délicatement son ventre, encore tremblante.

Tout ce qu’elle était supposée dire pour la rassurer et lui permettre de transmettre la vie, sortit en flot discontinu de sa bouche comme sous l’effet d’une dictée automatique. Sa mère ne cessait de pleurer en répétant qu’elle n’y parviendrai jamais seule, sans que cela n’émeuve à aucun moment Bender, le géniteur. Rania posa alors la main sur son ventre, ce qui la calma instantanement, et lui insuffla toute la force dont elle était capable à travers ce simple contact physique.

Vous vous en sortirez trés bien. Vous avez fait le plus gros du chemin, et toute seule. Toute seule! Cet enfant vous doit la vie. Vous l’avez conçu, pris soin d’elle, aidé à grandir, elle ressent tout votre amour. Vous la mettrez au monde avec amour, et si vous ne pouvez pas aller au delà, vous savez quoi? Ce n’est pas grave, car elle portera à jamais tout cet amour dont vous l’avez entouré. Si vous deviez la confier à une bonne famille qui l’éduquera avec soin et dévotion, ça aussi, c’est un geste d’ Amour. Et elle aussi, elle vous aime.

A ces mots, le bébé déforma le ventre maternel et vint à la rencontre de la paume de Rania, qui tressaillit à son contact.

Accoudée à l’une des balustrades, Berenice vit dabord un ballon aux couleurs rasta voler au dessus d’elle, planant de plus en plus haut. Le reflexe précédant la pensée, elle se tourna en tendant le bras droit, évitant à Marion qui fonçait tête baissée de basculer dans le vide, à la poursuite du ballon.

Dis-moi, t’aurais pas faussé compagnie à ta maman toi, lui demanda t-elle en s’ agenouillant à sa hauteur.

Guinée accourut vers elles, avec ses deux autres enfants. Et alors qu’elle ne cessait de la remercier chaleureusement, consciente que sa fille venait d’ échapper à une chute qui lui aurait été fatale, un voile de tristesse embruma le regard de Berenice. C’était elle, l’émissaire cette fois-ci. Et si Guinée pensait fermement avoir doublement échappé au pire, c’ est parce qu’elle ne savait pas encore ce qui l’attendait, l’irreversible plongée dans les abymes d’un monde inconnu qui ne serait plus, qui n’était déjà plus depuis vingt-quatre heures, le même. Le départ d’une dantesque, féroce et véloce entropie, ou la fin d’une vie paisible et heureuse.

====> Index de DYSTOPIA

Chapitre I: https://edoplumes.fr/2014/12/15/des-apprenantes-ravies/

Chapitre II: https://edoplumes.fr/2022/03/23/sky-et-kora/

Chapitre III: https://edoplumes.fr/2022/10/18/le-journal-de-guinee/

Chapitre IV: Vol 711- Kouyala to Odysséa

Chapitre V: https://edoplumes.fr/2022/10/18/agent-k717-tome-iii-de-dystopia/

(Textes protégés par les dispositions légales relatives au droit d’auteur et à la propriété intellectuelle)

Ndolo Bukate: JESUS’S LOVE

Jésus disait « Reconnais ce qui est devant ton visage et ce qui t’est caché te sera dévoilé. Il n’y a rien de caché qui ne sera manifesté. » St Thomas

(Textes libres d’accès mais soumis au droit d’auteur.)

L’orphelinat était divisé en deux sections, dont l’une, la pouponnière, accueillait les nourrissons de quelques jours précautionneusement déposés sur les marches du St John Institute, ou alors négligemment jetés en contrebas de l’immeuble où s’amoncellaient ordures et rats des villes plus gros et agressifs que les quelques chiens faméliques du quartier.

 Si la pouponnière restait sous le patronage exclusif des bonnes sœurs de l’orphelinat St John, jouxtant l’ école du même nom, cette section ne devait initialement pas recevoir d’enfant au-delà de leurs 3 ans. Mais la bienveillance et la douceur de Masetto étant parvenus jusqu’aux oreilles de la mère supérieure, il fût décidé que les enfants de 3 à 6 ans seraient sous sa responsabilité, histoire de les soustraire quelques années encore à la tyrannie de leurs aînés et des violents abus, auxquels Masetto lui-même en son temps, n’avait pas échappé.  

Les dortoirs de la section Enfants et adolescents avaient beau ne pas être mixtes, il s’y passait la nuit des choses si peu recommandable que beaucoup d’enfants préféraient encore les dangers de la capitales à celles des nuits ensauvagées des dortoirs.

Bon nombre d’enfants de l’institut étaient venus s’agglutiner aux grappes de gamins abandonnés qui ne devaient leur survie qu’à la charité pressée et détachée de certains adultes, et au vice intéressé et organisée de certains autres. Masetto les regardaient parfois d’un air halluciné lorsqu’on le commissionnait pour une course mais se gardait bien de les interpeller, même en plein larcin depuis qu’ils l’avaient pilonné de coups sur ordre d’un de leurs employeurs, Kayser Essono, aussi appelé Ze Boss, trafiquant et proxénète notoire.

Depuis, à chaque sortie, il marchait au pas de course,ne ralentissant que lorsqu’il apercevait la façade sud de l’institut, la plus sombre. Celle dont la moisissure se disputait le moindre centimètre carré avec la peinture écaillée. Cette entrée était littéralement soustraite de la vue des riches parents d’élèves empruntant l’entrée centrale, soutenue par une série de piliers d’inspiration antique, disposés de chaque côté par rangée de cinq.

La façade sud, beaucoup moins prestigieuse, affichait toujours une aura lugubre, peu éclairée, avec des enfants qui jamais ne jouaient avec l’insouciance bruyante de ceux qui étaient nés du bon côté de la barrière. Ils semblaient au contraire statiques, craignant la réprimande accompagnant le moindre bruit excessif, figés dans des uniformes sombres, trop courts et rapiécés en plusieurs endroits. Les austères tenues cléricales noires à larges collerets blancs des bonnes sœurs n’apportaient aucun éclat maternelle à ce tableau éteint. 

Le seul élément se rapprochant de la chaleur éthérée et rassurante qu’apporte toute présence aimante, était le sourire de Masetto lorsqu’il passait la porte et que les enfants, un à un, venaient lui présenter leurs têtes crépus sur lesquels il apposait tendrement ses mains, appelant chacun par son prénom:

Abou, tu as mal boutonné ta chemise. Sois plus attentif, mon grand!

Fernand, pourquoi ton ventre grossit plus vite que celui d’un notable?

Mwasso, tu dis quoi? Tu es chiche même dans le sourire? Bon, souris alors!

Masetto savait tirer même de l’esprit le plus rocailleux et infertile, le meilleur dont celui-ci était capable, en plantant les graines d’une improbable renaissance malgré la blessure d’abandon dont ces jeunes pousses avaient souffert.  Leur venue au monde s’était accompagné de douleur et détresse, il ne pouvait en avoir été autrement. Mais Masetto avait ramassé la moindre mauvaise herbe jetée au loin, l’avait semé, arrosé avec amour, taillé avec soin et régularité, résolument confiant dans l’inespérée floraison qui devait suivre. 

Avec patience et persévérance, même face à l’adversité, comme le bambou qui plie mais ne casse pas, il avait attendu avec un émerveillement chaque fois renouvelé l’éclosion de chacun. Son rôle informel d’éducateur au sein de ce jardin d’enfants pauvres était l’une de ses principales raisons de vivre, l’autre étant inavouable.

**********-

Rends-les moi! Mais rends-les moi! Tu es méchante!

Jemmi essayait de prendre les œufs des mains de Francine, sa jeune tante adolescente, coiffée à la garçonne et vêtue avec encore moins de féminité. Une brindille d’un mètre soixante, d’une insolente beauté sahélienne. Celle-ci levait les mains de plus en plus haut, bien que Jemmi n’ait aucune chance, même en sautant depuis ses cent dix centimètres, de saisir des oeufs qu’elle tenait fermement.

De rage, Jemmi poussa Francine, mais se garda bien de lui mettre le coup de pied qu’elle rêvait de lui asséner dans le tibia. Francine était plus folle qu’elle, sans l’excuse de la rage passagère face à une situation d’impuissance. 

Francine , tu n’as pas honte? Sham’oooo!, s’écria Ponda, son arrière-grand-mère, qui venait de se réveiller peu après le chant du coq. 

Elle sortait de la grande maison et devait transiter par le large perron, pour rejoindre la case de Pa’a Samuel et se livrer à son rituel matinal: des chants satiriques et humoristiques visant à ridiculiser son souffre-douleur de frère. Mais la scène qu’elle apercevait, même voilée par sa mauvaise vue, l’arrêta dans son élan. Ponda ne supportait pas l’attitude hautaine et revêche d’enfant gâtée de sa dernière petite-fille Francine, la seule pourtant de sa lignée à avoir hérité de ses traits hiératiques.  A sa copie carbone, elle préférait Jemmi qui était elle-même l’exacte copie de sa mère Dinah, au même âge. 

Ponda avait en grande partie elevé Dinah, avant qu’elle ne soit confiée à une autre membre de la famille établie à Kribi.On lui avait accordé une dérogation sur l’instance d’un oncle haut fonctionnaire à Yaoundé, pour intégrer un parcours d’excellence scolaire et de classes préparatoires. Dinah était ensuite allée en Mbeng, s’était formée dans les écoles des blancs et mariée à un professeur sawa, fils comme elle de bonne famille, dont elle eût deux filles. 

Puis, elle était revenue avec sa famille au pays, comme elle le lui avait promis et comme le voulait aussi la vague de soixante-huitards africains et leurs combats convergents pour les indépendances, l’émancipation féminine et l’émergence d’une nouvelle classe moyenne. 

Dinah avait vraiment fait un sans-faute, jusque cette miraculeuse enfant, Jemmi , qui lui permettait de remonter le temps, en plus de la bénédiction de voir la 4éme génération, après elle.

Son sang ne fit qu’un tour quand elle perçut le sourire carnassier et victorieux de Francine. Elle lui intima l’ordre de lui rendre l’oeuf, avec toute l’autorité dont elle était capable face à cette enfant têtue:

Francine, rends lui son œuf. Tu en as déjà deux. Tu ne vois pas qu’elle couve celui-ci depuis des jours? C’est comme son enfant!

Pourquoi lui mentir? Est ce qu’elle est devenue la poule pour couver un œuf? Et puis, j’ai faim, je veux me faire une bonne omelette. 

NOOOOOOO! hurla Jemmi en se jetant cette fois sur elle, lui balançant de toutes ses frêles forces une rafale de coups indistincts, et probablement indolores.

Francine riait. La situation l’amusa un temps, puis elle repoussa brusquement Jemmi, qui, déséquilibrée, tomba au sol. Ponda s’interposa, essayant également de récupérer l’œuf, et dans la bousculade qui suivit, manqua elle-même de tomber. Elle n’insista pas en se rappelant qu’à son âge, elle était peut-être plus fragile que cet œuf mais elle profita d’un autre avantage que lui offrait opportunément la situation- car honte à celui qui portait la main sur un ancien– pour humilier Francine et la menacer de terribles imprécations. 

Shamooo’ Tu n’as pas honte. Ce sont les plus faibles que tu frappes, les enfants et les vieux?! Levez-vous, venez tous voir ce que Francine fait!

Francine s’éloigna de la malchance sans demander son reste: elle avait son petit-dej’ en vue, un pain chargé d’une  bonne omelette! Sa grand-mère avait un sens de la dramaturgie digne des plus grandes actrices de telenovelas, les sous-titres en moins. Elle ne s’attarda pas davantage auprès des élucubrations de l’une et jérémiades de l’autre.

Jemmi pleurait en effet à chaudes larmes, la future mise à mort de son enfant qu’elle avait couvé d’amour deux jours durant. Pour la consoler, mais aussi apaiser son propre tourment devant ces larmes, Ponda retira de la bourse qu’elle cachait dans son soutien-gorge une pièce de 200 francsCFA qu’elle lui donna; autrement dit une fortune pour l’enfant qu’elle était. Jemmi remercia chaleureusement son arrière grand-mère et ne s’interposa pas entre elle et sa première destination matinale.

Diba la sango Samuel di mala djombwa mo iyooooo, iyo, iyo, di mala djombwa mo ééé

(Nous irons voir le mariage de Père samuel, Iyooo, iyo, iyo, nous irons le voir)

Di kusi na djoumba la njombé o nyola’w, Iyooo, iyo, iyo, Di mala djombwa mo éee

(On a même accueilli une demande pour lui, Iyooo, Iyo, Iyo, Nous irons le voir)”

Ponda se moquait des malheurs de Pa’a Samuel, qui avait comme beaucoup de sawa, vendu leurs terres, y compris les siennes, pour immigrer en France et y contracter une série de mariages infertiles et malheureux, dont certains-sacrilèges!-avec des femmes blanches plus âgées qui eurent même l’audace pour les plus impudentes de venir “toquer à la porte” et demander la main de son bon-à-rien de frère. Depuis quand dotait-on un homme?

Elle ne savait pas quel affront elle lui pardonnait le moins: l’insulte aux traditions ou la spoliation de ses biens, qui réduisit la noble qu’ elle était-qui fût familière de la cour royale Manga Bell– à une vie indigente de nécessiteuse, obligée de récolter elle-même son manioc dans le champs d’autrui. Son esprit de débrouillardise, dont ses filles Adé et Mary avaient hérité, les avait rapidement permis de très bien s’en sortir. Mais elles avaient souffert un temps, pendant qu’il buvait du vin qui n’était pas de palme, en mangeant de bons fromages français comme la vache qui rit.

Pa’a Samuel, comme la tortue gardait précautionneusement son corps ratatiné par la vieillesse dans l’obscurité insalubre de sa pièce exiguë. Tout sauf la bouche amère de sa sœur à la rancune tenace, mais trônant pourtant en reine dans la grande maison, demeure dans laquelle Mary sa fille cadette et son gendre, cadre, l’avaient installée.

Habituellement, Jemmi se glissait à l’intérieur de la case de Pa’a Samuel, lugubre pièce où s’entassaient des piles de malles hermétiquement closes sur les souvenirs de sa gloire passée. La photo dénuée de sourire de Pa’a Samuel, au regard lointain, aurait pu figurer aux côtés du mot “Regret” dans un dictionnaire illustré. Ses regrets l’emmuraient dans une citadelle imprenable que seule la voix sifflante de sa sœur parvenait à effriter. Jemmi lui tenait alors la main dans ses moments là, touchée par sa solitude, et l’aider à supporter le passage de l’ouragan Ponda.

Ponda grondait, tempêtait puis se calmait en se souvenant de la présence de sa ndalala, son arrière petite fille, dans l’œil du cyclone. Elle s’apaisait brusquement en réalisant que Jemmi commençant à bien maîtriser les subtilités de la langue douala, pouvait tout traduire  et pestait alors en s’éloignant, contre elle-même, qui le lui avait enseigné.

Elle allait ensuite vaquer à ses occupations matinales, parmi lesquelles la distribution de plateau repas “Beignet- Haricots- Bouillie” aux plus nécessiteux, à commencer par les locataires des modestes cases entourant la cour familiale à l’arrière de la vaste maison aux portes toujours ouvertes. 

Mais ce jour-là, riche de 200 francs CFA, Jemmi laissa son arrière-grand-mère Ponda se délecter sans témoin du plaisir coupable de la flagellation.

“Ebola’w nya moukala o Mbenge, Di wa, Di timba, Di si wané tolambo…”

(Le travail du blanc en France, Est parti, Est revenu, Et n’a rien rapporté)

Jubilant à l’idée de tout ce qu’elle pouvait acquérir avec cette précieuse pièce, Jemmi courut se laver et s’habiller afin d’être prête lorsque son père ou sa mère se rendant au travail à Bonanjo dans le quartier des expats, alors appelés “coopérants”, la déposerait au St John Institute, situé à mi-chemin. 

Elle enfila un t-shirt, un short en jean et une paire de basket dépareillés, comme cette héroine, Punkie Brewster, dont elle regardait les épisodes à la télé française chez mamie Adé, la fille de Ponda, quand elle y allait en vacances.

Dans la voiture, tandis que  “Take on me” de Aha cédait la place à “Wamse Timba” de Ben Decca, dans un improbable et toussif enchaînement radiophonique, Jemmi listait tout ce qu’elle avait prévu de s’acheter avec récente fortune, sans réaliser que c’était la moitié de tout Douala.

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Masetto avait rassemblé les enfants dans une cour aux allures d’enclos, dont les haies irrégulières et mal taillées permettaient d’apercevoir le bal des élèves déposés par leurs parents. Ou leurs bonnes et leur boys pour ceux dont les parents étaient trop affairés ou en déplacement à l’étranger. Rien dans leurs toilettes à la dernière mode, chouchou fluo, crop-top et fuseau pour les filles, Jean délavé, polo et Sebago pour les garçons; Rien dans leurs voitures rutilantes ou leur belle assurance quand ils s’ en extirpaient; Rien ne leur faisait autant envie que le sentiment palpable de liberté que leur conférait l’ensemble de ces privilèges. Masetto, plus encore que les autres enfants dont ils avaient la responsabilité et qui s’attardaient sur des détails futiles, en avait la certitude: cette liberté était la seule chose qui valait la peine d’être vécue dans cette vie, et il ferait tout pour l’atteindre, même du bout des doigts, même pour un instant seulement. Une des élèves en était la parfaite illustration avec ses baskets de deux couleurs différentes…Il n’avait jamais vu une personne ayant encore toute sa tête, et ne marchant pas nue en route, ainsi chaussée! 

Son accent aussi différait de celui des autres élèves, s’approchant de celui des blancs qui ne faisaient pas la queue pour attraper un taxi “Taxi, S’il vous plaît? », et deux ou trois chauffeurs se matérialisaient aussitôt. 

Masetto engueulait les enfants qui imitaient two-shoes, c’est ainsi qu’ils l’appelaient en pidgin, claquant la porte arrière de la Mazda rouge de ses parents et gravissant l’escalier de son pas pressé bicolore:- “A ce soi’, m’man!

Mais lui-même s’exerçait en secret, reproduisant la tonalité neutre d’un accent qui vous contraignait à garder les lèvres quasi immobiles, quelque soit le son qui en sortait.

 Accentuer le “eeuuu”. Ne pas rouler les “R”!

Two-shoes n’était pas la plus éblouissante des enfants du Saint John Institute, ni celle dont la voiture des parents laissait penser qu’ ils comptaient parmi les plus aisés, ces riches contributeurs gonflés comme le gari. Mais c’était pour lui, la plus immensément libre. Masetto le sentait. Lorsque la sonnerie retentit de l’autre côté, il rassembla sa ribambelle d’orphelins dans la salle d’activité qui était aussi celle de lecture et d’étude pour les plus grands.

 Trois temps: Dormir, Jouer, Apprendre.

Tel était la maxime apposée sur le mur de leur pièce commune. Mais la promiscuité,  l’absence de matériel pédagogique et de suivi professionnel, rendait la dernière assertion difficile. Aussi Masetto les occupait comme il pouvait, du mieux qu’il pouvait, en attendant d’accéder, même s’ il ne savait comment encore, à la liberté.

***************************

La deuxième sonnerie annonçant la récréation venait d’emplir l’enceinte rectangulaire du St John Institute, de sa mélodie stridente. Pendant le cours de mathématique dispensé durant la première partie de la matinée par leur institutrice, Mme Tchakounté, Jemmi avait mentalement cartographié le chemin la conduisant auprès de la vendeuse de friandises, plantée sous un large parasol à l’angle de la rue. La salle de classe, située au premier étage, l’obligeait à faire un détour afin d’échapper à la vigilance des surveillants patrouillant dans la cour de récré, mais elle avait largement le temps de faire un discret Aller-Retour pour dépenser ses 200 francs CFA en confiserie. 

Thomas, son voisin de classe, qui avait deviné ses plans, insista pour la suivre. Elle refusa net, ne souhaitant pas prendre de risques inutiles avec ce gringalet peureux qui ne lui assurerait même pas une courte échelle stable, au moment de faire le mur. mais il lui tendit une pièce de 500 euros CFA qui la convainquit immédiatement de l’absolue nécessité de sa présence. Thomas en bafouillait d’émotion, trouble qui avait pour effet d’accélérer la fréquence à laquelle ses yeux clignaient. Il était atteint d’une forme aiguë de blépharospasme, ce qui lui valait généralement la protection et l’attachement de Jemmi. 

Ils ne rencontrèrent aucune difficulté majeure à l’ aller, mais la file d’attente qu’ils trouvèrent devant le stand de la vendeuse allongea considérablement le temps qu’ils avaient prévu de passer à l’extérieur. Ils achetèrent, pris par la frénésie du consumérisme, , des cacahuètes caramélisées, des bonbons alcool, des ross et des Top grenadine, boisson très prisée des enfants.   

Leur joie fût de courte durée car le carillon annonçant la fin de la récréation retentit, à peine eurent-ils traversé la rue dans l’autre sens. Et il leur fallait à présent franchir le mur, chargés comme deux mules imprudentes. Dans la précipitation, ils jetèrent leurs sachets respectifs par-dessus le mur, improvisant une courte échelle impossible sans l’aide du muret, en contrebas du mur, dans l’enceinte de l’établissement.

Thomas commençait à paniquer, en pleurant:

Tu vois, tu vois! Je ne voulais pas venir au fait! Je t’ai même suivi pourquoi? Qui m’a même envoyé! Wéeeee, on est finis!

C’ est toi qui a voulu venir, je ne t’ai pas obligé. Trouvons plutôt quelqu’un qui nous aide à passer de l’autre côté.

Le premier passant qu’ils arrêtèrent les lava, rinça et assaisonna sans supplément piment, avec les insultes et prédications de futures turpitudes “puisqu’ils commençaient le vadrouillage très tôt, à l’insu de parents qui présentement travaillaient dur pour leur payer une place chèrement acquise dans une école qu’ils discutaient », et les laissa penauds et honteux sur le trottoir. 

Le second passant les ignora. Le troisième, enfin, les aida à se hisser assez haut pour enjamber le mur. Mais les élèves étaient déjà rentrés depuis dix bonnes minutes et leur absence avait forcément été remarquée par leurs camarades, voire signalée à la sévère madame Tchakounté. 

De plus, leurs boissons, conditionnées dans des bouteilles en verre n’avaient pas survécu au choc et avaient inondé la moitié de leurs sachets. Ils remplirent à la hâte leurs poches du reste et traversèrent en courant la cour de récréation vide, conscients d’être dans une situation de totale rupture, voire même de sédition, avec l’ordre, le calme et la discipline de ces lieux d’excellence. 

Thomas les imaginait déjà faire les gros titres des faits divers du Messager, journal que lisait son père. Il ne cessait de geindre, augmentant leur niveau de stress commun. Ils arrivèrent enfin, essoufflés, devant la porte de la classe. Thomas, terrifié, secouait négativement la tête, comme s’ils avaient encore un autre choix que celui de surmonter leur peur et affronter leur punition. Jemmi frappa à la porte et posa un doigt devant sa bouche, lui rappelant de taire la raison véritable de ce retard.

Thomas tremblait encore plus qu’une feuille violemment  éprouvée par l’Harmattan. Jemmi s’étonna de son calme intérieur et même de l’amusement distancé qu’elle tirait de l’effroi de Thomas, visiblement apeuré. Mme Tchakounté s’avançait vers lui, après avoir  compris qu’elle ne tirerait rien de Jemmi stoïque et résignée qui tendait la main, prête à accueillir la brûlure fatidique du coup de règle métallique. 

Thomas laissa échapper un grotesque cri étranglé, provoquant chez Jemmi un rire spontané qu’elle parvint de justesse à réprimer, avant qu’il ne franchisse ses lèvres. 

Mais madame Tchakounté s’était tournée vers elle, et la sondait, méfiante, derrière ses grosses lunettes cerclées. 

Puis elle reprit sa marche funeste vers Thomas, pas loin de rendre son dernier souffle, à ce stade. 

Lorsque Mme Tchakounté prononça ces quatres mots sentencieux, Tends moi ta main, Jemmi sut que ça en était fini. Non pas de Thomas, mais d’elle. Thomas se mit à supplier l’intransigeante enseignante en pleurant: – Non madame tchakounté, S’il vous plaît madame tchakounté, je ne recommencerai plus madame Tchakounté….

Il esquivait en même temps, tout à sa négociation éplorée, les coups qu’il était supposé recevoir, ce qui énervait prodigieusement madame Tchakounté qui finit par saisir sa main, dans une impatience rageuse..

Jemmi jeta un coup d’oeil rapide vers son infortuné camarade, et comme elle le craignait, Thomas battait des paupières de manière complètement incontrôlée, les cils en perpétuel mouvement elliptique comme deux papillons aux ailes frangées, peinant à prendre leur envol. 

Une scène d’épouvante pour Thomas, mais tragi-comique pour le reste de la classe qui luttait contre une féroce et irrépressible envie de rire. Malheureusement, le rire de Jemmi fusa le premier. Mme Tchakounté se tourna à nouveau vers elle, résolue et glaciale.

 Cette foi, ça en était vraiment fini pour elle.

*******************

L’heure du déjeuner était celle à laquelle Masetto pouvait vaquer librement à ses occupations car sa couvée déjeunait à la cantine, sous l’œil attentif et patient des bonnes sœurs. Sa présence était inutile: Les unes veillaient à prévenir tout gâchis, et les autres, les enfants, trop occupés à dévorer le seul repas consistant de la journée, étaient relativement sages. 

Masetto aimait alors remonter à pied vers Koumasse, et se rendre dans le circuit, bar informel,  d’ Auntie Mbella qu’il pouvait rejoindre en vingt à trente minutes, suivant sa foulée. 

Au sous-sol de sa maison de plain-pied, en construction depuis des temps immémoriaux, Auntie Mbella recevait une clientèle assez brassé, allant du petit cadre de Bonanjo venu manger son poisson braisé en s’encanaillant au passage, aux gardiens fauchés surveillant d’un oeil distrait les villas cossues de patrons chichards, certains de les payer encore trop grassement puisqu’ils se croisaient dans les mêmes lieux de débauche.

Masetto ne prenait jamais d’alcool. Il venait uniquement pour le coup de rein d’Ikouam Dolores, la danseuse au visage poupin et harmonieusement dessiné qui se faisait appeler  “Dolly” sur scène. Tout n’était que courbes gracieuses chez elle, du dessin rond de sa poitrine jusqu’à l’étranglement de sa taille fine. L’’élargissement spectaculaire de son bassin  se fondait, plus bas,  dans des jambes galbées, faites pour l’assiko. Ou la trotte aux côtés de marathoniens kényans.  Elles soutenaient fermement en position fléchie toute son altière stature tandis que ses reins tournaient et retournaient de leur souple élasticité les esprits qui s’étaient égarés dans ce sous-sol dantesque. 

Masetto emplissait ses yeux avides de l’opulence de ses seins, le trop-plein de ses lèvres, de sa taille marquée qui dessinait en ondulant lascivement des figures sinueuses. Il s’ enivrait à outrance de l’habile trémoussement qui se voulait chorégraphique. Masetto s’enivrait, mais il ne buvait pas. Il était juste  ivre de sa liberté communicative.

**********************

Jemmi sortit la première de la classe, à la sonnerie de midi. Elle avait faim. Pas de nourriture mais des sucreries. Elle avait hâte de tranquillement se poser sur le parvis de l’école et piocher, une à une, les friandises dans son sac, devant le défilé de voitures. Le chauffeur de son oncle, qui la récupérait après être passé chercher ses cousins,  n’arrivait jamais parmi les premiers,ce qui lui laissait une petite marge. Ses cousins étaient deux ados tempétueux dont elle avait appris à se méfier, comme tous ceux appartenant à cette classe de mini-adultes, toujours prompts à s’affranchir des règles de bienséance qu’ils entendaient lui imposer. Elle ne voulait pas être confrontée à la même saisie arbitraire que celle de Francine ce matin.

Jemmi ne vit pas la première demi-heure passer. Elle ne s’inquiéta même pas de se retrouver seule, les portes de l’école une fois closes. Elle était plus préoccupée par le contenu de son sachet de bonbons, qui allait s’amenuisant. Il lui restait encore des bonbons alcool, ces bonbons locaux, ronds et multicolores.

Elle se demanda pourquoi on les avait appelé ainsi alors qu’ils ne pouvaient contenir une seule goutte d’alcool. Faye, leur très pieux locataire, et dont elle se targuait aussi d’être l’amie, etait un musulman pratiquant qui ne buvait pas une goutte d’alcool. or il adorait ces bonbons. Elle lui en avait d’ailleurs conservé cinq. Enfin, trois. Allez, deux!

A un moment cependant, Jemmi comprit que ce retard n’était pas qu’inhabituel, il était anormal. Ce constat la fit instantanément souffrir, une brève douleur lancinante qui lui fit l’effet d’un poignard en plein cœur, et se propagea en vagues angoissantes dans toute la poitrine. Elle se ressaisit. Que disait Faye dans les moments de doute? “C’est précisément là qu’il faut accentuer sa Foi. La croyance en un Dieu souverain. La croyance que tout irait bien, malgré les peurs, les doutes et les épreuves”.

Elle pensa brièvement à Thomas, à sa main encore endolorie, à sa joie malsaine  dans la communion d’un groupe hilare. Ce n’était pas le moment de flancher. Elle s’accrochait à ce qu’il restait de son paquet de bonbons, avec la certitude de bientôt revoir Faye, et de pouvoir le lui remettre. Elle voyait déjà son sourire reconnaissant:

Une bonne action en chasse une mauvaise”.

Masetto aperçut two-shoes de loin. Mais quelque chose clochait sur l’enfant. Elle avait l’air abattue, abandonnée par sa constante joie. Abandonnée des siens aussi, apparemment. Il s’approcha d’elle.

Eh, ça va? Demanda t-il

Jemmi vit pour la première fois cet ado bringuebalant, vêtu comme du n’importe quoi. Elle avait déjà entraperçu sa longue silhouette malingre, encastrée dans le décor de fond d’un orphelinat quasi invisible. Il s’assit près d’elle.

Son uniforme bleu sale contrastait avec la vivacité des couleurs fraîches, lavées et repassées de ses vêtements. Ses pieds ternis par des heures de marches sur des sols poussiéreux, dans des sans-confiances élimés, n’ avaient jamais connu de crème Nivea. Jemmi eut un geste instinctif de recul. Masetto le nota, et en éprouva plus de rancoeur mal contenue que de gêne;

Toi aussi, ils t’ont abandonné? dit-il, non sans malice

Comment ça? Je ne comprends pas

Son inimitable accent, tranchant et sec, l’énerva d’autant plus.

Tes parents t’ont abandonné.

Ce n’était pas une question: il posait un constat de spécialiste. Elle eût le culot de rire. La naïveté de Masetto l’avait amusé. Il ne connaissait pas ses parents: Elle était trop aimée, trop essentielle à leur monde.

Masetto s’agaça de sa vaine naïveté. Il allait lui apprendre la vie!

Moi aussi, ils m’ont laissé comme ça, sur ces mêmes marches. Je ne me souviens ni du jour, ni de l’année, ni même de mes parents. J’étais trop jeune. Mais je me rappelle malgré tout, même si c’était pas avec ces mots à l’époque, que confiance et trahison, c’est comme le ndolé et l’arachide. Ou encore le beignet-haricots, tu vois non? Ca marche ensemble!J’ai moi aussi été sur ces marches. J’ai attendu longtemps….presqu’ aussi longtemps que toi, avant de comprendre ce que je te dis: Confiance et Trahison! Plus tu fais confiance et plus on te trahit.

C’est impossible. Tu te trompes. On est pas par….

On est pas quoi? Tu allais dire quoi? On est pas “pareils”? Détrompe toi:on mange et on chie pareil! On naît et on meurt pareil. Réveille toi.Tu es vraiment une enfant, tu ne connais pas! On est en 1986. Tu n’entends pas les adultes parler de “crise par-ci, crise par-là”. Beaucoup de sociétés ferment. Les parents ont beaucoup de charges. Tu en es une! Ils paient combien pour ton school? 

Jemmi éclata en sanglots. Sa poitrine se soulevait douloureusement sous le poids de la tristesse. Elle pleura longtemps, en appelant sa mère, son père, chacun de ses oncles, de ses tantes, sa grand-tante Ma Pidi, son grand-oncle Pé’ Essewé, comme si l’un d’eux allait soudain se manifester par communication télépathique. Elle eût un fulgurant éclair de lucidité dans cet océan de détresse “Ponda! Son arrièrre-grand-mère”. Elle allait les convaincre de venir la chercher. Rien n’était perdu.

Oublie, coupa Masetto, entre deux crachats fusant telles des flèches  entre ses lèvres, pour venir frapper le sol.

Jemmy ne put s’empêcher de détourner son regard embué de larmes, afin de masquer son dégoût.

Oublie, ajouta t-il, les vieux sont aussi des charges pour eux. C’est juste qu’ils n’ont pas d’endroit pour les déverser au kilo, comme en Mbeng. Ton arrière grand-mère doit déjà gérer son propre couloir, à l’heure-ci!

Jemmy cria à nouveau, supplia la providence de changer le cours de son destin, pleura probablement plus que Thomas, aimé des siens, de toute sa vie. Puis, le calme la gagna: elle accepta.

“Ce que tu ne peux changer, il faut l’accepter et l’affronter” lui répétait Faye.

Elle ne le reverrait plus faire ses ablutions, cachée dans pénombre, ou derrière son rideau de cauris. Puis coller avec déférence son front au sol. Cinq fois par jour. Ce rituel calibré la fascinait, au point de quitter ses jeux entrainants dans la cour avec les autres enfants, pour gagner la sérénité des lieux de prières de Faye. Elle l’observait psalmodier, partageant sa paix intérieure sans rien comprendre de ce qu’il disait.

Parfois, il lui expliquait ensuite qui était Dieu, et comment il avait bâti une relation forte avec lui, comment Il nous aimait.

S’il nous aime comme tu le dis, pourquoi on ne le voit jamais?

L’essentiel n’est pas toujours visible à l’œil. Les choses les plus essentielles, tu ne les verras jamais avec les yeux. Mais avec ce que tu as là. 

Il frappa sa poitrine avec solennité. Et elle sentit que ce lieu qui la reliait à Dieu, l’incluait lui aussi, ainsi que tous les membres de sa grande famille. Un lien d’autant plus invisible qu’en bons africains, ils ne formalisaient jamais ce qui s’y passait, par des mots. Ce lieu était durement éprouvé aujourd’hui.

Il faut s’en remettre à Dieu. Il ne trahit jamais. 

Et elle le revit dans le crépuscule doré des fins d’après-midi à New-Bell, rejoindre ses frères, se levant comme un seul homme, à l’appel du Muezzin. Ce lien était puissant.

Masetto se laissa attendrir par cette mioche trop pensive. Au fond, Two-shoes ne différait pas des enfants qu’il gardait. Il la prit dans ses bras, la voyant si seule et vulnérable. Elle se laissa aller contre lui.

Ici, ce n’est pas si terrible, en fait. Dans notre section, en tout cas, ça va. Tu es à la CIL, tu as quoi? Cinq ans? Ça veut dire que tu seras avec moi, sous ma protection. J’ai pas encore entendu un enfant se plaindre de moi. Quand je suis arrivé ici, je n’ai pas eu cette chance. J’ai dû grandir très vite, devenir adulte très rapidement. Je ne me souviens même pas avoir été un enfant, en fait. Mais toi, tu le resteras. Je serai là!”

Jemmi hocquettait encore, mais avait épuisé son stock de larmes pour au moins les dix prochaines années. Elle reposait contre son épaule, reculant le moment de rejoindre la sombre entrée, côté Sud, du St John Institute réservée aux pensionnaires de l’orphelinat. Acceptation ne signifiait pas précipitation.

Elle ne reconnut pas tout de suite la Mercedes noire de son oncle Eddy, quand elle pila sur le trottoir, au pied de l’escalier, juste face à eux. Elle ne le reconnut pas encore lorsqu’il en sortit précipitamment: le pan arrière de son costume croisé volait à mesure qu’avançait vers eux, en courant, cet homme à l’allure distingué. Il était tellement improbable que son oncle Eddy quitte en plein milieu de la journée son étude, lui qui ne prenait même pas le temps de lever le nez de ses dossiers à l’heure du déjeuner, qu’elle ne le reconnut même pas, une fois qu’il se tint devant elle, l’air inquiet. 

Comment ça va? Comment elle va? Je suis désolée, le chauffeur n’a pas compris qu’il fallait aussi venir te prendre ce midi. Il pensait qu’un autre membre de la famille s’en était chargé…Je suis désolée Jemmi. Merci de l’avoir gardé.

Jemmi se jeta alors à son cou, avec gratitude. Quelqu’un était finalement venu la chercher. Elle n’aurait pas parié sa pièce sur lui ce matin, si on le lui avait demandé, mais elle  lui était infiniment, et plus encore indéfiniment, reconnaissante de l’avoir arraché au triste destin qui semblait inéluctablement  se refermer sur elle, quelques minutes encore avant son arrivée. Oncle Eddy tendit un billet à Masetto, qui le refusa. Il eût la délicatesse d’insister fermement, afin que le sentiment d’y être contraint offre à Masetto la liberté d’accepter sans entacher sa dignité. Masetto prit le billet en le remerciant et regarda Two-Shoes s’éloigner, en agitant mollement la main pour le saluer. Il leva la sienne en retour, puis elle s’écroula de sommeil, dans les bras de son oncle qui la portait tendrement. 

Jemmi s’éveilla comme dans un rêve, au milieu des siens, dans cette rue bruyante de New Bell reliant la mosquée au marché, qui était tout son monde, la réplique en miniature de ceux qu’elle rechercherait un jour dans de plus vastes parties du globe. Cette rue qui fût un bref instant, paradis perdu, avait à présent des allures d’ Eden retrouvé au milieu de l’attroupement venu l’attendre devant la maison familiale. Les visages étaient joyeux, soulagés. L’enfant allait bien et était de nouveau là, parmi eux. Certains inquiets demandaient, toutefois: – Mais pourquoi elle dort comme ça? On l’a jamais vu fatiguée comme, ça. Elle a quoi? 

D’autres proposaient: –Allons quand même à Laquantinie, non?

A travers ses yeux mi-clos, elle distinguait dans la petite foule compacte, Hector, qui avait délaissé l’échoppe qu’il ne quittait habituellement jamais. Tata Monette, une voisine, qui promenait nonchalamment son élégance de dandy et sa beauté racée de femme libre. Faye, au loin, fidèle à sa nature discrète, était un peu en retrait du premier cercle de proches. Et tant d’autres, venus lui témoigner leur amour et célébrer son retour.

Oncle Eddy s’énervait: – Mais enfin, vous ne voyez pas qu’elle a juste besoin de repos. Et d’air! Laissez la respirer, et passer s’il vous plait. Allez, allez!

Jemmi  se rendormit dans ses bras, avec le doux sentiment d’être miraculeusement, immensément aimée. Une ultime larme perla, avant qu’elle ne soit happée par ses songes: elle revit son camarade, frère d’infortune, debout sur les marches. J’aurai pu être lui, et lui aurait pû être moi. Elle ne lutta plus et s’abandonna au sommeil.

****************

Le lendemain, la première chose qu’elle fit lorsqu’elle arriva à l’école, fût de se diriger vers Masetto, entouré de son essaim d’enfants dans l’enclos qui leur servait de cour de jeu.  Elle lui tendit par à travers la haie, une assiette de Pancake que Ponda avait spécialement fait faire pour lui. Masetto la remercia gauchement, un peu gêné. Il n’avait pas l’habitude d’être l’objet d’attentions particulières. La petite avait attardé sa minuscule et chaleureuse main sur la sienne en lui tendant le paquet, ce qui le toucha encore plus que le présent. 

Comment tu t’appelles au fait? T’as bien failli devenir mon frère donc ca serait bien qu’on se dise nos prénoms….

Je m’appelle Masetto. Et toi…two-shoes?,  ajouta t-il malicieusement.

Jemmi regarda ses deux pieds en riant, et les claqua l’un contre l’autre à la manière de Dorothy, du Magicien d’Oz (version Diana Ross)

Moi c’est Jemmi. A plus tard

Elle courut rejoindre les élèves en rang, et saisit la main de Thomas, en l’embrassant sur la joue. Elle avait beaucoup à se faire pardonner.

Masetto la regarda au loin. Elle avait retrouvé son enthousiasme habituel, pour son plus grand plaisir. L’enfance était un bien précieux, un bien commun à vrai dire. Les enfants bien construits, il était bien placé pour le savoir, faisaient les meilleurs adultes. pas les plus riches ou les plus puissants, mais les plus socialement utiles, car équilibrés. Il aimait voir Jemmi heureuse et libre, même si lui était coincé dans cette vie, de l’autre côté de la ligne, qui était un tombeau pour les rêves de tous ceux et celles qui s’y trouvaient. L’avenir pour eux n’allait pas plus loin que demain, et était paradoxalement incertain, malgré l’immédiate proximité. Vivre au jour le jour, pour lui qui craignait à chaque seconde d’être découvert, trahi par ce corps-sarcophage, était déjà une utopie. Quelque chose de profondément secret, en gestation et longtemps enfoui, avait surgi un jour, lorsqu’il avait accompagné un ancien pensionnaire, aujourd’hui enchaîné à la rue, voir la danseuse “Dolly”. Il avait  été d’abord  effrayé par l’explosif éblouissement qui avait suivi la révélation de lui-même. Il était plein de désir d’elle, de se fondre en elle, de n’être qu’elle. Il savait que cette liberté serait difficile à gagner. Ce n’était pas que sa liberté, mais aussi sa vie qu’il risquait à assumer sa nature. Mais il avait déjà accompli l’exploit, pour sa propre survie, d’être né adulte. Ne lui restait plus qu’à accomplir celui de renaître un jour dans la peau de Dolly.

***************

Un jour, dans les rues de New Bell….

Ils marchaient tel un essaim d’abeilles bruyantes : Danny sautillait, en évitant les flaques de la brève averse qui arrosait périodiquement la ville fumante sans jamais la rafraîchir. Masetto bravait la foule un bâton à la main avec l’autorité vaine des vieux pères restés au village à l’abri du baobab central, tandis que Thomas, Abou et Mwasso chahutaient en gambadant, autour de Jemmi dont la main s’élevait de plus en plus haut, au dessus de la mêlée pour protéger son paquet de bonbons. Aucun ne marchait. Marche t-on d’ailleurs d’un pas lourd et sérieux quand on est enfant? Marche t-on au pas formaté et chaussé de la ville, ou notre foulée se cale t-elle sur la respiration libre de la Nature? Sur le vent dont le souffle, vif et chaud, virevolte autour de nous en chuchotant des demi-vérités que seuls êtres épargnés par la vie, les fous et les enfants, entendent.

Rejoice, rejoice! Good tidings i bring you, Hear ye a message to you my friend” (Chant a psalm -Steel Pulse)

SKYE et KORA (Tome II de DYSTOPIA)

Photo de Hakan Hu sur Pexels.com

2060, quelque part dans l’état fédéral de Parthes

KORA

Cela faisait déjà trois longues semaines que j’avais intégré ce stage dont la fiche de poste correspondait, au moins, au vu de la longueur des taches allouées, à trois cœurs de métier, tous aux antipodes les uns des autres.

Comme je l’avais imaginé, toutes les missions les plus ingrates me revenaient : cafés, corbeilles à snacks, Gestion des données récoltées par les bots et autres drones à travers le réseau de capteurs répartis dans toute la ville, Tri des photos et des micros-trottoirs, cafés, corbeilles à snacks, Modélisation de contenus généraux sur le fil d’actualité, repris par les algorithmes de la boite qui pondaient plus d’une centaine d’articles sans fautes, ni passion. Ah oui, j’oubliais: encore une tournée de café et corbeilles à snacks !

Venait se greffer en plus du boulot, l’indissociable binôme, métro et dodo. Puis rebelotte, telle une Sisyphe moderne, le laborieux tryptique reprenait : mon quotidien, depuis trois éternellement longues semaines.

Trend’Art était l’un des seuls magazines qui luttait encore pour garder un semblant de tirage papier. Il me fascinait depuis mon adolescence pour son stoicisme, bien que le mythe soit injustifié, le tirage papier n’étant qu’une vitrine du progrès déjà bien installé. Mais aussi pour l’exceptionnel qualité de son papier glacé, au luxueux grammage!

Ma petite sœur de 15 ans, Skye, qui avait développé un véritable don pour enfoncer quiconque se trouvant au 36éme dessous, encore plus bas, n’avait de cesse de m’encourager à plus d’audace, à sa manière :

– J’ai voulu acheter du café pour les parents tout à l’heure, mais j’hésitais entre l’arabica et le Robusta. J’ai préféré attendre ton point de vue maintenant que t’es spécialisée dans ce domaine. T’en as porté combien à tes collègues aujourd’hui? De café?

Je fais la vaisselle et toi tu passes la serpillère ! Tu es celle qui est plus près du sol à présent que tu bosses au service « d’intelligence artificielle rédactionnel » de ce torchon ?

Ca n’avait jamais été la franche camaraderie entre Skye, et moi. Nos parents n’avaient rien fait pour que cela soit le cas, à commencer par la distribution des gênes : Aussi brune que j’étais rousse dorée-pain d’épice, aussi égoïste que j’étais altruiste, aussi cruelle que j’étais bienveillante. Tout juste pouvait-on lui concéder ce charme nonchalant et exaspérant qu’ont les jolies filles populaires depuis le ventre de leur mère, où même là, tout leur était déjà dû.

Elle était également rusée comme une vieille sioux édentée, souriant de toutes ses dents. Et roublarde avec ça : A croire que le spermatozoïde ayant devancé tous les autres, avait fléché un faux parcours lui permettant de semer les autres, et rentrer tranquille, en incontestable et unique vainqueur. Ça ne pouvait que donner qu’une Skye.

Huit longues années nous séparaient, surtout. Huit ans, c’ était une vie bien remplie dans le règne animale, et peut-être même deux ou trois suivant les espèces. La mienne de vie, était un petit monde bien organisé et structuré, avant sa brutale apparition.

J’étais alors l’unique enfant de parents bobo-new wave, se faisant un devoir de ne surtout pas m’élever comme un enfant unique, et qui me sermonnaient à chaque repas indigeste sur la faim dans le monde. J’avais très tôt appris à ranger ma chambre, me préparer seule pour l’école, superviser mes propres devoirs, sans attendre un seul compliment de leur part.

Quelle ne fût ma surprise de les découvrir parents joyeusement permissifs, à la limite du laxisme, auprès de ma sœur cadette. Ils lui permettaient absolument tout, et lui auraient peut-être même autorisé, en se chargeant du corps, à tuer un homme- mais pas un animal, puisque fervents défenseurs de leur cause- si par cet acte elle rééquilibrait les équilibres karmiques de l’univers, vers le positif.

Nos parents étaient des tradipraticiens qui avaient acquis une certaine notoriété dans le domaine paramédical, et dans celui des médecines alternatives suite aux nombreux scandales dont les industries pharmaceutiques avaient fait l’objet, ces dernières années. Cet intérêt pour la médecine non invasive à base de plantes, s’inspirant de pratiques populaires et séculaires, avait toujours existé mais il s’était généralisé avec la crise du Babel-412H, un virus qui fît son apparition au fin fond de la Mongolie, puis le tour du monde dans le même nombre de jours que Jules Verne. Un signe pour de nombreux théoriciens du nombre. Ce virus avait la particularité de provoquer des troubles cognitifs graves qui impactaient la partie du cerveau lié au langage. Les personnes infectées se mettaient à parler par onomatopées primitives, dans une logorrhée probablement incompréhensible d’eux même.

De nombreux activistes affirmaient que ce virus avait été intentionnellement crée en laboratoire, dans l’unique but de commercialiser un vaccin dont la principale innovation ne résidait pas dans la guérison des malades, mais dans le traçage des individus grâce à l’implantation massive de puces issues des nanotechnologies. Ce qui n’avait jamais été prouvé jusqu’ici, avait pourtant été accueilli comme une vérité établie dans certains milieux.

Mes parents tenaient, à cette époque, une pharmacie, spécialisée dans la médecine par les plantes et avaient décidé d’apporter leur humble participation au front commun et mondial mis en place, pour contrer l’évolution de la maladie. Ils ont commencé à voyager de ville en ville, puis de pays en pays, et enfin de continent en continent afin de proposer un protocole de soins, donnant d’excellents résultats tant au niveau préventif que curatif.

Si j’ai grandi avec des parents gauches et lourds, Skye, elle poussait anarchiquement entre deux parents absents, d’où l’indécente indulgence dont elle faisait l’objet, et qui se nourrissait de leur culpabilité à peine refoulée, face à une enfant brillante et en demande d’attention.

Ils rentraient chaque fois de leurs nombreux voyages avec l’équivalent d’au moins six noëls en cadeaux. C’était toujours ridiculement excessif. Ils se promettaient de ne plus recommencer…la faim dans le mondeblablabla….et revenaient avec le cumul d’au moins huit anniversaires.

Nous avions donc grandi, Skye et moi, que non seulement huit ans, mais aussi plusieurs univers voire galaxies, séparaient, en nous regardant en chien de faïence, conscientes qu’un lien génétique et vaguement affectif nous liait mais sans faire l’expérience de véritables sœurs, puisque nous n’avions même pas celle de la famille, au sens traditionnel du terme.

Nos parents exigeaient un roulement régulier de nourrices afin que nous ne développions pas de liens susceptibles de créer un transfert inapproprié, de telle sorte qu’aujourd’hui Skye, 15 ans , et moi 23 ans, partagions une parfaite colocation gérée par un trois ou quatre gouvernantes, suivant nos besoins, issues de l’ agence Mama-Zen, qui nous nourrissaient bio et surveillaient avec la même rigueur nos devoirs et nos progrès au yoga.

Nous ne manquions de rien, mais le faste et l’opulence ne faisaient pas partie de notre quotidien. Nos parents avaient cédé leurs droits, ainsi que tous les brevets associés à leur innovations paramédicales, qui relevaient dorénavant du bien-commun.

La directrice de Mama-Zen leur permettait de bénéficier gracieusement des services de son agence pour cette raison précise, et parce qu’elle adhérait aux mêmes valeurs de partage et solidarité qu’ eux.

Trois fois par semaine, une gouvernante, passait renouveler le contenu du frigo, faire un brin de ménage, repassage et cuisinaient des plats, issus de produits certifiés bio provenant exclusivement de circuits locaux. Ces plats étaient ensuite stockés pour une durée n’excedant pas trois jours dans notre frigidaire artisanale en terre cuite, afin d’éviter tout gâchis, dans le respect de la philosophie « zéro déchet » de nos parents. Les ordures étaient rigoureusement pesées, sélectionnées et triées. Nous produisions notre propre compost depuis des années, et dans une logique d’économie circulaire, nous donnions et échangions à peu près tout, plutôt que jeter et, comble de l’horreur, racheter compulsivement.

Faire du shopping avec des copines s’était toujours limité en ce qui me concernait à la découverte de nouvelles huiles essentielles, thé bio ou livrets de méditation. L’une de nos gouvernantes, Oksana, post-soixante-huitarde qui avait fait un peu plus que flirté avec toutes les icones rock de son époque, y compris les gays, les filles et tout ce qu’il y avait entre les deux, en avait retiré une philosophie très ouverte sur à peu près tout, sauf la société consumériste et l’obsolescence programmée. Sujets sur lesquels son âme slave aux relents communistes resurgissait, dans un sursaut d’indignation incontrôlé. Oksana voulait décider elle-même du moment où elle cesserait de porter un vêtement, des composants de son shampoing, pouvoir le faire elle-même en toute autonomie, sans l’assistance virtuelle des magasins connectés, et surtout de ne pas s’indigner de l’augmentation honteuse du prix des fruits et légumes puisqu’elle les cultivait elle-même. Elle nous sensibilisait aussi au yoga, à la sophrologie ou encore à l’histoire de l’épanouissement personnel à travers les cultures et les époques. Ca, c’était son dada.

Si la placide Doris, la deuxième gouvernante, avait aussi la charge d’une partie des repas et du ménage, c’était Baissé, un peu considérée comme l’intendante en chef par les deux autres, qui coordonnait le tout, avec une contagieuse et méticuleuse énergie.

J’ai rencontré, Maya, ma meilleure amie, via Mama-zen. Elle accompagnait sa mère Baissé chaque mercredi, nous avons donc pris l’habitude dès notre plus jeune âge, de passer cette journée, ensemble.

Maya avait toujours été mon exacte opposé, sans que cet opposé ne ressemble de près ou de loin à celui de ma soeur. Je l’aimais en partie aussi pour ça: pour l’amusante et innattendue direction dans laquelle m’entrainait son opposé. Nos repas du mercredis se déroulaient à de choses près, ainsi:

Maya, on partage le Quinoa-Algues-pois chiche qu’a préparé Doris hier? Ca a l’air pas mal!

Je ne toucherai jamais ca, même sous la menace d’une arme. Ma mère a fait du Mafé, tu en veux?

Tu crois qu’il y’en a assez pour deux?

Je pourrai nourrir ton pâté de maison pour 10 jours avec la ration qu’elle m’a mise!

Baissé qui s’occupait seule de Maya et ses deux frères, n’avait jamais rien compris à notre régime alimentaire, où il était préconisé de ne manger qu’à 80% de sa faim, et sans viande. Elle secouait invariablement la tête d’un air désolé, en ouvrant le frigo, en sifflant un « Pauvres petiotes » à peine audible. Elle musclait d’autant les portions caloriques de Maya à dessein, sachant qu’elles les partageaient avec ma sœur et moi. Je devenais ainsi carnivore le mercredi, et je soupçonnais Skye d’avoir pris goût à la viande, au point d’en manger en cachette, le reste de la semaine.

Lorsque nous fûmes en âge d’aller à la salle de ciné « art et essai », toutes seules, Maya-tête-dure refusait obstinément de payer quinze euros pour aller dormir devant un film en noir et blanc même pas doublé, et nous trainait manu-militari au cineverse de la rue voisine, où passaient tous les blockbusters immersifs du moment. Le cineverse était une experience dont j’étais exclue, étant non-implantée. Je ne pouvais que m’assoir et tuer le temps en mangeant des pop-corns colorés et en lisant des bouquins sur mon antique tablette numérique. Si en passant les portes du cinéverse, nous avions l’impression, en raison de son esthétique recherchée, de pénétrer dans un cinéma mi futuriste, mi-vintage de style paquebot, plus rien, de la projection du film aux débats dans l’agora, ni même les avant-premières ne se déroulaient en son enceinte. Tout se passait désormais, par l’intermédiaire d’avatars, dans des univers aussi dématérialisés qu’ils étaient réels.

La sensorialité du métavers donnait au 5éme art , d’après Maya qui suivait désormais des études de cinémanimation, sa pleine dimension grâce à l’exploration optimale des cinq sens: des lieux plus grands que ceux que comptaient la terre, et peut-être même l’univers. Des espaces illimités allant bien au delà de l’imagination de l’homme, rendus possibles grâce à la magie de l’encodage symbiotique. Maya, tête renversée et regard vitreux, calée dans des sièges prévus à cet effet, pouvait choisir l’avatar qu’elle voulait être dans la fiction de son choix et y prendre pleinement part, grâce à la multiplicité des intrigues autour d’un même scénario. De vastes multiplex, avaient acquis pour trois fois rien à l’époque où personne n’y croyait, de vastes hectares de terrains virtuels, et les avaient transformés en lieux qui accueillaient aujourd’hui toute l’industrie cinématographique, des festivals les plus courus aux plus underground, malgré leur résistance outrée du départ.

Quelques sessions de lèche-vitrine ponctuaient generalement nos sorties, nous entrainant dans d’interminables et cocasses séances d’essayage à l’issue desquelles nous n’achetions jamais rien. Par manque de budget pour l’une et par manque d’audace pour l’autre. Mais nous prenions un malin plaisir à faire tourner en bourrique les « mall brain », ces programmes de recommandation d’achats via reconnaissance faciale qui permettaient aussi de faire un nombre incalculable d’essayages via l’avatar holographique de Maya. Je n’en avais évidemment pas.

Nos parents mettaient, en effet, un point d’honneur à n’avoir que des vêtements recyclés, échangés, donnés, cousus main et achetés dans un marché artisanal à l’autre bout du monde.

Je superposais, sans complexe, une Robe en Jean chinée aux puces de Camden, sous un pull péruvien rouge oversize avec des bottes plates noires d’un grand créateur des années 60 qu’Oksana m’avait offerte. Je drapais le tout d’ un long manteau en patchwork multicolore que m’avait cousu, pour noël, noel, ma mère, couturière émérite à ses heures perdues.

« J’ai réuni tous les tissus les plus importants de ta vie, des doudous aux couvertures, afin de lui donner une âme. Il ne te tiendra pas seulement chaud, il t’enveloppera d’amour et t’accompagnera partout ou tu iras, dans un cocon de douceur. J’ai double l’intérieur avec du coton bio! Tiens touche! »

J’aurai aimé croire que la plupart des personnes qui me rencontraient, trouvaient mon look bohème un peu loose, assez recherché, voire même pointu et tendance. Mais même eux, tout comme ceux qui me connaissaient vraiment, avaient conscience que j’avais associé les trois ou quatre premières pièces qui m’étaient tombées sous la main, en un temps record. J’aurai aussi bien pu porter ma couette certains matins.

Tout le contraire de ma sœur Skye qui était autorisée à faire les magasins sans remarque désobligeante, qui n’avait jamais acheté ses vêtements graphiques ailleurs qu’en boutique et hors période de solde, et dévorait, sans complexe, les pages mode du moindre magazine virtuel lui passant sous le nez.

Les saisons marchaient par pair « Automne-Hiver » et « Printemps-Été », pour elle. On pouvait les compartimenter par marque, et comme les cuvées de vin, les classer par années, dont certaines étaient des millésimes : La robe printemps-Été 2018 de Miho est divine, tu ne trouves pas….

Non, je ne trouvais pas. Et je ne comprenais pas pourquoi on conferait les cactéristiques d’une robe à un t-shirt sans manche , vendu 100 fois plus cher que son prix de revient. C’était un marcel hors de prix!

L’autre bizarrerie vestimentaire de la famille était, sans nul doute, la passion de ma mère pour les chaussures d’elfes farceurs qu’elle collectionnait dans toutes les couleurs et formes possibles.

A moins qu’il ne s’agisse plutôt des lourds traits d’humour dont mon père adorait agrémenter son no-look revendiqué : il portait sans le moindre signe de stress post-traumatique un t-shirt élimé où était inscrit : « Je ne suis pas à la mode, je vis dans le dôme »! Notez l’anagramme….ah-ah.

En grand philosophe, mon père pensait que le temps ne passait pas, mais que c’était nous, êtres humains, qui passions, et plutôt brièvement, dans cette vie. Il avait donc décidé dans sa grande sagesse d’ôter systématiquement les aiguilles de toutes ses montres. Lorsqu’une personne lui demandait l’heure, il pouffait de rire avant de lui répondre invariablement qu’il était l’heure de s’acheter une montre, lui n’avait que le temps à offrir! Réplique répétée plusieurs centaines de fois mais qui le faisait toujours autant rire, si ce n’est même plus à chaque fois qu’il la sortait, hilarité très rarement partagée par son interlocuteur.

Le premier jour de mon stage, alors que la veille nous avions décidé avec Maya de la tenue que je porterai pour faire mon entrée, sans trop me faire remarquer, mais un peu quand même: Jean bleu brut, converse et blazer en daim ocre.

Le jean et le blazer étaient des vêtements de créateurs obtenus par Maya, et je fus prise d’un doute.

Je n’avais pas essayé les vêtements. Ils avaient été pensés par plusieurs algorythmes, influenceurs virtuels incontournables dans le monde de la téléréalité augmentée, ainsi que des logiciels de morphing aux fonctionnaltés avancées croisant de multiples données comme les mensurations, le style, la carnation, les prédictions météorologiques du jour J, ou encore les données sociologiques sur l’ entreprise. Du presque « sur-mesure » dans lequel je serai même venue au monde si Dieu avait bien fait les choses, livré ce matin par le biais d’une capsule de livraison à conduite autonome. Et pourtant, Maya n’avait pas pris en compte le plus important, la façon dont je me sentirai dedans, le moment venu.

Et j’avais ce matin là, un besoin desésperé de vêtements-amis qui seraient peut-être mes seuls alliés si le stage s’avérait être l’enfer qu’un nombre minime, mais non négligeable, de postulants au programme JCD (Jeune Creatifs de Demain) décrivaient dans leurs retours sur les différentes plateformes.

Après plusieurs essais dignes des plus complexes Rubik, je décidai de renoncer à allier harmonie des couleurs et confort vestimentaire, en choisissant de porter sous le blazer ocre une longue robe pull en laine alpaga du Chili, offerte par mon père, et de grosses baskets compensées. Je rajoutai un bonnet. Vert, épais et chaud. Il faisait froid. Tanpis pour le style.

Skye sourit à ma vue, mais m’épargna tout commentaire, contrairement à son habitude. Peut-être qu’un véritable organe humain battait vraiment sous sa poitrine. Oksana se voulut plus encourageante et tenta un : – Intéressante tenue, très originale d’un point de vue iconoclaste qui finit par me convaincre de déposer le bonnet. Et je sortis affronter le froid et mon destin.

En entrant dans l’espace dédié à notre formation, au sein de la rédaction du célèbre TREND’ART, j’essayai d’être la plus décontractée possible, en me dirigeant automatiquement vers celle qui me paraissait la moins sûre d’elle. Une très jolie fille aux cheveux filasse, qui planquait son regard derrière une grosse paire de lunette et une épaisse frange qui devait rassembler soixante-dix pourcent, au moins, de sa masse capillaire.

-Maggy, me lança t-elle dans un murmure en me faisant un signe de la main.

– Salut, moi c’est Kora, répondis-je en souriant

Un coup d’œil circulaire me donnait en quelque instant une idée du recrutement : parité et diversité était scrupuleusement respectée.

-Ca a commencé il y’ a longtemps? me hasardais-je a demander

-Chuuut, tempêta une petite brune nerveuse comme un roquet affamé, assise juste en face de nous. Seule. La moitié de son armoire à linge, entre bonnet, cache-cou, manteau, gilet et écharpe, occupait le siège d’ à coté.

Elle me fusilla du regard, et me détesta plus que tout, en cet instant précis. Peut-être même plus encore que la tempête de boutons qui s’était cruellement abattu sur son front.

On projeta nos formulaires holographiques. Nom, prénom, date de naissance, adresse. Trois cases cochées. Deux mentions rayées, deux autres entourées. Pas de photos. Le recrutement se voulait semi-blind, ce qui signifiait qu’on ne voulait pas savoir à quoi vous ressembliez, mais juste s’assurer que vous étiez assez jeune et inexpérimenté pour accepter d’être inhumainement exploité, tout en étant sous-payé. Le tout sans broncher.

La petite brune nerveuse me bouscula un peu trop brusquement pour que cela soit dénué de toute intentionnalité, lorsqu’elle se leva pour demander des précisions à l’instructrice . Elle était manifestement pressée et venait de gagner ainsi une quinzaine de secondes qui allaient peut-être radicalement changer le cours de sa vie, ou lui permettre de faire une grande découverte qui allait bouleverser l’humanité.

Maggy secoua la tête. Ses cheveux filasses se balançaient mollement :

-Je vois pas pourquoi elle stresse, on sera quasiment tous pris! C’est la short-list de la short-list!

Maggy avait raison. Le soir-même, à peine rentrée, je reçu la confirmation de mon entrée officielle dans la vie active, ainsi que les 3 autres candidats croisés dans la journée, sur les huit en bout de course.

Le lendemain, Roquette nerveuse (Roquette, Surnom qui devait lui rester à jamais, dans cette boite), ayant compris que nous n’étions plus en compétition directe, me fit un large sourire dévoilant ses dents irrégulières de fumeuse, lorsque j’arrivai. Elle était là depuis une heure, très fière de cet acte de bravoure illustrant sa ferme détermination, qui pourrait lui valoir un rhume de deux semaines minimum, et commençai à m’être attachante.

Notre intégration dans la boite démarrait par une formation de deux semaines, dont l’enjeu majeur était la maitrise des différentes plateformes holographiques de la rédaction, correlées à des milliers d’objets connectés dont nous devions assurer la supervision. Ils étaient tous reliés à l’Intelligence Artificielle Générique de la structure, cette super interface cerveau-machine représentant autant l’âme du magazine que sa ligne éditoriale. Il existait des centaines de procédures, qu’il nous fallait comprendre, analyser, coordonner, dominer pour finalement nous en affranchir. Moi, encore plus que les autres qui étaient déjà, en quelque sorte, des humains aux performances augmentés.

Si nous partagions la même entrée principale que le reste du personnel, ruisselant chaque matin par la grande porte cochère de l’immeuble haussmannien de la chicissime place Fontaine, nous ne montions pas pour autant les marches du vaste escalier recouvert d’un épais tapis pourpre, sur lequel elle donnait.

La secrétaire nous indiquai toujours, à peine le seuil franchi, une porte de service sous l’escalier, qui s’ouvrait sur une succession de salles souterraines, parmi lesquelles la grande salle dallée mise à notre disposition pour une formation de deux semaines .

Là nous attendait, Jacqueline, beauté ronde et épanouie. Sa peau caramel était si lisse et brillante qu’on aurait pu s’y mirer, impression trompeuse accentuée par un chignon plaquée lustrant le noir profond de ses cheveux crépus, soigneusement étirés.

-Qui a déjà travaillé dans un magazine ? (Coup d’œil circulaire) …ok. La presse écrite ou numérique de dernière génération? (Elle n’éloigna même pas les yeux du formulaire suspendu qu’elle parcourait du regard) …Bon, qui a déjà écrit son nom sous une rédaction, ou soyons direct, qui sait tenir un stylet, un stylo ou une plume et un encrier?

Nous éclatâmes tous de rire, soulagés a vrai dire, bien plus qu’amusés. L’ambiance promettait d’être bon enfant, finalement.

Jacqueline redressa la tête impassible.

-Je ne blague pas. Beaucoup d’entre vous sortent de l’école de journalisme ou des benesciencias, en sachant a peine écrire une phrase de 3 mots en toute autonomie. Mais remerciez le progrès: L’Intelligence Artificielle est là, et on va vous former à l’arborescence de la database de Trend’Art. Cependant, j’insiste: cette IA est supposée vous assister, et non l’inverse! Gardez ce principe bien en tête!

Elle passa ensuite en revue l’ensemble de la classe de formation, composée de quatres éléments, moi y compris, rescapés des différentes étapes d’un recrutement pointilleux et nous invita à nous présenter.

Roquette était une femme au parcours de vie compliquée, en reconversion professionnelle et prête à tout pour réussir, ce qui n’avait échappé à la vigilance d’aucun d’entre nous. Âgée d’une trentaine d’année, son acné tardive et sa petite taille lui conservait un air juvénile. Elle s’appelait Diane. Aussitôt prononcée, son prénom retomba dans l’oubli, et elle redevint invariablement la nerveuse et pressée, Roquette.

Le suivant fut Michal, un grand et beau brun aux yeux bleus, qui se tenait exagérément droit comme une canne dans sa veste bleu Klein, qu’il avait assorti à un bas de jogging satinée et des baskets d’ un créateur peut-être pas encore né, tant leur design était futuriste. Il était l’archétype même de l’ assistant- directeur artistique en devenir, à condition de penser un jour à conjuguer cet infinitif au présent. Maniéré à l’excès: et-que-je-te-balance-ma-mèche-rebelle-à-gauche-ou-à-droite, suivant l’effet recherchée. Il était le seul mec de la promotion. Et peut-être était-il aussi le premier à le regretter.

Je me présentais rapidement sans tourner le regard vers mes pairs, et en cherchant désespérément des signes d’approbation dans le regard impassible de Jacqueline : Bac lettres et maths, une année de prépa, une demi-année de fac de lettres, quelques missions d’intérim et ce stage inespéré qui je l’espérais, conduirai à un emploi. Ah oui, je n’étais pas implantée! Jacqueline ne prit même pas la peine de faire un commentaire et désigna du menton Maguy.

La voix fluette de Magguy nous parvint derrière son épais rideau de cheveux :

-Bonjour, je m’appelle Maguy Pulchérie Zoey Matassamy. J’ai 20 ans. Je voudrais bien devenir journaliste ou assistante-journaliste. Ou encore documentaliste …ou assistante-documentaliste.

-Ou photocopieuse ou assistante photocopieuse avec option scan, comme au siècle dernier, renchérit Michal.

Nous partîmes tous d’un gros éclat de rire involontaire et inattendu. Cette fois, même la porte de prison qu’était Jacqueline s’entrebâilla d’un sourire, vite effacée.

-Nous ne sommes pas là pour rigoler, reprit-elle. Vous faites un peu l’objet d’une formation expérimentale que le magazine TREND’ART voudrait lancer, ou plutôt relancer puisqu’au début du siècle dernier, les journalistes étaient ainsi formés. Sur le tas. Si votre promotion est concluante, nous en relancerons une autre et certains d’entre vous seront intégrés à notre équipe de journalistes ou de documentalistes, les photocopieuses étant obsolètes! Nous n’avons par ailleurs aucun assistant. On a des esclaves à la place, ce sont les stagiaires ….(GROS RIRE) Je blague….(Nouveau rire) à peine. Sans plus attendre, nous allons nous lancer dans les différents types d’écritures journalistiques qu’on peut trouver. Ouvrez vos écrans ICO (Interface Cerveau-Ordinateur), et lancez l’holosphère afin d’accéder à l’espace tridimensionnel de la formation. J’ai chargé pas mal de documents dessus. Nous les téléchargerons dans vos mémoires bio-internes suivant la méthode des Benesciencas….On est pas non plus des sauvages, mais nous tenons aussi à l’ancienne méthode, d’où l’interêt de cette formation, à l’ancienne, dirons-nous.

J’avais emprunté le vieux mac de ma mère, que je sortis gênée. Michal ne me loupa pas :

-C’est une Edition vintage du paléolithique numérique ton truc…un héritage de tes bisaïeuls. Tu sais que lorsqu’il est constitué de dettes, on peut refuser un héritage. Sérieux Honey, ton truc est plus lourd que la dette de ce pays…

Je devais reconnaitre que l’humour pince-sans-rire de Michal permit à la journée de s’écouler agréablement. Il avait dû oublier mon prénom et m’appela toute l’après-midi Honey, qu’il prononçait Honnie en fait, ce qui laissait toujours planer une inconfortable ambiguïté, que son humour désarçonnait à moitié. Ses gestes efféminés et la tonalité frivole de sa voix me l’avait rendu de toute façon immédiatement sympathique, quelque soit l’aspect revêche de son tempérament, comme il le disait lui-même de garcette, une petite garce.

Je regardais parfois distraitement, lorsque la formation n’impliquait que les implantés, à travers les vitres et les fines gouttelettes de pluie, indécises, les joyeuses animations des artistes sur le parvis de la place et les réactions amusés des badauds. Je remarquai ainsi une jolie jeune fille blonde qui prenait depuis deux heures au moins des photos, s’appliquant à bien choisir le cadrage avant chaque cliché.

Lorsque nous sortîmes de formation, Michal avait accroché son bras autour du mien en babillant avec la familiarité d’une vieille copine de lycée. Maguy nous suivait, en glissant aussi discrètement que son ombre. Roquette s’était déjà propulsé jusqu’au métro.

La jeune photographe blonde, que j’avais aperçu depuis la fenêtre, se dirigeait vers nous. Michal continuait de jacasser, tandis que Maguy dont nous ne voyions que la frange, regardait probablement le sol comme à son habitude. J’avais vraiment l’impression étrange et persistante que cette jeune fille fonçait sur nous et je m’appretai à éviter une collision, lorsqu’ elle se jeta au cou de Michal en l’embrassant fougueusement.

Il me lâcha pour l’enlacer en la soulevant dans les airs. Maguy poussa son lourd pan de cheveu sur le côté et jeta un regard oblique et interloqué vers eux, puis vers moi. Vers eux à nouveau, puis vers moi. Michal avait donc…une petite copine. La très belle et amoureuse Alice prit son homme par le bras, et l’entraina dans la direction opposée au métro, après nous avoir gratifié d’un aimable, mais silencieux.

-On se voit demain, les chouquettes…Lili et moi devons aller shopper quelques petits trucs avant de rentrer. Des bisous.

Il agita sa main dans tous les sens, en mimant un envoi de bisous imaginaires. Magguy osa une remarque :

-Ben dis donc, j’aurai jamais pensé qu’il avait une copine celui-là.

Elle se tourna vers moi afin de me donner l’occasion de partager son immédiate culpabilité :

-Et toi ?me demanda t-elle

-Euh oui, quoi, moi? Désolée, j’ ai pas tout sui….répondis-je innocemment

-Nan. Rien!

Elle venait de me classer dans la catégorie faux-jetons. Je ne sais pas si c’était en lien ou non, mais je ne parvins plus qu’à lui arracher des réponses monosyllabiques aux questions de sociabilisation habituelles. Je ne croisai que deux fois son regard furtif en six stations. J’y lus, à chaque fois, de la gêne.

Maya m’appela le soir même. Nous restâmes trois heures au téléphone. Son hologramme se brouillait régulièrement car mon téléphone n’était plus de prime fraicheur. Mes parents avaient accepté que nous nous équipions, après une campagne commune de plusieurs mois menée par ma sœur et moi, il y’a deux ans. Une des rares alliances que nous ayons faite dans la perspective d’un même objectif partagé: entrer dans l’ère de l’image holographique à défaut de celle de l’implantologie cérébrale.

Depuis le système de communication basée sur l’interface cerveau-machine, avait actualisé jusqu’à une centaine de nouvelles versions, toutes plus innovantes les unes que les autres. La plupart des nanopuces implantées, même celles parmi les entrées de gamme, n’excedaient pas les 0,2 millimetres de longueur, logés comme le disait la pub « sans incision, ni endommagement des tissus, dans les vaisseaux sanguins du cerveau« .

C’était le cas de celui de Maya dont les fonctionnalités dépassaient très largement celui de notre vieux terminal. Je restai tout près de ce dernier, un peu plus de dix secondes, afin de ne pas brouiller davantage le signal. Son image holographique se fit si nette que j’eus l’impression qu’elle se tenait à quelques centimètres de moi, avec ses gros yeux curieux. Cette attention soutenue était bien la preuve qu’elle voulait tout savoir de ce nouveau stage, manifestement plus excitant pour elle que le cursus de droit que sa mère l’avait obligé à prendre , en marge de ses cours de cinemanimation du métaverse bollywoodien. Les benesciencias étant trop couteux , Maya faisait partie de la catégorie d’élèves devant tout apprendre par eux-même, sans possibilités de télécharger leurs séquences pédagogiques. Jugés peu fiables, les étudiants comme elle, comme nous, étions souvent discriminés à l’embauche, l’ « école de la vie » suivant nos intraitables parents.

-Quand j’ai vu ton holopix sur Métabook hier matin, j’ai failli faire une attaque. Sérieux, j’étais pas prête.…C’était quoi cet accoutrement? Pourquoi t’as pas mis ce qu’on avait choisi ensemble? Tu critiques tes parents, mais tu fais tout pour ressembler à une hippie qui recycle l’eau de sa lessive. Bref, passons aux choses sérieuses: je veux TOUT savoir. C’était comment? Y’a des beaux mecs?

-J’étais sûre que ce serait la première question que tu poserais. Oui, il y’a un beau mec, mais il est pris…

– Roooooo…il a une bague à l’annulaire? Non? Je crois pas….Donc, il est pas pris. C’est un quoi?

-C’est un blanc! Et plus blanc que mon père, en plus!

-Arfff….

Elle ne contrôla pas sa moue. Du Maya sans filtre. Elle ajouta une holomoji, en faisant apparaitre un essaim de cœurs scintillants autour d’elle, qui en se matérialisant dans ma pièce, éclaira la pénombre durant les quelques secondes où ils y furent suspendus.

-Rooo arrêtes, n’importe quoi. Tout de suite…Mais pas du tout! De toute façon, c’est un très beau blond pris par une très belle blonde

-Et c’est pour ça que tu fais cette tête en le disant?

-Ben disons que je serai plus tentée de parler de ce couple comme de deux sœurs jumelles , si tu vois ce que je veux dire…Il se ressemblent trop, c’est dingue, on dirait des jumeaux monozygotes, tu vois le genre…C’est trop bizarre!

-Ouais, bon je vois. En fait, non je vois pas mais je crois que je veux vraiment pas voir une bizarrerie de plus après l’attaque visuelle de ton accoutrement qui a failli m’arracher l’oeil droit, ce matin…Alors, c’est comment TREND’AAAAAAAAAAAAAART. Mets-toi sur Implanto, s’il te plait, on aura une communication plus fluide. J’ai l’impression de communiquer par pigeon-voyageur ou avec des tams-tams comme nos ancêtres! Je reçois aucune de tes émotions, les holomoji, ça va un temps!

-Tu le fais exprès ou quoi…J’ai pas implanto!!! Tu sais bien que nos parents n’ont jamais voulu!

– Ah, c’est vrai que vous êtes la version moderne des enfants de la cave: vous n’avez pas été implantées! J’oublie toujours!

Maya ne croyait pas si bien dire: Implanto était une technologie, supposément brevetée depuis le début des années 2010, qui n’avait finalement envahi le marché des bio-communications que 40 ans plus tard, après de nombreuses controverses sur ses utilisations confidentielles et non-éthiques. Mes parents avaient fait parti des nombreux manifestants qui se sont opposés à la sortie de l’implanto…

« Communiquez dés à présent par la pensée grâce à notre implant de dernière génération: de véritables polymères invisibles à l’oeil nu. Aucune douleur, Aucune gêne, même passagère. Nos outils parviennent à simuler la réalité virtuelle en jouant avec précision sur le code neuronale: Le monde de la télépathie non linguistique est enfin à vous! » était un de leurs nombreux slogans.

Ou encore: « Vous êtes une entreprise exigeante: proposez à vos collaborateurs une symbiose cerveau-machine quasi organique. Grâce à Brainlace et notre surcouche numérique issue d’une technologie de pointe, nous vous offrons la possibilité de recevoir et échanger d’énormes volumes d’informations à une vitesse encore jamais égalée. Devenez le professionnel de demain! »

Il y’en avait pour tous les goûts:  » Fini les cris, Faites vous comprendre, sans ouvrir la bouche! ». A l’attention de la ménagère de moins de 50 ans.

Cette firme avait révolutionné, en complémentarité de l’ ICO (l’Interface-cerveau-Ordinateur) technologie axée sur l’image, notre façon de communiquer, voire même de penser le langage, ou penser tout court pour certains. Les informations pouvait grâce à une quantité révolutionnaire de pixels et une stimulation magnétique transcranienne , s’ afficher dans le champs visuel de l’utilisateur, qui n’avait qu’à penser une commande pour qu’elle s’active, ou tout simplement communiquer, projeter une image, une photo, un souvenir.

Mes parents qui considéraient avoir assisté en leur temps à la zombification de la société avec les portables, rejetaient systématiquement toutes nos approches, même les plus subtiles, pour nous faire implanter.

-Ta famille et toi, prévoyez de quitter l’époque médiévale un jour? Rajouta Maya, Et sinon, Trend’Art, c’est comment? L’un des derniers magazines sur papier glacé…C’est aussi chic qu’on le dit? Il parait que les rédac’ en chef, tapent sur d’antiques machines à écrire sans traitement de texte, qu’ils roulent ensuite en papyrus…Tu dois carrément t’y plaire en fait!

-Non, n’exagérons pas non plus. J’ai vu des systèmes de projection holographique si sophistiqués que tu ne les approcheras pas avant tes dix prochaines vies. Des bijoux de technologie, un truc de malade…même si pour l’instant, j’ai pas vu grand-chose de plus. On est actuellement en formation dans un local à part. Sur le site, mais à part!

Je partis alors dans des explications un peu plus poussées sur mes impressions des deux dernières journées, et sur mon appréhension quant à mon adaptabilité en tant que non-implantée.

Au delà de ses piques acerbes, Maya était un trésor d’objectivité qui m’aidait depuis toujours à me remettre en cause.

-Sérieux, il faudrait te décoincer, ou alors y aller après avoir descendu toute la weed d’Oksana. Il faudrait une version de toi plus ouverte, décontractée, en fait. Sinon, tu passeras à côté de ce que tu dois vivre.

-Donc une version de moi qui serait pas moi, quoi!

– Disons plutôt: un peu moins de toi, et un peu plus de ce qu’ils veulent….moitié-moitié!

Plus tard, en raccrochant, je commençais à réfléchir à l’idée d’Alter-ego que m’avais soufflé Maya en m’encourageant à vivre cette expérience comme une excursion au-delà de mes limites et à sortir de ma zone de confort. L’idée se mit à faire tranquillement son chemin.

Au bout des deux semaines de formation, mon contrat fut validée et je pus enfin rejoindre officiellement le programme des jeunes créatifs de demain , le JCD. Je pénétrai dans la salle de rédaction comme dans un sanctuaire sacré, le front solonnel et le pas grave. Peut-être même l’œil vaguement humide.

Les escaliers que je montai pour la première fois dans l’indifférence générale, symbolisaient déjà dans mon esprit, ma future ascension vers la gloire.

Après une brève présentation des lieux et rédacteurs présents au bureau, nous nous vîmes attribuer nos binômes respectifs.

Par mimétisme, je levais à peine les yeux du bureau que je partageais avec le taiseux Roch Laroche, qui ne me décocha pas un seul regard.

Il activait laconiquement les commandes de son interface ICO,sans me prêter la moindre attention. Lorsqu’il me tendit sa tasse à café vide, je la saisis avec un tel empressement que je faillis tomber en avant, sans que la tasse j’avais alors fébrilement, religieusement, bloqué entre mes deux mains jointes, n’en souffre nullement.

Joli reflexe, nota Roch.

A mon retour, il entreprit de me parler, non de l’article sur lequel il travaillait seul alors que nous étions supposés collaborer, mais de cette tasse qu’il avait chiné en marge d’un reportage lors un festival de jazz dans le sud de la France.

J’étais plus soul qu’une barrique. Je sais même plus comment j’ai remarqué cette hideuse relique entre les brumes des vapeurs d’alcool. Mais elle semblait m’attendre depuis toujours. Je crois que j’ai réussi malgré tout à atteindre mon hôtel sans encombre parce que j’essayais comme toi, tout à l’heure, de ne pas la casser. Ça a été pendant les quinze minutes du trajet, le but ultime de ma vie, je crois.

Je ne sus pas trop quoi répondre, mais nos échanges devaient à la longue m’apprendre que Roch avait pour interlocuteur privilégié Roch.

Chaque stagiaire du programme JCD avait été attribué à un journaliste confirmé de la rédaction. Le terme attribution semblait le plus adapté à notre situation d’apprentissage tant nous nous sentions mis à la corvéable disposition de nos mentors.

Certains étaient, cependant, mieux lotis que d’autres. Comme Michal, qui supportait pourtant très difficilement le parfum capiteux de Sofia Kolza. Tout comme ses grands gestes emphatiques, ses remarques mi-acerbes, mi-flatteuses qui recouvraient le moindre compliment d’un voile poisseux et amer.

Il n’en laissait rien paraitre et mettait studieusement à profit ses nombreuses années de formation informelle dans une compagnie théatrale de quartier. Sofia était persuadée qu’il l’adorait.

Maguy, à l’inverse, vènerait réellement sa tutrice qui le lui rendait bien mal, au point d’en avoir fait son souffre-douleur.

Il convenait de préciser que Domi-la-Diva, sa tutrice était une sommité dans le monde de la mode. Ancienne mannequin, mariée 3 fois, à un écrivain mi-raté dont elle restait l’éternelle muse, à un footballeur comme toute belle femme qui se respecte, et enfin à un rockeur qui avait l’âge de sa fille ainée. La cougar accomplie.

Elle s’était reconvertie dans l’écriture, et ayant écrit deux best-sellers sur les prouesses et faiblesses sexuelles de ses innombrables et célèbres amant(e)s, avait après une courte incursion dans le monde de la chansonnette poussive, été repêchée de la boisson, par une «amiamante », qui l’avait imposé dans cette rédaction.

La douce Maguy rappelait à la grande Domi Saint-James, Domi-la-Diva, une jeunesse gracile, tout en souplesse et légèreté, qui lui échappait inexorablement en dépit des remarquables progrès de la médecine esthétique.

Et qu’en était-il de Roquette?

Nul ne le savait. Nul ne l’avait croisé. Nul n’en avait plus jamais entendu parler depuis la fin de la période de formation et Jacqueline, employée volante, avait été appelée sur une autre session dans un autre site. Roquette avait été catapulté dans l’oubli.

J’avais, de mon côté, pris l’habitude de porter depuis deux semaines les repas de la pause-dej’ et le café à Roch, mon formateur en binôme, lorsque je compris enfin qu’il ne me commissionnait pas pour gagner du temps ou s’épargner une tâche peu agréable. Ou encore tester son nouveau pouvoir de toute-puissance sur ma petite personne. Dés que je lui montais sa livraison, il laissait pendant plusieurs dizaines de minutes son bureau vide, et son repas finissait à la poubelle. A ces occasions, Roch sortait des toilettes en se frottant vigoureusement le nez, qu’il essuyait ensuite de sa manche.

Je n’aurai jamais fait le lien entre ces disparitions-apparitions et l’exubérance qu’elles entrainaient ensuite chez lui, créant une véritable rupture avec sa caractéristique apathie, sans les nombreux bruits de couloirs et ragots qu’elles alimentaient au sein de la rédaction.

Naïve, je compris, plusieurs jours après mes camarades, ce que tous avaient saisi au premier coup d’œil en direction de Roch, et je le vécus comme un affront personnel : la farine dont il était question dans toutes leurs conversations, ne servait ni à faire des cupcakes, ni des muffins, ni des gâteaux, ni même un pain basique à peine bio, mais bel et bien une addiction dont Roch ne se cachait pas. J’avais été aveuglée par ma servile déférence, et mon pathétique manque de confiance en moi!

Le jour de cet aletheia tardif, je refusais, piquée au vif, de me plier à la corvée quotidienne :

Vous irez dorénavant seul prendre vos plateaux-repas, lui lancai-je, plus agressivement que je ne l’aurai voulu

Ah bon, déjà? …autrefois, la période de prise de poste et déstabilisation des stagiaires, s’étalaient sur des mois. T’as mangé une lionne couvant ses petits ce matin…Ou alors t’es en zone rouge, peut-être?

Vous avez deux pieds , deux jambes! Et même un nez je crois, vous irez seul à présent.

Ok. C’est pas un problème d’humeur mais d’humour. Donc un mal incurable. I’m out.

Au sens propre, rajouta t-il en prenant sa veste et les clopes posés sur son inamovible pile de documents empilés, ne servant strictement à rien d’autre qu’à donner l’illusion d’une suractivé feinte.

Michal passa me récupérer quelques minutes plus tard, et m’emmena déjeuner au bistrot gastronomique d’en face. Il mettait un point d’honneur à fréquenter exclusivement les mêmes lieux que nos binômes et supérieurs hiérarchiques, même si son indemnisation de stage y passait en une semaine.

Je t’invite, me dit-il, nous devons impérativement nous montrer dans les lieux où ils se trouvent. C’est scientifiquement prouvé : plus ils nous verront dans les mêmes lieux qu’eux, plus ils s’habitueront à nous et plus vite nous serons intégrés comme étant des leurs.

Ah ouais…scientifiquement prouvé par qui au juste?

T’inquiète, le cerveau humain fonctionne ainsi. Au fait, il se dit que t’as enfin compris pour…

Ouais, je ne verrai plus jamais un paquet de farine de la même manière.

Nous éclatâmes de rire, en même temps.

Il ne faut même pas qu’il imagine me transmettre ses skills sur ce plan. Sérieux, il pourrait pas être bio comme la majeure partie des gens que je connais et fumer de la weed local…circuits-courts quoi. Sa blanche a dû faire 100 fois le tour de je-sais-pas-où…Y compris en voyageant par le canal d’un orifice humain peu ragoutant, et étant ensuite coupé avec n’importe quelle merde, avant d’atterrir dans ses furieux naseaux de bélier…

Ahaha…Naseaux de bélier…J’avoue, il a un nez glouton. Mais arrête d’en parler, steup, car on va le croiser et je voudrais pas…

Quoi, lui rire au nez

Nous rîmes de plus belle, bras dessus, bras dessous. Michal riait toujours quelque octaves plus haut et plus longtemps que moi, afin d’être remarqué dans l’interminable file d’attente de ce bistrot plein à craquer.

Nous dûmes attendre quarante minutes au total: vingt sur le trottoir, puis vingt à l’intérieur. L’hôtesse finit par croiser avec soulagement nos regards appuyés qu’elle évitait jusqu’ici, en nous indiquant deux places libres près du comptoir. Michal hocha négativement la tête en me tenant fermement par le poignet. Il avait repéré Roch, qu’il pointa du doigt, signifiantà la serveuse que nous étions tous ensemble. Cette dernière nous y installa aussitôt.

Saluuuuut, gloussa Michal à l’attention de Roch, bon appétit. Ça m’a l’air pas mal tout ça!

Kora n’avait pas du tout envie de parler boulot à l’heure du déjeuner. Être vue par l’équipe ne lui posait pas de problème dès lors qu’elle n’avait pas à les voir de son côté. Elle ne voulait pas se forcer à être spirituelle, placer le bon mot au bon moment, rire à des blagues qu’elle ne comprenait pas ou s’intéresser à des anecdotes dont elle n’avait cure. Elle décida de ne prêter attention qu’au steak végétarien qu’elle venait de commander, en écoutant distraitement la conversation de Michal et Roch.

Le rire guttural qui emplit la salle la fit un moment lever la tête. Elle n’avait jamais vu Roch si jovial. Il écoutait Michal, avec un intérêt non feint, le buste tourné vers lui, tête légèrement inclinée. Michal déployait les talents de socialite que nous avions pu déjà apprécier en formation. Rien ne lui résistait, il aurait pu faire parler un mur s’il l’avait voulu, ce dernier aurait trouvé , en retour, un moyen de lui répondre. Je me joins finalement à leur échange, par curiosité: sous leur anodin babillage, les deux flirtaient ouvertement, sans se soucier de moi.

Au moment de récupérer l’addition, en tête à tête avec Michal, je ne pus m’empêcher de lui rappeler l’existence de sa copine, Alice.

-T’inquiètes, nous sommes un couple ouvert. On a déjà prévu de se marier dans 5 ans et d’avoir au moins 3 enfants et un pavillon en banlieue, la totale. D’ici là, nous vivons en hédonistes sans nous priver de quoi que ce soit. Esprit libre, tu vois le délire…Et puis Roch est trop chou. Quitte à se sacrifier pour la bonne cause sur l’autel de la promotion canapé, je préfère que ce soit avec un beau petit lot comme lui…

Je ne me sentis plus le droit de lui faire le moindre reproche après que la serveuse eut annoncé le montant débité de sa carte bleue :

147 euros, s’il vous plait.

Merci, lui soufflai-je, gênée.

-T’inquiète, c’est avec plaisir. Et maintenant, retournons au paradis des harpies.

Magguy était déjà, pauvre enfant, en train de charbonner. Elle profita d’un moment d’inattention de la Diva pour me glisser un post-it dans la poche. Le numéro de téléphone de Roquette, qu’elle avait réussi à obtenir aux ressources humaines.

Il n’y avait toujours aucune trace de Roquette, nulle part dans la boite Nous ne savions pas dans quel service elle avait été affectée. Maguy s’était vaguement renseignée, avec l’habituelle mollesse qu’on lui connaissait, mais non sans efficacité.

Elle ne marqua cependant pas la moindre volonté d’aller plus loin dans ses investigations ou de copier le numéro de Roquette, de son côté. La Diva mobilisait toute son énergie et attention, avec ses vagissements de nouveau-né sous acide.

Je me questionnais parfois sur cette nécessité absolue de considérer chaque mystère non résolu comme une requête subliminale de l’univers à mon attention. Je n’appréciais pas vraiment la compagnie de Roquette mais je l’avais prise sous mon aile pendant la formation et je voulais savoir ce qu’elle était devenue.

Michal, tout à sa nouvelle conquête, s’en foutait.

Où était Roquette? J’étais bien la seule à m’en soucier.

Je ressentis le besoin, dans les semaines qui suivirent la prise de poste d’avoir un peu plus d’autonomie dans mes fonctions. Et puisque je ne pouvais y prétendre au bureau, je décidai de mettre à profit les remarques et conseils de Maya sur la nécessité d’incarner un personnage différent au travail, qui correspondrait davantage aux exigences du métier, non du point de vue des compétences, mais du tempérament. Et alors que je me penchai sur mon clavier pour faire la liste des qualités que j’avais déjà et celles qui me restait à acquérir, mes doigts se mirent à voler de touche en touche, et à créer le personnage de Bérénice, mon alter-ego imaginaire.

Bérénice était tout ce que je n’étais pas, et que je n’aurai pu être, même en m’y appliquant jour et nuit : encore plus cassante que toutes les langues de vipères du bureau réunies, miss crotale en personne. J’empruntais deux ou trois traits de caractère de Michal, tout en m’inspirant des crachats de feu de Jacqueline, notre ancienne formatrice.

Je n’éprouvais absolument aucun scrupule à accentuer les défauts de l’un et caricaturer les expressions de l’autre afin de donner vie à un personnage sur lequel moi seule, en demiurge absolu de la page blanche, avait autorité. Je m’enivrai au fil des jours de cette totale liberté de création en laissant Bérénice faire les pires cabrioles et improbables audaces, au gré de mon inspiration. Nous étions puissantes.

Rassemblant mon fragile courage à deux mains, et en m’appuyant sur l’irrésistible assurance de Bérénice, personnage plus vraie que nature, je déposai mon essai sur le bureau de Roch. Bien en évidence.

Son entrée fut fracassante!

« Ne me demandez pas pourquoi ma brillantissime créatrice se cache derrière mon ego-surmesure, taillé à la hauteur d’ambitions que ne limite pas l’esprit humain, si étroitement cartésien…je n’ai jamais compris.

Je ne suis jamais à court d’idées. J’adore parler, surtout de moi, sujet passionnant et inépuisable. Je suis loquace, dit-on. Cocasse, dites-vous… peut-être à mes dépens alors. On ne blague jamais avec une carriériste dont les dents menacent à tout moment de perforer un fragile plancher. Cette volubilité rencontre cependant parfois certains obstacles.

La première fois que j’ai été confrontée à une page blanche, on m’avait assigné l’ingrate tâche de répondre aux lourdes questions existentielles portant sur les désordres capillaires de ménagères qui promènent leurs grosses cuisses moulées dans des caleçons aux fleurs encore plus grosses dans les rayons vides de supermarchés perdus en zone péri-urbaine, en poussant des caddies surchargés de douteux produits industriels.

Or, il existe une faille spatio- temporelle dans ces contrées sauvages, dont le difficile accès nécessite peut-être un passeport ou au moins un visa, et dans lesquels les méandres de mon imagination, tout comme l’eau courante, les bars branchés et le bon goût ne s’aventurent jamais.

Slalomer lascivement entre les bureaux de la salle de rédaction, juchée sur des talons de 12, une redoutable arme que je ne dégaine tel un sniper qu’en cas de menace imminente, préférant en général le confort pantouflard de ceux de 10, relève du grand art.

Mais utiliser cet art consumé pour contourner des missions aussi ingrates que découvrir toutes les fonctionnalités de la machine à café, est un chef d’œuvre assumé, signé et breveté.

Je n’ai cure du cliquetis rageux sur leur clavier lorsque je passe avec la nonchalance du black mamba, près de leurs trop larges bureaux, disposés en hostiles tranchées au sein de l’open space. Et au-dessus leurs mines renfrognées, aux naseaux dilatés desquels émane parfois la même fumée que celle d’antiques dragons.

Mon autre arme infaillible est le 30cm. De tissu.

Demandez-leur donc pourquoi elles ne me réquisitionnent plus, pour aller chercher, toutes les deux minutes l’encas qu’elle pourrait se faire livrer par capsule autonome….La petite jupe japonisante noire.

Pourquoi se sont -elle mise à aller prendre toute seules, leurs cafés, comme les grandes filles qu’elles n’ ont jamais cessé d’être….la petite jupe en latex rouge.

Suis-je jolie?

Tiens, je ne me suis jamais posée la question : ce sera à vous d’ en décider. Et que vous en conveniez ou non, ça ne change rien au chemin que je suis bien décidé à tracer, du haut de mes interminables jambes que vous adorerez détester, dans votre salle de rédaction.

Je suis Bérénice, dite Berenayece et je décline toute responsabilité de l’horripilante représentation que l’imagination débridée de ma créatrice vous donnera de moi.

Autrement dit, je suis en roue libre préparez-vous à tous les excès.

Bérénice

QUI A POSE CETTE DAUBE SUR MON BUREAU!!!!!, hurla Roch, de l’autre bout de la pièce.

J’accourrai auprès de lui. Je m’étais naïvement refugiée à la machine à café, attendant le moment fatidique où il aurait posé les yeux sur l’irrésistible Bérénice. Sur mon texte.

En fait, notre entrée se fracassa nette sur les premières marches de l’autel du succès : elle atterrit dans la corbeille à papier de Roch, qui me réprimanda pour mon manque d’attention.

Je te prierai d’être plus vigilante, à l’avenir. Ne laisse plus personne s’approcher de mon bureau. Qui sait ce qu’une personne capable de pondre un tel torchon, a pu laisser comme autre merde sur notre bureau. Oui, ma chère « Notre » bureau! Tu en es donc à présent, aussi responsable que moi….On devrait bruler ce papier…non, mais qui utilise encore du papier, ces nids à bactéries et microbes de nos jours. Pas du tout écolo en plus! Pfff!

Je rentrai chez moi complétement dépitée, sans me douter que la journée pouvait être pire qu’elle ne l’avait été jusqu’ici.

Skye, ma petite sœur qui rencontrait un succès commercial croissant, sur la métasphère tout en étant major de sa promotion au lycée avec une année d’avance, avait envahi le salon, y déversant sa bruyante et délurée équipe de captation holographique en live. Les éclairages surchauffaient la pièce, tandis que les équipements et techniciens l’encombraient sans égard pour ceux qui vivaient sur ces lieux. Le salon donnait sur une cuisine américaine et un patio verdoyant, dans lequel j’aimais me reposer lorsque l’univers entier me renvoyait à mon infinitésimal insignifiance. Mais il était impossible d’y accéder.

Skye, …Eh oh Skye…. » tentai-je de l’interpeller en vain, alors qu’elle ébrouait de dos, sa longue chevelure brune dont les extrémités balayaient le bas du dos. La séance de divination virtuelle de Skye, allait commencer.

J’avais d’abord regardé d’un air assez dubitatif les supposées qualités extra-lucides de ma sœur. Les prédictions de Skye s’avéraient être insuffisamment approximatives pour être considérées comme fausses. Se pouvait-il qu’elle ait en effet hérité d’un réel pouvoir de divination?

Notre bisaïeule recevait des visites des quatre coins du pays, de femmes éplorées souhaitant connaitre la durée des escapades infidèles de leurs époux ou d’aventuriers désargentés, curieux de découvrir les secteurs futurs les plus porteurs.

Et puis, il y eut cette frêle jeune fille au poil rare, et dont la prédiction fut sa place sur la première marche d’un podium olympique, une médaille en or autour du cou. Aussi à l’aise sous le crépitement des flashs et le brouhaha des journalistes, qu’elle n’était embarrassée avec son propre corps au moment de la prédiction.

Ah bon, lui avait répondu Shauna (c’était son prénom). Vous êtes certaine qu’il s’agit bien de moi?

Mais oui, vous dis-je, avait retorqué Skye, ne cherchant pas à masquer son agacement. Ils ont dit que vous étiez la plus rapide sur le 100m. Et parlez de moi lors de l’interview surtout. Je ne vous ai pas « vu » parler de moi, ce qui est assez ingrat. Parlez de moi!

Ah bon, moi, une sportive de haut niveau? Mais j’ai une scoliose et un genou droit dont les ligaments sont….

Skye coupa la communication holographique, en levant les yeux au ciel, d’impatience.

Quelques temps plus tard, une nouvelle discipline apparut sur métanet, l’internet quantique. Les adolescents en raffolaient, les adulescents encore plus et les challenges se multipliaient. Les parents dont le cœur s’arrêtait de battre quand leurs enfants enfourchaient les trottinettes lévitantes qui avaient multiplié le nombre d’accidents, parfois mortels, avaient retrouvé un rythme cardiaque à peu près normal grâce au Slowtrott.

Des clubs sportifs de Slowtrott se mirent à pulluler dans toutes les villes de la région. Une licence de slowtrott avec classement des meilleurs joueurs du pays précéda de peu l’apparition de cette discipline aux championnats du monde, puis aux jeux Olympiques. Déjà, les plus grandes nations se disputaient les meilleurs joueurs au classement mondial.

Shauna Bonsitte les surpassait tous, survolant les épreuves avec une patience acharnée de tortue sous acide. Elle multiplia les apparitions télé, suite à sa médaille d’or aux J.O.

La prédiction de Skye s’était réalisée: elle était en effet la plus rapide des athlètes de la discipline la plus lente des J.O de cette Edition. Le Slow-trot (la bonne orthographe) consistait à réaliser une certaine distance à pied joint sur une trottinette mécanique, avec comme seule force de propulsion de légers à-coups en fléchissant les genoux (définition de Shauna).

Lors d’une de ses interviews depuis le salon virtuel d’où les usagers pouvaient s’essayer à la pratique, une journaliste de l’édition régionale de Spot-intervision 27 présentant Shauna Bonsitte comme un jeune prodige de 15 ans. Elle lui demanda, avec le plus grand sérieux, quelles étaient les qualités requises pour atteindre un tel niveau d’excellence dans la gestion de la lenteur :

C’est un sport qui demande beaucoup de concentration et de détermination, vous savez. Parfois sur ma trottinette- qui est mécanique comme vous le savez, donc à l’ancienne hein- ben, quand il me reste encore 50m à parcourir, je pense à ma liste de courses. Ça fait passer le temps plus vite. Je vous présente ma plus grande fan….

Skye, qui était comme moi devant l’écran suspendu, avait tendu l’oreille à ce moment-là, tandis qu’une femme courte, trapue et étrangement couverte, prenait place aux cotes de Shauna.

Voici ma mère, poursuivit Shauna, elle ne rate aucun de mes entrainements. Elle vient toujours avec sa boite à tricoter. Elle vient de finir son 3e lot d’écharpes en véritable laine de mouton, regardez moi ça, si c’est pas beau? On a pensé les labelliser, et en faire des produits dérivés Slow-Trot car un récent sondage a prouvé que le tricot était un peu au Slow-trot ce qu’est le pop-corn au cinéma. Du coup, ça serait bien que votre chaine…

Les américains font aujourd’hui du relais sur cette discipline, l’interrompit brusquement la présentatrice en lui retirant aussitôt le micro, Est-ce que vous pensez que la France et l’état fédéral de Parthes y viendront bientôt?

Pourquoi pas…Mais la difficulté est de trouver de très bons coéquipiers. J’avais commencé à m’entrainer avec une copine de lycée qui avait d’assez bonnes performances. Mais elle s’est faite attraper par la police après un vol à l’étalage, alors qu’elle s’enfuyait en slow-trottant. Elle aurait mieux fait de filer à pied.

Euh…merci, dit la journaliste, manifestement catastrophée par l’inattendue réponse de Shauna. On rends l’antenne.

Skye avait, ce jour-là, éteint rageusement l’écran holographique qui nous avait suivi de la cuisine à la salle à manger, où nous venions de nous poser.

Je le savais, cette bécasse n’a même pas parlé de moi. On m’y reprendra à vouloir aider les gens

-Aider, c’est vite dit. Elle t’a payé, lui rappelai-je. Je te signale que ton appli est tout sauf une entreprise philanthrope.

Tu te trompes. Je l’ai aidé, et on peut être philanthrope ET faire du profit. Mes tarifs sont très abordables pour ne pas dire solidaires.

Le dernier mot m’arracha un sourire. Le concept de solidarité chez ma sœur ne se dissociait pas de celui de buzz: une chaine la conduisant solidairement jusqu’aux sommets de la célébrité. Fine stratège, elle sût profiter de cette exposition médiatique pour gagner encore davantage en popularité, et engagea une équipe de bénévoles afin de gérer son image holographique sur les différentes plateformes métasphériques sur lesquelles elle présentait son offre, tout en y assurant des consultations en réalité augmentée.

Son activité avait très vite été monétisée grâce à la densité immédiate du Traffic, et ensuite accrue via certains placements de produits et contenus publicitaires judicieux. Les encarts invisibles, ceux qui étaient omniprésents et en filigrane dans toutes images holographiques étaient les plus couteux. Indétectable à l’œil et à l’oreille, ils avaient été conçus par une nouvelle branche du marketing, le marketing subliminal, et présentait l’avantage de répondre aux besoins des consommateurs ne supportant plus l’irruption intempestive de publicités ostentatoires dans leur quotidien, tout en anticipant les desideratas des annonceurs, dont la préoccupation première était de faire connaitre leurs produits. Même de façon subliminale.

Je soupçonnais Skye et son équipe d’avoir eu recours à ces pratiques que nos parents réprouvaient. Le cerveau était le nouvel eldorado de ce siècle et des études présentaient des taux de conversion 30 à 40% supérieure à la publicité classique, pour la publicité subliminale par suggestion cognitive: les zones du cerveau activés lors de cette transmission « silencieuse » retenait davantage, et plus longtemps, le message transmis.

Je n’étais, qui plus est, toujours pas convaincue des dons de divination de ma sœur, ni même de la véracité de ses prémonitions. Mais le fait est que les gens, eux, y croyaient.

Aussi, fus-je à peine surprise, l’indignation ayant pris le pas, d’entendre, le lendemain , à la machine à café, deux secrétaires de rédactions échanger autour de l’ holoplace de ma petite sœur. Des athlètes beaufs, des starlettes has-been, des gigolos sur le retour, passe encore, mais deux très sérieuses et prometteuses professionnelles d’un prestigieux média…Je le pris comme une offense toute personnelle.

Alors t’as réussi à avoir un rendez-vous avec SILN« Sky-is no-a-limit »?

Oui!!!!

Mais c’est pas possible, comment tu as fait? Je n’en ai pas avant trois mois….Chaque fois que je me connecte sur le métanet, et que j’essaie de me projeter dans l’holoplace de SILN, ça me propose des dates ultérieures, j’ai fini par renoncer à la possibilité de la rencontrer avant noël prochain!

Ben, c’est simple. J’ai essayé la nuit, pendant que tout le monde dort. Et j’ai essayé plusieurs fois, en comptant sur la vitesse de calcul du serveur pour avoir un rendez-vous plus proche à chaque tentative.

Pas bête! Je crois que je vais faire pareil! Ses prédictions sont trop top!!! Qui se soucie qu’ elles soient vraies? On s’interesse plus à ses cheveux!

– Ses cheveux sont déments, t’as vu les chignons d’inspiration rétro-nippone qu’elle se fait? J’adoooore

Toute cette affaire n’aurait pas du tout amusé nos parents, dont l’intransigeance n’était plus à démontrer.

Nous avions la chance d’avoir des parents, bien plus éveillés qu’ils n’étaient érudits. L’érudition correspond généralement au capital de connaissances atteint par une civilisation à un instant T, et auquel un individu a accès pour peu qu’il soit un peu curieux. Des siècles de civilisation et de progrès technologiques et scientifiques nous avaient amenés à un certain niveau d’érudition, affirmaient-ils. Un niveau encore jamais atteint, les dernières décennies ayant changé les rapports de l’homme à son environnement, à une vitesse vertigineuse sans retour possible en arrière.

La révolution numérique, grâce à l’avènement d’internet, et en particulier l’internet quantique, avaient rendu la consultation et le partage de communs de connaissances, accessible au plus grand nombre sur la planète, à une vitesse plutôt vertigineuse. Or, comme nos parents aimaient à le rappeler, l’érudition accessible n’était en rien l’état de connaissances réelles dont disposait le monde, puisqu’une partie d’entre elles étaient volontairement cachées à l’opinion publique.

Nos parents faisaient en effet partie de la catégorie grandissante de personnes, pensant que de nombreuses innovations scientifiques étaient passées directement des laboratoires de recherches à la sphère privée des cartels industrialo-militaires, sans transiter par la sphère publique. Raison pour laquelle le grand public, dindon de la farce, n’en avait jamais eu vent.

Mon père notamment affirmait que ces travaux étaient financés par des entreprises privées, qui les protégeaient jalousement grâce à une armée d’avocats zélés, aux cœurs secs et atrophiés, ainsi qu’une muraille infranchissable d’ opaques brevets et sombres licences de propriété. Mon père avait toujours eu un don pour les images dont la force évocatrice résidait dans la provocation.

Ces « égarements lucides » leur avaient néanmoins permis de pressentir le succès commercial de l’ Implanto bien avant sa mise sur le marché.

Nos parents avaient recoupé les signalements de nombreux lanceurs d’alerte entre les années 2000 et 2035, faisant état de phénomènes étranges, comme des sons intracrâniens qu’eux seuls entendaient. Une forme d’invasion auditive interne qui les emprisonnait dans une geôle invisible et que les médecins et psychiatres, souvent complices, diagnostiquaient volontairement comme de la schizophrénie.

Ces lanceurs d’alerte, traités alors comme des pestiférés et des malades, se disaient persécutés au quotidien par des voix les insultants, les rabaissant et se moquant d’eux, une méthode Coué inversée ayant pour but de les détruire psychiquement et les isoler socialement.

Il s’agissait presque de conditions de détention identiques à celles de prisonniers à ciel ouvert, entre coercition mentale et hypersurveillance continuelle. De nombreuses dénonciations de ces cybertortures, balayées par la censure et le discrédit qui sévissaient alors sur « les complotistes », et de multiples dossiers concernant des essais sur des cibles non-consensuelles, avaient parfois fuité, en dépit de la lourde omerta qui les entourait.

Ces phénomènes furent, peu à peu connus, suite à l’amoncellement de rapports alarmants qui atterrirent sur les bureaux de l’ONU, sous le terme générique de cybertorture. Le terme Cyber faisant référence non au numérique de l’époque, mais à l’ensemble des technologies convergentes, comme les biotechnologies, les neurosciences, les l’interface cerveau-machine en informatique, les sciences cognitives, qui annonçaient l’avènement de l’intelligence artificielle, mis au service de la torture.

Skye et moi avions souvent soupçonné nos parents d’avoir fait partie du lot des victimes tant leur répulsion à l’égard de cette technologie, l’Implanto, était épidermique.

Nous avions essayé de les faire parler de cette période, en vain.

Maman, tu sais comment c’était avant l’implanto? Est-ce qu’il y’a vraiment un rapport entre cette technologie et les gens qui disaient être victimes de torture cérébrale, à l’époque ?

C’était des cobayes, ma chérie. Ils étaient victimes pour la majeure partie d’entre eux, d’expériences médicales non-consensuelles comme celles dont votre professeur vous a parlé, sous l’Allemagne nazi.

Mais je ne comprends pas, c’était pas une période de guerre, en tout cas pas à Pax, pas Odysséa et certainement pas en France…

– Ce n’était pas une guerre formelle, mais une période de grande corruption, qui a entrainé une guerre larvée, souterraine. Des armes confidentielles et dangereuses circulaient dans les réseaux criminels. Ça allait du petit gang local au cartel organisé en empire, couverts par des politiciens véreux, policiers corrompus, médecins criminels, institutions dévoyées…Ces armes et ce système ont fait beaucoup de mal, détruit de nombreuses vies, parfois des familles entières.

Et toi maman, tu as été victime de ces criminels? toi ou papa…?

Oh tu sais, à un moment, le niveau de corruption était tel ici que nous avons tous été plus ou moins victimes de ce système. Victimes ou collaborateurs, pour certains. Les gens l’utilisaient pour se débarrasser de rivaux économiques. Des maris jaloux et trompés punissaient ainsi leurs femmes. On écartait n’importe quel libre-penseur de cette manière. Il n’y avait aucun contrôle. C’était une époque fasciste aux allures démocratiques…

Ca devait être difficile. J’arrive même pas à imaginer comment on a pu autoriser des gens à entrer dans l’esprit de quelqu’un sans son autorisation, alors qu’entrer dans une maison ou dans un corps sans y avoir été invité est condamné…c’est bizarre, je sais pas!

Ouais, c’est fou de se dire ça aujourd’hui où la moindre intrusion cérébrale nécessite des protocoles bien définies et un encadrement juridique, mais ça a été le cas à une époque. C’était un double instrument de torture : A la fois physique et mental, mais aussi institutionnel car les cibles qui s’en plaignaient étaient injustement enfermées. C’est pourquoi votre père et moi sommes très suspicieux quant à l’implanto. C’est pas si anodin que ça. Nous préférons préserver votre intégrité physique le plus longtemps possible.

Les informations que nous obtenions d’eux étaient parcellaires et lacunaires. Nous les complétions par ce qu’on nous enseignait à l’école, ou en marge. Nous apprîmes ainsi que de nombreux groupes d’activistes s’étaient organisés et avaient exigé des gouvernements mondiaux, une législation encadrant l’utilisation de ces neuro-armes, qu’elles soient acoustiques, électromagnétiques ou à énergie dirigée, afin de protéger la société civile de cette dangereuse criminalité souterraine.

Ce fut un immense scandale mêlant politiques, magistrats, institutions policière et militaires, qui poussa enfin les dirigeants mondiaux, sous la pression de citoyens sortis de leur léthargie, dans un inattendu etsalutaire sursaut démocratique, à enfin légiférer sur cette question et protéger, a minima, leurs populations.

Peu à peu les troubles « de santé mentale» des « cobayes humains » cessèrent. Cet arrêt coïncida, comme par le plus grand des hasards avec l’apparition « officielle » des premières technologies de neuro-communications, dont l’implanto était la dernière génération.

L’implanto, optimisé par la réalité augmentée et ses hologrammes, permettait la lecture de pensée de son interlocuteur. La communication était d’autant plus fluide, rapide et précise, que le message était pris à la source. Il est difficile de dire si cette percée technologique avait accompagné la transformation sociétale, ou crée les conditions de son émergence, mais le rapport à la communication en avaient été complétement bouleversé. Les gens n’avaient plus besoin d’ouvrir la bouche pour se parler, et pourtant les silences n’avaient jamais été aussi bruyants, voire cacophoniques.

Des ThinkShare, des réunions en distanciel ne reposant que sur des échanges cérébraux étaient organisés, en entreprise. Les professeurs, surtout dans le supérieur, privilégiaient de plus en plus ce mode d’interactions avec leurs élèves, sur le principe du savoir augmentée et téléchargeables des benesciencias.

Des conférences, appelés Forums de pensées, s’organisaient via plateforme holographique, comme jadis se tenaient des réunions tupperware de vente pyramidale dans les salons.

On pouvait désactiver la fonction Implanto, mais la plupart des gens, comme pour l’Iphone jadis et sa tyrannie de l’image, ne le faisaient jamais.

Qui eut cru que le son serait aussi addictif que l’image ? Les gens prirent l’habitude d’être très vite, toujours en lien. Certains oubliaient même d’éteindre leur implanto avant d’aller dormir. Ce qui favorisa l’apparition de certains troubles du sommeil, et du langage.

Il est vrai que l’implanto avait été un progrès technologique sans précèdent, et dont la portée équivalait au moins à celle de l’invention de l’écriture à une époque, puis de l’imprimerie, à une autre.

Au-delà du langage, et du lien que celui-ci entretenait avec la cognition et la communication, la société s’était elle aussi repensée, et réinventée au prisme de cette innovation. Il n’existait quasiment plus, grâce à la fulgurance des calculs de conversion, de barrière de la langue. Y compris pour les sourds-muets, le langage des signes étant tombé en désuétude.

Et bien que ce soit une technologie très encadrée, avec une haute sécurité cryptoquantique contre toute forme de biohacking, et que les intrusions non autorisées de la pensée étaient aussi lourdement sanctionnées que des viols, nos parents auraient préféré mourir immédiatement foudroyés plutôt que de céder à la pression sociétale autour de l’Implanto.

Les bureaux de Trend’Art n’échappait pas à la règle, et la plupart des réunions, par souci d’économie et de temps, se tenait sur les habituelles plateformes holographiques, compatibles avec l’ implanto. Aussi, en tant que non-implantée dans le monde de l’entreprise, j’avais parfois l’impression d’être dans une situation de handicap encore plus grande que ne l’aurait été un sourd-muet au siècle dernier.

Je n’étais informée qu’en dernier, lorsque l’information apparaissait sur les autres supports de communication interne, du rendu des réunions dont mon étage était malheureusement féru : la réunionite diarrhéique. Le mal contagieux du siècle!

Je m’agrippais parfois, avec un désespoir non feint à la manche de Michal, qui détachait un à un, mes doigts de leur étreinte crispé afin de regagner la vaporeuse nébuleuse mentale de leurs échanges cérébraux. Je ne détestais jamais autant mes parents que dans ces moments-là!

Un jour, je décidai de mettre à profit mon éviction sociale afin de prendre des nouvelles de Roquette, supposément exilée à l’aile ouest du bâtiment voisin : -« Au 5éme, dernière porte en partant de la droite » me précisa-t-on enfin, au 3é bureau que je venais d’inspecter.

Dans le sombre bureau des affaires générales que je pénétrai précautionneusement, je ne vis qu’une montagne de fournitures de bureaux, ne cadrant pas avec l’idée que je me faisais de ce titre pompeux. « Affaires générales », à défaut de l’agent 007 version fashion week, un ersatz même lointain de Carrie Wells de FBI-portés-disparus, était au moins attendue.

Au lieu de ça, une dame sans âge, grise comme les murs dont son profil se détachait à peine, m’indiqua sans prendre la peine de me regarder que Roquette n’était pas là, et qu’elle était détachée auprès d’une entreprise partenaire, DOLEO.

Vous n’avez qu’à la contacter via implanto, c’est bien votre truc à vous les jeunes, non….Ah suis-je bête, la pauvre enfant a une malformation qui empêche l’implantation. Ben faudra utiliser le bon vieux téléphone, ma petite. Ahaha, vous devez pas savoir de quoi je parle!

De toute façon, je ne comptais pas faire autrement, je suis pas implantée non plus.

Cette-fois, la dame leva la tête, pantoise et admirative :

Par choix?

Plutôt celui de mes parents.

Je vais vous dire, mon enfant : ils vous ont fait le plus beaux des cadeaux. Ils ont bien raison, vos parents.

Tout à coup, elle avait cessé d’être suroccupée par sa méticuleuse gestion comptable et semblait toute disposée à converser au milieu de son capharnaüm d’objets hétéroclites.

Ok, désolée de vous avoir dérangé, madame, je vais l’appeler, me hâtai-je de dire, en reculant vers la sortie à grande enjambée.

Je gagnai l’ascenseur au plus vite, en composant le numéro de Roquette que j’avais obtenu au bureau précédent. Elle ne répondit pas, mais m’envoya aussitôt un message.

« Hello biquette, j’ai reconnu ton profil. Je suis pas sur le site de Trend’Art. Je suis chez DOLEO, mais chut, c’est top-secret. N’en parle à personne. Je serai demain au bureau. On dejeune ensemble si tu veux, mais sans personne, juste toi et moi. J’ai quelques conseils d’ordre privé à te demander. Bises. »

Je lui répondis à l’affirmative, soulagée. Elle respirait. Nous avions beau ne pas avoir spécialement d’atomes crochus, j’avais besoin de savoir que la vie pulsait encore sous ses veines, et qu’elle était là, quelque part sur terre, à débiter ses habituelles conneries. Je me tenais d’ailleurs prête à les entendre stoïquement demain, puisque j’avais cherché moi-même, sans que quiconque ne me commissionne, à avoir de ses nouvelles. Je me gardai bien d’en parler à Michal qui m’aurait tué pour nous avoir rappelé à son bon souvenir.

Une large vitre donnait sur le côté droit de la porte métallique de l’ascenceur. Au delà de la vitre, l’aile opposé du batiment circulaire offrait une vue à la symétrie parfaite. Mon oeil, alors que je tournai la tête, fût attiré par le mouvement ondoyant de ce qui semblait être une large banderolle. Je déchiffrai à la volée les mots en immenses lettres capitales rouges sur fond blanc, « NOUS T’AIMONS ». Lorsque je ramenais mon visage vers la vitre, la fenêtre que j’avais cru voir grande ouverte, était close. La banderolle qui n’aurait pu être repliée en un si court laps de temps même à toute vitesse, avait complétement disparu. Aucune trace de vie en face. Pas le moindre mouvement. J’eus longtemps le sentiment étrange d’avoir assisté à quelque chose de bizarrre, mais sans preuve tangible comme un enregistrement visuel permettant un retour en arrière, il m’était impossible d’affirmer ou non, avoir halluciné.

Le lendemain, je rejoins Roquette sur le parvis de la place, et nous choisîmes par précaution de déjeuner dans un bistrot situé dans un arrondissement mitoyen afin de réduire les risques de croiser un membre du bureau. Nous fumes à peine installées qu’ elle me saisit les mains, et me remercia avec une emphase qui me mit un peu mal à l’aise.

Tu ne sais pas à quel point ça m’a touché que tu prennes de mes nouvelles. Surtout que nous n’avions pas accroché tant que ça. Je te remercie, ça me fait un bien fou de sortir un peu de tout ça…de voir des amies…je peux bien dire qu’on est amies, non ? J’oserai pas avec Michal, mais avec toi, c’est différent. Y’a qu’une amie qui se soucierai d’une autre comme tu l’as fait pour moi, pas vrai?

C’est rien ! Je m’inquiétais de pas te voir parmi nous, c’est normal. Je pense que tu en aurais fait autant…Dis moi, je vais te poser une question un peu curieuse mais est-ce que des gens ont l’habitude de déployer des banderoles depuis les fenêtres du dernier étage de l’aile droite du batiment en U, des gens comme des activistes ou manifestants par exemple?

– Ca m’étonnerait! Cette aile est condamnée depuis plusieurs mois et les fenêtres sont definitivement scellées, dans l’attente de travaux de démolition. Pourquoi?

Je n’insistai pas, bien que trés intriguée: Roquette ne pouvait m’apporter aucune réponse. Je recentrai donc notre échange sur elle.

– C’ est sans importance, oublie! Mais alors ,du coup, pourquoi t’es pas restée avec nous , au sein de la rédaction? Ca t’intéressait plus ?

Loin de là. J’aurai adoré, mais on m’a jugé plus utile ailleurs, sur une autre mission…

Aux affaires générales ????? Tu ne t’es quand même pas tapé toute cette sélection drastique, et une formation pour aller classer des fournitures dans un bureau à la limité de la vétusté, exilé au fin fond du monde…J’ai traversé tellement de couloirs que j’étais même plus certaine d’être à Odysséa, en y arrivant. Ca te plait, vraiment ? Tu ne dois pas te laisser discriminer, tu le sais…je t’aiderai si c’est le cas! il existe des outils pour comb….

Ce n’est pas de la discrimination, mais une couverture…pour un programme expérimental et inclusif, au contraire!

Roquette avait baissé la voix, et la tête dans la foulée. Elle parlait à quelques centimètres de la table, à immédiate proximité de son plat de pâtes au saumon. Puis me faisant signe de me rapprocher, elle ajouta :

Ca doit rester entre toi et moi, mais on m’a confié une mission de la plus grande importance. C’est la raison pour laquelle je fais de fréquents allers-retours entre Trend’Art et Maison Doleo. Techniquement, je n’ai pas le droit d’en parler, mais si tu me poses des questions et que j’y réponde à l’affirmative ou la négative, ce n’est pas comme si j’avais trahis mon informelle fiche de poste. Si tu vois ce que je veux dire!

Ok, répondis-je, tout à coup mobilisée vers ce nouveau challenge qui piquait ma curiosité, allons-y…alors, est ce que tu dois rapprocher Trend’Art et Maison Doleo qui sont deux entités rivales ?

Roquette hocha la tête entre deux bouchées pleines. Je poursuivais :

Maison Doleo couvre les défilés, les fashions week, l’actu des stylistes, photographes et mannequins, bref le monde de la mode….alors que Trend’Art est un magazine plus généraliste. Est-ce qu’il ne s’agirait pas d’une collaboration pour avoir ces deux aspects du métier, en un seul ?

Roquette hocha la tête, manquant de s’étouffer. Je lui servis un verre d’eau, qu’elle but aussitôt. Je continuai sur ma lancée :

Cette collaboration doit etre secrète ? Mais pourquoi ? Ca en revanche, je ne comprends pas trop pourquoi…

Roquette m’interrompis impatiemment :

Elle doit rester secrète parce qu’elle est encore expérimentale. Ma mission, superviser l’entrée d’un investisseur, est un prétexte en quelque sorte. L’avancée est ailleurs et elle concerne les personnes comme moi, et comme toi aussi d’ailleurs, les non-implantées…Tu sais qu’on nous voit, comme des handicapées. C’est un peu « touchy », tu vois….Mais en revanche si ça fonctionne, à terme, y’a pas meilleure…

Elle suspendit sa phrase pour ne pas complétement trahir la probable clause de confidentialité de son contrat.

…Y’a pas meilleure PUBLICITE !!!, complétai-je triomphalement.

Chut, pas si fort, me réprimanda-t-elle avec désapprobation, tu veux pas un haut-parleur non plus ?

Oups, désolée. Je comprends mieux à présent pourquoi tu ne voulais pas que ça se sache pour l’instant, mais du coup, pourquoi t’ont-ils choisi, spécifiquement « toi » ?

Roquette fronça les sourcils, mi suspicieuse, mi vexée…

Comment ça, moi ?! Et pourquoi pas moi? Hum…je ne comprends pas bien le sens de ta question!

Non, je voulais juste mieux comprendre le contenu de tes missions. Désolée.

Ma réponse la rassura :

Ah ok, ben en fait, je suis détachée auprès de Fabrizzio Di Mattei….

Carrément ? L’héritier de Maison Doleo ?

Oui, ils ont préféré me confier cette mission pour des raisons qui leur sont propres. Moi, je fais juste ce que j’ai à faire, sans me poser de questions. Je vais aux réunions, je fais des comptes-rendus que je transmets à Mr Di Mattei.

Et tu l’as déjà rencontré ?

Oui, une fois. Mais il n’est jamais là, tu sais. C’est pourquoi je le remplace aux réunions. Je suis un peu ses yeux et ses oreilles…Ce qui est assez cocasse quand on sait que je n’ai pas implanto.

Oui, bon, moi non plus. On en meurt pas….hein! La preuve!

Roquette me regarda avec la plus grande commisération et prit mes mains dans les siennes.

Je sais. C’est pourquoi nous sommes si proches. Notre handicap nous rapproche.

Je ne relevai même pas la remarque, sur l’ instant. Mais plus tard, dans la journée, je la retournai dans tous les sens, sentant qu’un requin était planqué quelque part sous un gravier. Quelque chose ne collait pas.

Pourquoi Roquette, une jeune femme très sympathique, mais dont l’absence de vivacité d’esprit était connue de tous, se tenait-elle à la table de si importantes négociations, en représentant le numéro 1 de Maison Doleo, qui plus est ?

Ils ne pouvaient ignorer le fait qu’elle ne soit pas implantée, et donc dans l’incapacité de participer complétement aux réunions…ce qui était aussi mon cas, du reste ! Se pourrait-il qu’elle ait été choisie spécifiquement pour ces traits distinctifs, dans un but autre que la démarche inclusive annoncée ?

Je rentrai directement à la maison, en déclinant la proposition de Michal et Alice, de passer un moment en terrasse. Roch s’était littéralement collé à eux, et il m’avait semblé avoir perçu un bref éclair rageur dans le regard de la douce Alice.

Une fois rentrée, je ne pris même pas la peine de passer par le salon, toujours occupé par les équipes survoltées de Skye, et me dirigeai tout droit dans ma chambre.

Mais comment s’organisaient Baissé, Doris et Oksana, les employées de Mama-Zen pour circuler dans tout ce foutoir. Je réalisai d’ailleurs que cela faisait un moment que je n’en avais croisé aucune, et que le bac à linge sale ne se désemplissait plus dans la salle de bain.

Je regardai mon téléphone : aucun message. Personne ne pensait à moi. Par un automatisme relevant quasiment du fétichisme régressif, j’écoutai un ancien message laissé par nos parents, il y’a quelques jours, quelques semaines ou quelques mois….qu’importe, au final ils n’étaient pas là.

« Coucou ma chérie, c’est maman. Comment allez-vous, toi et Skye ? J’espère que vous ne faites pas trop tourner vos nounous en bourriques, en particulier Baissé ! Rangez au moins vos chambres, ce ne sont pas des bonnes. Vous nous manquez énormément. Nous finissons encore cette tournée dans quelques villages, et nous rentrerons bientôt. Vous nous manquez tellement…Je vous embrasse fort, toi et ta sœur Skye. Veille sur elle, ou elle sur toi (rires)

Reste en ligne, papa veut te dire un mot… ». Hello, hello, mes deux petits gribouilles, je vous aime. Soyez aussi sages que vous le pouvez. On vous aime fort. A très vite ! » Bisous, bisous, à 3 on raccroche, 1, 2, … mouak, mouak »

Ma mère avait l’irrépressible besoin d’embrasser le combiné en mimant le bruitage exagéré d’une bise, en fin d’appel, tout comme elle avait instauré un ridicule décompte avant ce baiser lointain. C’était plus fort qu’elle. Le grotesque ne tuait pas, sinon nos parents auraient été décimé avec toute leur espèce, avant ma naissance. Même les nouveau-nés n’avaient plus de « nounous », mais des puéricultrices responsables. Et Gribouille était un dessin animé des années 70, peut-être en noir et blanc…voire même muet , qu’on ne passait plus que dans les irréductibles ciné Art et Essais, à la limite de l’activisme culturel.

Ils me manquaient néanmoins cruellement et j’aurais tout donné pour les serrer, là tout de suite, dans mes bras. Je m’endormis en pensant à eux, à leur amour chaud, tendre et enveloppant.

Je me réveillais le lendemain, en sursaut, avec l’impression de ne m’être assoupie que quelques minutes. Mon réveil n’avait, une fois encore, pas sonné.

Je cherchais un vêtement propre sans souci d’harmonie des couleurs ou de recherche stylistique. Les seuls que je trouvais étaient lamentablement froissés : un chemisier mauve fleuri, plus chiffonné que Doris dans ses mauvais jours. Impossible de trouver un jean ou un pantalon propre dans le linge jonchant, en vrac, le sol de la salle de bain. Idem dans les armoires, commodes et bac à linge.

Passant furtivement la tête par l’entrebâillement de la porte de la chambre de Skye, alors absente, je m’apprêtais à passer en revue sa garde-robe car si huit années nous séparaient, Skye était déjà plus grande que moi d’une bonne tête au moins, en plus d’être plus charpentée. Une main passa la porte avant moi, me présentant un pantalon noir en flanelle, assez chic, que je ne me souvenais pas avoir jamais vu. C’était aussi vrai pour cette main, jeune, ferme et manucurée. Je me jetai sur le vêtement que j’enfilais à toute vitesse avant de me tourner vers ma bienfaitrice, que je remerciai également.

C’est vraiment sympa, merci ! Mais…vous êtes qui ? Demandai-je, Mama-Zen ne nous a pas prévenu de l’arrivée d’une nouvelle nou…gouvernante!

Bérénice !

Je marquai une pause :

-Sans blague ! Quelle curieuse coïncidence, dis-je en souriant, comme c’est étrange !

C’est l’adjectif qu’on emploie le plus souvent pour me décrire.

Je la regardai avec défiance. Mama-Zen devait être vraiment débordée pour nous l’avoir envoyé. Nos parents ne l’auraient jamais choisi. Je n’eus cependant pas le temps de m’interroger davantage sur l’étrangeté de la situation, ni du drôle de choix de carrière de ce top-modèle slave en minijupe et hauts talons. Mes retards étaient devenus une règle et non plus une exception. Je risquais le renouvellement de ma place dans le programme.

Après avoir avalé à la hâte un jus de fruit, je quittais précipitamment les lieux pour finalement arriver au boulot en retard, malgré les dix minutes précédentes de sprint.

Rock hurla depuis son poste de travail :

Trente minutes de retard aujourd’hui. C’est Quinze de moins qu’hier. C’est bien, y’a du progrès. Tu seras peut-être à l’heure le jour de ton renvoi !

J’enlevai mon faux vison à motif léopard, et courus servilement récupérer sa tasse afin de la remplir.

Laisse tomber le café, j’en suis à mon 3é ! S’il fallait que je compte sur toi pour une tasse matinale, je pourrai aussi bien le cultiver et le moudre moi-même, ca irait plus vite ! Sinon, j’adore ton manteau, c’est une pure tuerie. Je le préfère au café, si tu vois ce que je veux dire…

Ouais, ben je vais quand même te faire une petite tassounette de plus, je sens que t’es pas bien réveillée, t’ es en train de rêver!

Rock avait beau râler, il ne commencerait pas à travailler avant une heure, comme la moitié du bureau du reste. C’était le moment de sa revue de presse, autrement dit le visionnage de plusieurs vidéos sans réel interet pour la ligne éditoriale du magazine, ni de lien direct avec ses articles en cours. Je lui tendis son café en contournant l’écran holographique en suspension.

Tu sais, tu peux le traverser. Ça ne risque strictement rien, dit-il en guise de remerciement.

Mais je faillis finalement laisser tomber la tasse sur ses cuisses, saisie par la surprise, peut-être même par un léger effroi. Là, à l’écran et depuis notre salon, Skye donnait une conférence TedEx interactive.

As-tu entendu parler de cette petite nana, mi-prophétesse, mi-neird ? Elle fait des prophéties qu’elle prétend tirer à la fois de fugaces intuitions, des prémonitions en quelque sorte et l’analyse cérébro-quantique que ses équipes font des données des usagers, issues de leur Implanto. Le croisement des deux permet d’avoir des prédictions dont l’exactitude avoisinent les 90% ! du jamais vu ! Le pire est qu’elle n’est même pas implantée la gamine, tu peux y croire…?! Ben oui, suis-je bête, toi non plus tu ne l’es pas !

Il éclata de rire en faisant tournoyer son siège. Me sentant défaillir, et ayant un besoin soudain et irrépressible de m’assoir, je me posai sur son accoudoir.

Ben faut pas te gêner…Là où il y’a de la gêne, y’a pas de plaisir!

Je l’écoutais à peine. Une voix féminine, familière sans être intime, rauque et suave à la fois, me tira de ma léthargie :

Je ne la trouve pas si télégénique que ça, ta sœur, dit-elle.

Bérénice !!!!! m’écriai-je, vraiment catastrophée cette fois, mais que faites-vous ici ?!

Attends…ta sœur ? coupa Rock en me dévisageant d’un œil neuf. Peut-être me regardai-t-il vraiment pour la première fois. Il faut absolument qu’on en reparle toi et moi, mais quand t’auras remis ton cerveau en mode ON. Béré est avec nous depuis trois semaines déjà. En stage d’obs, c’est bien ça, Béré ?

C’est bien ça, dit-elle en reposant sur le bureau de Rock la tasse qui avait failli tomber et qu’elle avait saisi au vol.

Elle précisa : – « Ce qui signifie que mes deux yeux sont les seuls organes que je suis supposée utiliser ici : pas de pieds pour d’incessants allers-retours entre deux étages, et pas de mains pour le café. Juste une jolie paire de yeux verts pour observer. »

Elle est drôle, tu trouves pas ?, ponctua Rock

Moyen, tempérai-je de mauvaise grâce.

Bérénice semblait connaitre tout le monde, ou plutôt nul ne semblait ignorer qui elle était. Elle saluait un tel d’un absurde sobriquet sans qu’il ne s’en offusque et claquait trois bises sonores à telle autre, réputée pour ne supporter personne à plus de quinze centimètres d’elle. J’assistai à des scènes surréalistes d’aisance et de familiarité :

Elle faisait des courses de chaises de bureau roulantes avec les autres membres du bureau, de la machine à café jusqu’au double ascenseur, depuis lesquels elle et ses concurrents accédaient au rez-de-chaussée. Il fallait ensuite faire le chemin inverse, en ayant fait tamponner sa main par l’hôtesse du hall d’accueil. Bérénice était imbattable, et tous y compris la Domi-la-diva et Sofia Kolza. Rock avait manqué par deux fois de gagner ! Domi-la-Diva, mauvaise perdante avait surchargé la pauvre Maguy de tâches ingrates, et pris le reste de son après-midi.

Je surpris, plus tard, Maguy avec Bérénice dans la salle des archives où cette dernière l’avait rejoint afin d’alléger sa charge monumentale de travail.

Tu devrais rire plus souvent Maguy, la vie n’est pas toujours facile, ni drôle. S’il faut attendre une occasion pour s’amuser, elle ne nous y invite jamais. C’est à nous de faire le premier pas vers la joie…

Maguy se cacha derrière son opulente frange. Je sursautai presque en voyant Bérénice les lui relever en chignon. Elle lui tendit ensuite une paire de créole et un gloss. Maguy hésita avant de les saisir, et enfiler gauchement les boucles d’oreilles, puis appliquer le gloss avec encore moins d’assurance.

Voilà ! Tu sais ce que disait Coco Chanel, ou Marylin Monroe, ou peu importe, n’importe qui de mort, ne pouvant contester ce que je dis, fera l’affaire…hum… ?

Non, répondit Maguy en gloussant…

Tout va tout de suite mieux avec le bon rouge à lèvres, et la bonne paire de boucles !

Ok, je veux bien te croire , mais ça n’enlève rien à mon actuel fardeau !

Bérénice balança la moitié des dossiers par-dessus la corbeille.

Et voilà ça de fait ! Le reste, on le partage à deux !

Mais…Mais…Tu connais pas Domi, toi ! Elle va…

Elle va quoi, râler un bon coup ! Ce qu’elle fait déjà que le travail soit fait ou non, qu’il soit bien exécuté ou balancé par-dessus une corbeille à papier…Ménage-toi autant que Domi se ménage. Tu pourras toujours avancer avec une graine de riz, et c’est à peu près le niveau de reconnaissance qu’elle te donne…une graine de riz, juste histoire de pas crever de faim et d’ingratitude.

Mais de quoi tu parles ?

C’est un conte populaire ancien, qui relate l’histoire d’un âne à qui son propriétaire ne donne qu’une graine de riz par jour à manger. Ça le tient suffisamment en vie pour qu’il accomplisse sa tâche…mais pas assez pour qu’il soit en bonne santé, et s’émancipe. Ne sois pas cet âne, Maguy-San !

Puis, en prenant l’accent japonais le plus médiocrement imité de tous les temps, Bérénice mima une posture bouddhiste et rajouta :

Le grand maitre Zheng a dit : « Si tu as faim…mange une pomme ! »

Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire depuis le secret de mon mirador.

Ah ben voilà, je me disais bien qu’on n’était pas seules Maguy…heureusement qu’il ne m’est pas venu à l’esprit de te rouler une galoche ! ESPIONNE !

J’étais juste venue te dire que j’allais rejoindre Roq…euh Diane à l’entrée du bâtiment voisin.

Je viens avec toi, répondit prestement Bérénice en sautant sur ses longues gambettes.

Elle se tourna rapidement vers Maguy, en lui rappelant de renvoyer Domi-la-Diva vers elle en cas de réclamation:

Je vais te la canaliser, moi, tu vas voir….elle va arrêter de diva-guer !

J’essayai tout le long du chemin de me débarrasser de Bérénice, mais elle semblait impossible à semer. Elle trouvait une parade à la moindre excuse, et lorsque je parvins après un bref sprint à refermer les portes de l’ascenseur sur elle….je la trouvais en bas, assise, ses longues jambes croisées, à m’attendre.

Mais comment t’as fait ?!!!

On y va? , dit-elle en déroulant avec la grâce d’un lierre grimpant sa silhouette élancée, et elle ceintura son bras autour du mien, décidée à m’accompagner à ce rendez-vous.

Nous rejoignîmes Roquette, qui commençait à s’impatienter. Sa colère redoubla lorsqu’elle nous vit, et je la soupçonnais d’utiliser notre retard mineur comme exutoire à la jalousie naturelle que provoquait généralement Bérénice, parmi la gente féminine. Cette magnifique blonde d’1m80, moulée dans un perfecto à col mao et une mini-jupe japonisante noire et juchée sur de hauts talons de créateur, ne passait pas inaperçue.

Mais c’était sans compter sur l’art consumée avec lequel Bérénice savait attirer la sympathie des gens.

Hello, tu dois être Diane…Je suis super contente de faire enfin ta connaissance.

Oui, répondis Roquette, gênée. Euh, moi aussi. Tu es ?

Bérénice ! J’ai manqué votre promotion JCD (Jeunes Créatifs de demain). Du coup, je suis un peu la stagiaire volante….Je vais là où il y’a besoin, et aujourd’hui, je suis Kora comme son ombre. Ca te dérange pas ?

Non, pas du tout, se radoucit-elle, toujours méfiante. Je propose qu’on se pose dix minutes dans le troquet d’à côté. L’heure de déjeuner étant passée, a priori, on n’y croisera personne.

Nous allâmes donc nous attabler autour de trois cafés et cinq cupcakes, exclusivement réservés à Bérénice qui les engloutissaient les uns derrière les autres. Roquette et moi, la regardions fascinées.

Mais comment tu fais, demanda Roquette en riant, où vont donc tes kilos ?

Ils sont flechés exclusivement en direction des seins et des fesses! C’est injuste :moi, j’en prends dix anarchiquement, rien qu’en posant les yeux sur une pâtisserie.

Si vous saviez depuis combien de temps je rêve de gouter à ces petits amas de sucres et de graisses saturés, surenchérit Bérénice, entre deux bouchées.

Je redirigeais notre entrevue vers son objet initial :

Alors , comment se passent tes réunions en ce moment, chez DOLEO ?

-Comment ça? Demanda Roquette en désignant silencieusement de la tête Bérénice

Ca va, la rassurai-je. Elle est cool, elle dira rien.

Ecoute, ça va super bien ! J’ai même pu échanger un peu avec Fabrizzio Di Mattei, le directeur de DOLEO. Il est très content de notre collab’ car il a toujours voulu donner à son entreprise une dimension RSE assez prégnante. Les non-implantés à l’heure du transhumanisme étant considérés comme des « handicapés », à tort selon lui, il a vraiment voulu me mettre en avant dès qu’il a appris ma « singularité ». Et ce nouvel investissement en est l’occasion parfaite. Ca me fait du bien, surtout que j’ai toujours manqué de confiance en moi…Pour une fois, je me sens valorisée.

Désolée de m’immiscer dans la discussion, mais Kora aussi n’est pas implantée, pourquoi pas elle ? demanda Bérénice la bouche pleine, et les pieds dans le plat.

J’en sais rien…Peut-être qu’ils ont vu, avec mon profil que je serai mieux à l’administratif qu’à la créa comme Kora. T’en penses quoi, Kora ?

La question aurait agacé Roquette en d’autres circonstances que celles-ci, qui n’aurait pas manqué d’exterioriser en des termes fleuris son mécontentement, mais attablée entre deux femmes qu’elles admiraient et considéraient comme des amies, elle en fût bouleversée.

Je restai silencieuse. Quelque chose me chiffonnait aussi dans toute cette affaire, sans que je ne parvienne à mettre vraiment le doigts dessus.

Tu m’as parlé d’un certain Mr Sagato, qui n’était ni de Trend’Art, ni de maison DOLEO. Tu peux m’en dire plus sur lui ? Il assiste à toutes les réunions, c’est bien ça ?

Oui, tout à fait. Mr Sagato est un investisseur d’Asie du Sud-Est, qui participe à l’ensemble des réunions, bien qu’il ne soit pas très loquace….

C’est bien ça le problème, nota Bérénice, il n’a pas besoin de parler, comme tous les autres du reste. Tu es la seule Diane, à avoir cette nécessité et obligation d’échanges par la parole. Les autres communiquent non-stop par Implanto, c’est une dimension de la réunion à laquelle tu n’as pas accès. Tu ne rends donc compte que d’une partie de la réunion, pas toute la réunion…au directeur de Doléo, Mr Di Mattei.

Roquette jetait vers moi des regards affolés, et agitant les mains, catastrophée.

Que veux-tu dire ? Je ne comprends pas vraiment…

Tu es instrumentalisée!, ajoutai-je, soulagée de voir, enfin, le nuage d’incertitude se dissiper. Ils ont vendu ça en communication interne et externe, comme une opération de Responsabilité Societale des Entreprises envers des publics en difficulté, empêchés ou pseudo-handicapés, tout ce que tu veux… mais au fond, il s’agit juste de tractations officieuses, allant bien au-delà d’un simple investissement.

Tu penses à de l’actionnariat?, demanda Bérénice ?

Ca pourrait être le cas, en effet. La prochaine réunion a lieu quand ? m’enquis-je auprès de Roquette.

Je n’ai pas mon agenda sur moi, mais je t’envoie ça dès que je suis à mon poste de travail.

Il faudrait qu’une personne de confiance, une personne implantée t’y accompagne sans attirer leur méfiance, Ajouta Bérénice…Et je propose que ça soit moi !

Certainement pas ! m’exclamai-je, avec le soutien de Roquette qui secouant négativement la tête, avait perdu la langue, mais pas la raison.

Ah bon, et pourquoi ?

Parce que tu attirerais même l’attention d’un aveugle, mort et enterré. Ouais, tu pourrais bien le ramener à la vie, alors l’équipe de dirigeants composée à 70% de mâles tout à fait fonctionnels, euh…non, merci, ça va aller !

Est-ce que je t’ai pas prouvé mes grandes capacités d’adaptation aujourd’hui, Kora ? Tu l’as vu la Domi chevaucher sa chaise comme un pur-sang? Bon alors, laissez-moi vous aider sur ce coup. Croyez-moi, je serai indétectable. Donnez-moi au moins une chance d’essayer ? S’il vous plait, s’il vous plait, s’il vous plait…..

Il fut finalement conclu que Bérénice accompagnerait Roquette à la prochaine réunion. Et bien que Diane, la Roquette et moi, étions absolument convaincues de courir à la catastrophe, nous n’avions aucune autre option, et nous fîmes donc, contre mauvaise fortune, bon cœur.

Le soir, Bérénice s’invita assez cavalièrement chez moi, et en dépit du fait que nous ayons déjà passé toute la journée ensemble, j’acceptai de la recevoir pour le dîner. Bérénice était marrante, et j’avais précisément besoin d’énergies positives, en ce moment. L’ambiance, sans que je ne sache dire pourquoi, était devenue pesante à la maison. Même les intervenantes de Mama-Zen semblaient fuir notre univers domestique, autrefois si cosy et accueillant. Je n’en croisais plus aucune. Si Skye, avec sa nouvelle lubie de papesse de la métasphère, ainsi que sa fâcheuse tendance à rendre poreuse la frontière entre vie-privée et vie-publique , était le bouc-émissaire idéal, je savais au fond de moi, que le problème était ailleurs.

Nous restâmes à l’étage, le temps que Skye termine son habituel petit manège avec son équipe de professionnels, et de bénévoles.

Quand elle eut fini, elle nous alpagua du bas de l’escalier d’un tonitruant :

J’ai faim !!!!la place est libre !!!!

Je m’apprêtais à descendre et faire à manger puisque Doris, Oksanna et Baissé ne s’en chargeaient plus depuis quelques semaines, mais Bérénice m’arrêta net :

Et tu crois que ta petite sœur va grandir comment, si tu ne le lui en laisses pas l’occasion ?

Je la regardai, interrogative. Elle n’avait pas tort, et puis j’étais crevée.

C’est ton tour cette fois-ci, Skye!

Comment ça, mon tour ? T’es sérieuse ? Tu veux manger ou tu veux tester ma capacité à transformer tout ce que je touche en charbon ?

Je capitulai : elle avait raison, j’avais faim ! Mais Bérénice me bloqua le passage, puis élevant le ton, elle hurla à son tour :

Dans ce cas-là, on mangera du charbon, et toi, la première. J’espère que t’as aucun problème de transit, parce que faire un direct sur la métasphère en ayant la chiasse, ce n’est pas super commode !

T’es qui toi ? De quoi je me mêle ?!!!

Je suis votre invitée ce soir. L’art de la Teranga, si cher à vos parents, ça te parle ? Alors, plus tôt tu t’y mettras, et plus tôt on mangera…et plus tôt, je m’en irai. Ça te va ?

Skye ne répondit pas, mais nous entendîmes au bout d’un moment le tintamare bruyant de casseroles en action, et je m’installai enfin sur mon lit, soulagée. C’était vraiment une super idée de l’inviter, finalement.

Bérénice était restée debout, et inspectait les différents posters et babioles disposés sur les murs, et étagères de ma spacieuse chambre, dont j’étais plutôt fière. Elle reflétait bien avec ses tentures perses, son paravent asiatique, ses bibelots africains, ma personnalité avec tous ces objets que mes parents rapportaient de leurs voyages en des contrées reculées.

Mes parents….

Bérénice venait de parler d’Art de la Teranga, et de mes parents. Comment savaient-elles que c’était un de leurs principes éducatifs. Elle ne les avait jamais croisés.

Mes parents étaient en effet très attachés à ces codes ancestraux africains, tout comme à la charte du Manden , en bons pacifistes, mais comment elle, Bérénice, dont j’ignorais l’existence il y’a vingt-quatre heures encore, le savait-elle?

Je me relevais et la regardais. Qui était-elle ?

Elle fixait, immobile, une photo épinglée, au milieu de dizaines autres. Celle de mes parents, moi et Skye lors d’un des rares voyages que nous avions fait avec eux au Sénégal, pays de la Teranga. Comment le savait-elle ?

Qui es-tu ? Lui demandai-je, la voix tremblante

Elle se tourna vers moi, et me regardant intensément, sans concession, implacable comme la tranchante vérité, elle dit :

Tu sais qui je suis. Tu m’as appelé.

Comment ça, je t’ai appelé ? Tu racontes n’importe quoi ? Comment tu connais mes parents ? Tu les as rencontrés ? Où et quand ? Mais t’es qui, bordel ?!

J’eus soudainement extrêmement chaud, ma tête tournait, ma gorge était à la fois sèche et brulante. Un nœud invisible s’y coulait, rendant ma respiration difficile et haletante. Je pleurai sans même savoir pourquoi, étreinte par une angoisse caverneuse. Je regardai Bérénice, qui portait sur moi le même regard de commisération que j’avais lu des semaines plus tôt dans les yeux éplorés de Baissé, Oksana, Doris, Maya, ce regard qui comprenait mais ne pouvait venir me sortir du gouffre dans lequel j’étais plongée depuis la terrible nouvelle, et qui ne m’était d’aucune aide face au précipice devant lequel je me tenais, menaçant de m’engloutir par vagues de réminescences.

Un hurlement glaçant jaillit de ma poitrine :

PAPA !!!! MAMAN !!!!!!!

Bérénice me prit aussitôt dans ses bras, et j’y pleurai à chaudes larmes. Skye nous regardait en pleurant aussi silencieusement dans l’encadrement de la porte. Une marmite de pâtes brulées à la main.

Dès l’instant où nous dûmes faire face à cette indicible réalité, la disparition de nos parents et la certitude de ne plus jamais les revoir sous la forme que nous leur connaissions, il fallut organiser « la suite ». Cette expression signifiait pêle-mêle : la succession, la vente de la maison, le déménagement et la tutelle de Skye, puisque j’étais majeure.

L’avocate avait laissé de nombreux message que j’avais tout simplement éludé, oblitéré de mon réel et de notre quotidien. Les factures avaient cessé d’être payées, les comptes des parents avaient été bloquées, mais les nôtres étant encore approvisionnées, en partie grâce à l’activité trés lucrative de Skye, les dépenses de notre quotidien étaient largemment couvertes.

J’avais dans l’idée de trouver rapidement un travail, chez Trend’Art ou ailleurs et prendre mes responsabilités en tant qu’ainée, majeure, et seul parent proche encore vivant de Skye. Nous avions déjà un toit au-dessus de la tête, et avec le substantiel héritage de nos parents et mes propres ressources, je pourrai assurer le couvert. Si Skye voulait travailler, cela devait etre exclusivement par plaisir, et pour elle seule. Non par nécessité.

Mais l’appel que je reçus le lendemain, de l’avocate me laissa sans voix :

Nos parents s’étaient davantage endettés qu’ils n’avaient gagné d’argent avec leurs multitudes brevets et licences, gracieusement offerts au domaine public. Leurs campagnes de sensibilisation à la médication naturelle étaient financées, en raison de nombreuses coupes budgétaires, par la double hypothèque qu’ils avaient faite sur la maison. Une fois leurs dettes soldées, il ne restait plus rien. Aucun plan-épargne, aucune économie, rien. La maison était la propriété de la banque, et l’avocate avait négocié 48 heures de plus pour nous permettre de la vider.

Tous les employées de Mama-Zen s’étaient portées volontaires pour nous aider à faire les cartons et vider les pièces de la maison, une fois que Skye et moi aurions empaqueté nos effets personnels, ainsi que quelques objets et photos que nous souhaitions conserver, en mémoire de nos parents. Baissé s’était spontanément proposée de nous accueillir jusqu’à ce que nous soyons en mesure d’être autonomes. Cela pouvait vouloir dire six mois, un an, ou deux, voire trois. Peut-être plus. Mais dans la bouche de la pragmatique Maitre Drumont-Mouéllé cela signifiait surtout un problème dont elle n’avait pas à se charger : j’étais majeure, j’avais la charge de ma sœur et nous étions hébergées chez Baissé Ouedraogo, mère de Maya, ma meilleure amie. Cette ligne de sa « do-it » liste pouvait être rayée. Problème suivant !

Elle ne pouvait pas imaginer que cela signifiait pour moi, comme pour Skye de quitter le confort spacieux d’une maison de banlieue verdoyante, pour l’exiguïté verticale des tours bétonnées des quartiers Nord. Baissé avait eu Cinq enfants, et trois étaient toujours à sa charge. Seule la mort, irréversible, lui inspirait une grave solennité. Le reste devait être appréhendée avec philosophie, y compris la douleur d’un deuil inévitable, celui des parents. Il fallait bien les enterrer un jour, non ? L’inverse eut été une tragédie. Pour la pudique Baissé, le temps allait faire son œuvre, mais il n’avait aucune prise sur leur réorganisation immédiate, ni sur la promiscuité de son petit deux pièces. Le temps ne repoussait pas les murs : il fallut acheter un lit superposé, qui prit la place de la bibliothèque et la commode de Maya, ravie de partager sa chambre, avec ses « deux sœurs de coeur», comme elle les appelait.

Afin d’échapper à la vigilance musclée de sa mère, la promiscuité des lieux mais surtout tromper la douleur du deuil, Maya me donnait parfois rendez-vous au cineverse de nos années d’adolescence. Nous nous rejoignions dans le joli petit square boisé qui lui faisait face. Maya arrivait toujours la première, prenant place dans le même banc public, situé sous une allée de robustes platanes, profitant de leur ombre, du soleil filtrant leur frondaison et de la brise légère qui la bravait.

A cette heure de la journée, les enfants des quartiers populaires sortaient par grappes bourdonnantes des écoles modestes ne disposant pas de programmes innovants de téléchargement. Ils se ruaient sur les jeux, tobbogans et balançoires, en répondant au piaillement des oiseaux par un joyeux brouhaha.

Comme toujours, Maya avait anticipé mon retard et donné rendez-vous à l’un de ses crush du moment. Elle avait rencontré Dave quelques semaines plus tôt sur une des nombreuses plateformes de rencontres de la métasphère. Après quelques échanges, elle lui avait donné un rendez-vous plus privé au même endroit que moi, anticipant mon léger retard. Grand, athlétique et confiant, Dave attirait par sa démarche tous les regards adultes, célibataires ou non, aux alentours, ce qui excita Maya que la compétition avait toujours émoustillé.

Aprés les salutations d’usage, il s’assit assez prés d’elle pour que lui parvienne l’odeur boisé et marine de son after-shave. Sa voix était grave et chaude, s’harmonisant parfaitement à sa machoire carré et au sourire enjoleur qu’elle aimait regarder à la dérobée. Ce fût lui qui prit l’initiative du premier contact physique en aisissant sa fine main, qui se perdit dans sa grande paume tiède, rêche juste-ce-qu’il-faut. Des mains d’hommes, mais pas de bucheron non plus. Alors qu’il s’approchait pour l’embrasser, son image s’altéra, puis disparut en gresillements toussifs.

Je secouais Maya, dont les yeux vitreux reprenaitent peu à peu leur teinte habituelle.

Désolée pour le retard, lui dis-je après sa compléte déconnexion, j’ai fait aussi vite que j’ai pu. Ne me dis pas que tu étais encore en train de procéder à une de tes simulations de rencontres débiles!

Ca n’a rien de débile! Je ne vais pas aller directement à la rencontre d’un mec dans la vraie vie, comme une dératée. Non, mais QUI fait ça??! Je préfère tester son avatar en simulation, dans un premier temps. Et si ça match, là…Voilà, on peut se croiser dans un des holo-pub du métanet! Faut faire les choses bien…t’as capté? Dans l’ordre!

Je vois! Non, en fait , je pige rien! La seule chose que je veux savoir, c’est si tu lui donneras quand meme une chance IRL… s’il foire tout ton process de sélection virtuel ? y’a quand même rien de mieux que le « vrai », non?

Elle me jeta un regard exaspéré.

– Je ne vais même pas te répondre. Si tu essayais, tu ne te poserais même pas la question. Allez viens, je t’offre ta place de cinéverse!

T’es gonflée, elle est gratuite, je suis même pas implantée, répondis-je en lui passant la main sous le bras.

– Justement !Voilà la réponse à ta question: je t’ai bien laissé plus qu’une chance IRL, non? Et je vais même t’offrir une vraie glace, tiens!

En effet, Maya avait toujours été plus qu’une amie pour moi. Elle a toujours été la soeur que je pensais jusqu’ici ne pas avoir.

SKYE

Skye eut beaucoup de mal à faire le deuil de son ancienne vie : changer d’école et passer du privé au public, se déplacer en bus, manger épicée, supporter le chahut des deux petits-frères de Maya…ce qu’elle avait perdu, et qu’elle refusait d’admettre, c’était plus que deux parents.

Nous fûmes surtout au contact immédiat et constant de toute une population très largement implantée, ce qui était déstabilisant pour deux jeunes filles dont les parents n’avaient jamais autorisé la leur.

Entrer dans une rame de tramway surpeuplée et parfaitement silencieuse pouvait filer, même au plus valeureux d’entre tous, des angoisses hitchcockiennes. Chaque usager était perdu dans sa propre bulle cérébrale, en plein échanges silencieux avec un correspondant, ou perdus dans un des nombreux metavers peuplant l’internet quantique. Les implants les plus performants permettaient de passer de la vision réelle à la réalité augmentée sans la médiation de casques ou lunettes adaptés, et projettaient hologrammes et interface en transparence, grace aux signaux neuromoteurs.

Maya, technophile assumée, venait de bénéficier du dernier bijou issue de la nano implantologie, de toute dernière génération. L’implant était plus petit qu’une graine de riz, et permettait, via l’hub holographique, de converser avec n’importe quelle autre génération d’implants, y compris celui de sa mère, qui nécessitait encore un appareillage intracrânien, une oreillette « visible, ce qui constituait le comble de la ringardise », et surtout une commande sonore comme

« Ok VoiceToSkull » pour établir une communication cérébrale.

Mon hermétique incompréhension la poussait à dévoiler des argumentaires dignes des plus grands prétoires, sans que mon avis ne vacille d’un pouce :

-Tu réalises, tout ce qu’il est possible de faire depuis son seul cerveau ? Depuis mon Hub, une intelligence artificielle « organique » qui est à la fois une plateforme de contrôle et une vitrine d’interaction sociale, je peux choisir n’importe quel avatar et naviguer dans les métavers de mon choix. Je peux surveiller mes constantes vitales, les apports nutritifs de mon alimentation, mes besoins en eau ou éventuels défaillances organique. Je peux écouter de la musique, télécharger les cours gratuits des bénésciencias, faire des thinkshare, des conférences. J’ai même un GPS intégré avec vue aérienne, trop kiffant ! Mais attends, le nec plus ultra, accroche-toi bien, je peux faire des enregistrements visuels de courte durée car l’implant est aussi relié au nerf optique ! Non mais est- ce que tu réalises les possibilités infinies dont tu te prives ? »

-Oui et ça me va !

-Non, ça va pas du tout. Tu es à présent la représentante légale de Skye, qui est déjà une petite star sur pas mal de plateformes de la métasphère. Les influenceurs dont les holoplaces sont les plus suivis sur le net quantique, la citent régulièrement…et elle n’est pas même implantée! Imagine, ce qu’elle pourrait accomplir si elle l’était! Tu la prives des capacités de son propre cerveau…il ne s’agit pas que de machines, mais bien des capacités optimisées du cerveau par la machine ! En gros , tu la prives de son avenir, quoi…

-Ne t’inquiète pas pour elle. Si elle a réussi à tirer son épingle du jearu sans etre implantée, chez les implantés, elle s’en sortira partout. Elle est bien plus futée que tu ne le penses !

Skye m’inquiétait : elle avait laissé tomber ses activités du jour au lendemain, en dépit de l’engouement suscité. Elle avait donné quelques interviews locales, dans lesquelles elle prétextait avoir besoin de repos et de se concentrer sur son année scolaire, afin de justifier d’une pause dont elle ne pouvait prévoir la durée, à ce stade. Les consultations et la prise de rendez-vous étant suspendus, son équipe ne communiquait que sur le contenu dont ils disposaient avec toutes les précédentes captations et consultations.

Mais même dans l’intimité de notre nouveau foyer, Skye conservait une distance sociale, issue de sa nouvelle posture professionnelle, qui n’avait rien à voir avec l’impertinente pétulance que ses proches lui connaissaient. De plus, elle disparaissait régulièrement de l’appart, sans aviser qui que ce soit du lieu où elle se rendait, ou même de la durée de son absence.

Baissé, dont l’inquiétude grandissait toujours dans le calme, l’avait aussi noté et m’interrogea un jour à ce sujet.

-Tu sais où vas ta sœur, ces temps-ci ? Elle est comme ce Clark Kent, ou la femme au lasso magique là, dans les anciennes séries. Elle disparait toujours aléatoirement, pour réapparaitre de façon encore plus impromptue. On ne sait jamais ce qu’elle fait, ou elle va ..pourquoi, comment…je sais pas moi, elle a peut-être un costume de super-héros dans les placards, une bat-mobil garée sous l’immeuble et elle va sauver le monde pendant qu’on met la table

Je riais à gorge déployée, l’humour désarçonnant de Mama Baissé était aussi doux et réconfortant que l’ordre chaleureux et la nonchalante discipline avec lesquels elle orchestrait le quotidien. Bérénice joint ses rires aux miens, et ressentant probablement l’élan de tendresse que j’avais pour elle à ce moment-là, se leva précipitamment et trotta sur ses talons de douze, les bras grands ouverts dans l’idée de l’enlacer. Baissé s’était aussitôt écarté en mettant son écuelle entre elle et Bérénice, l’œil sourcilleux.

-Je ne crois pas, non ! On n’est pas si proches ! Et d’ailleurs, qu’est-ce que vous faites toujours fourrée chez moi ? Y’en a une qu’on voit plus et une autre qu’on voit trop !

Bérénice recula, en haussant les épaules, un large sourire aux lèvres. Mais Baissé n’était pas disposée à se contenter de ses ravissantes dents blanches : « On ne mange pas la beauté » avait-elle coutume de dire, adage qu’elle tenait de sa grand-mère africaine, qui le tenait elle-même de générations de femmes avant elle, ayant connu un temps où la parole était si précieuse et secrète qu’elle ne transitait même pas par les livres, passant de lèvres sacrées en lèvres sacrées. Il y avait des chances pour que le discours ait été transformé au fur et à mesure des énonciations, et interprétations, mais l’idée même approximative, était là !

-Sérieusement Kora, que fais cette jeune fille sous-alimentée dans ma cuisine ? Elle te lâche plus, je croyais que c’était Maya ta meilleure amie.

Sa jalousie de mère pointait sous le reproche, ce qui amusait follement Bérénice :

-Maya est NOTRE meilleure amie, se hâta-t-elle de rectifier, sous le regard courroucé de Baissé et mon étonnement amusé.

-On ne peut pas sortir quelqu’un de sa table, dit Baissé, le plus calmement possible, mais après le diner, je vous prierai de quitter les lieux mademoiselle. Je n’ai pas vocation à vous accueillir, après une certaine heure. Les filles sont de ma famille, Skye et Kora sont aujourd’hui mes enfants, comme le sont Maya, Thomas et Niels. J’en ai donc 5 à ma charge et non pas 6. Vous restez la bienvenue, mais aux horaires « normaux » de visite. On n’est pas en boite de nuit ici !

Nous éclatâmes franchement de rire. En partie parce que Bérénice, poursuivant ses pitreries, s’était mise à danser, après avoir exécuté une théâtrale révérence auprès de Baissé, qui tordait sa bouche dans tous les sens pour se pas se laisser emporter par l’hilarité générale, et préserver son autorité de mater familias.

Le lendemain matin, je demandai à Bérénice de filer en douce Skye afin d’avoir une idée de ce qu’elle faisait de son temps libre, à présent qu’elle avait cessé ses consultations holographiques. Bérénice se montra extrêmement compréhensive, et retira même un poids énorme de mes épaules en évoquant mes nouvelles responsabilités qui m’obligeraient à faire parfois des choses dont je n’aurai pas envie, que je n’aurai peut-être jamais eu à faire en tant que sœur, mais auxquelles je ne pouvais échapper aujourd’hui, en ma qualité d’unique représentante légale. C’est donc pour son bien, conclut-elle. Elle m’en convainquit.

De mon côté, j’arrivai à l’heure au boulot, ce qui n’était pas arrivé depuis très longtemps. Je trouvais Michal en larmes au pied de l’immeuble, sa main tremblante tentant de porter maladroitement une cigarette à moitié consumée à ses lèvres. Nous nous exilâmes aux toilettes pour dames, dont nous condamnèrent l’issue. Michal était au bord du nervous breakdown. Je le laissais organiser sa pensée et rassembler ses mots :

-Merci. T’es vraiment adorable Kora. Je ne me comprends pas toujours…du coup, je ne délivre peut-être pas les bonnes pensées au bon moment. Bon, toi t’as pas ce problème, puisque t’es pas implantée. Mais sache que si on peut filtrer ce qu’on dit, on ne peut pas filtrer ce qu’on pense. Du coup, ma petite amie Alice, est persuadée que je ne suis pas bi, mais un gay. Voire même un gay qui ira peut-être au bout d’une transition, un jour ! tu te rends compte…ok, je suis pas super viril mais, je pense pas ne pas l’etre à ce point-là, non plus.

-Toi, tu veux quoi ? demandai-je stoïque

-Comment ça, ce que je veux ? J’en sais rien, je sais pas ce que je veux. J’ai 24 ans, pas 44 ! Puis, elle est supposée mieux le savoir que moi. On a jamais eu besoin d’ouvrir la bouche comme toi, pour savoir ce que l’un ou l’autre pensait. Nous échangeons cérébralement tous les soirs, on s’endort littéralement dans les pensées l’un de l’autre. Même des jumeaux intra-utérins n’ont pas notre degré d’intimité…

-Tu veux qui, Rock ou ta copine ? demandai-je.

Depuis que le voile sur la mort de mes parents s’était levé, je n’avais plus de temps ni de patience pour les faux-semblants. Michal pris à nouveau le temps de dissiper la confusion de ses pensées, et de les clarifier avant de les exprimer :

– « Je ne pensais pas qu’à notre siècle, à l’ère de la communication quasi télépathique, le siècle de la transparence et de l’évolution quasi transhumaniste de la société, on en serait encore à se poser ce genre de question primaire sur le genre ! »

-Tu as dit 2 fois « trans » : transparence, transhumanisme.

-Très drôle, tu peux en rajouter une 3e, transplantation d’un organe…sérieux, fais-toi greffer un cœur !

-Ou alors « transcender », car si tu veux mon avis, tu en fais des tonnes. Dépasse ce stade, ne te focalises pas sur ce détail. Tu as le droit d’expérimenter ce que tu veux, c’est ta vie et il faut bien que jeunesse se fasse (une expression qui était chère à ma mère) ! Mais tu n’as pas le droit de l’imposer à ta copine, dont tu connais aussi les pensées et les envies. Tout le monde a le droit à l’excentricité et la découverte, au polyamour non genré et à la sexualité fluide, mais tout le monde a aussi droit à l’hétéronormativité tradi et planplan. Y’a pas de normes « acceptables » au final, juste des envies légitimes qui divergent…et donc une séparation aussi sympa, propre et cool que la relation tissée ….tu comprends ?

-T’as peut-être pas de cœur, mais t’as une cervelle dit donc !

-Offre-lui la plus belle des ruptures : c’est aussi un geste d’amour, tu sais…de laisser partir ceux qu’on aime. Je l’ai moi-même appris récemment, en acceptant enfin le départ de mes parents !

Il la regarda avec tendresse, et la prenant dans ses bras, ajouta :

-Tes parents seraient drôlement fiers de toi, tu sais ! sacrée ch’tite nana, va ! Je t’adore !

-Mais moi aussi, je t’adore !

Je passais la journée entière à éviter Rock, ayant assez donné en conseils amoureux sur les relations triangulaires. Je ne voulais pas avoir à arbitrer quoique ce soit, même pas la couleur du ciel ou le prix des croissants, entre deux personnes qui s’étaient déjà vu nus. Je me glissai hors du bâtiment le plus discrètement possible, une bonne demi-heure avant l’heure du déjeuner. Bérénice était déjà là. En jupe courte en latex rouge, talons vertigineux et veste de brocart dans un camaïeu bleu afrofuturiste, elle ne passait pas inaperçue. Elle seule semblait l’ignorer.

-Tssss, tsssss, me sifflait-elle avec l’indiscrétion criarde que seule la recherche excessive de discrétion rend possible

-Je t’ai vu Béré, j’arrive. Alors, comment ça s’est passé ? T’es sûre que Skye n’a rien remarqué ?

-Non, j’étais plus discrète qu’une ombre. Elle n’a pas pu me voir ! Impossible.

-Si tu le dis, répondis-je, dubitative

-Mais, je n’ai pas de bonnes nouvelles. Pas bonnes du tout.

-Ne tournons pas autour du pot, qu’est ce qui se passe avec Skye ?

-Elle fréquente des coins pas nets, et des gens qui le sont encore moins…Elle s’est rendue ce matin au Val-de-Garde.

-C’est un quartier qui lui est prohibé ! Tu as pu voir ce qu’elle y faisait ?

Bérénice projeta l’ecran entre elle et moi: l’image holographique de Skye, en jogging, capuche relevée sur une casquette baissée, et lunettes noires, apparut. Malgré son mode incognito, on pouvait clairement voir que c’était elle : elle portait les infames converses jaune-poussin que notre père lui avait offert. J’étais à peu près certaine qu’il n’existait aucune autre injonction qu’un indéfectible amour filial, capable de pousser un être vivant à s’infliger pareille torture vestimentaire.

-Oui, je sais moi aussi, elles m’ont fait mal à la rétine…

-Mais comment tu sais ?! J’ai pas implanto..

-Ma chère, 90% du langage est non-verbal. L’expression de ton visage était sans équivoque !

-Bref, ce n’est pas le propos. Je ne distingue pas très bien. Est-ce que tu peux zoomer ?

Skye sortait une liasse de billet qu’elle remettait à un lascar à casquette, entourée de trois autres. L’homme comptait lentement les billets, et regarda Skye avec une lueur malsaine dans les yeux. Je sentais sa lubricité poisseuse d’ici. Je priais pour que Skye s’en aille vite, mais au lieu de ça, elle pénétra dans l’entrebaillement sombre de la porte, que lui indiquait le type. L’enregistrement s’arrêtait là.

-C’est tout ? demandai-je, inquiète

-Oui, c’est tout. Enfin, je me suis un peu renseignée ensuite sur ces types qui tu t’en doutes ne sont pas des enfants de chœur. Ils vendent toutes sortes de drogues, comprimés en tout genre et substances hallucinogènes. Je crains que ta sœur ne cherche à faire son deuil d’une drôle de manière.

J’avais beau avoir les idées encore un peu embrouillées, je savais que Skye ne touchait à aucune drogue. Nous n’avions pas été élevées ainsi. Mais Bérénice déroulait un argumentaire convaincant :

-On fait parfois les choses de manière quasi inconsciente. C’est comme si l’esprit se scindait en deux, et qu’une partie déraillait pendant que l’autre était incapable de réagir. C’est bien ce qui t’est arrivé avec ce déni assez costaud, non ?

-Tu n’as pas tort. Je reste dubitative, mais je vais lui parler. C’est aussi mon rôle de prévenir toute dérive et rester attentive. Merci Béré, c’est super sympa…ça n’a pas du être simple de la filer avec tes talons. Je n’en ai jamais vu d’aussi pointu…l’avantage est qu’ils peuvent aussi te servir d’armes en cas de problème !

-Je décline toute responsabilité, mais crois-moi ou non, être enfermée dans un rôle de bimbo à la garde-robe limitée, par un esprit créatif certes mais un brin paresseux, peut présenter quelques avantages auprès de la gent masculine…

-Je n’en doute pas , mais j’espère que tu sais que la mission qui t’attends cet aprém avec Diane requiert la plus grande discrétion ?

-Je le sais : je serai totalement invisible !

-Je me demande bien par quelle magie….

-Pas de la magie…de la science !

-Pardon ?

Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie. », c’est une citation de Arthur C. Clarke….Tu connais?

Je ne relevai pas. Bérénice était une personne vraiment bizarre, à laquelle je m’étais attachée en partie pour cette excentricité. J’avais renoncé à la changer, et à complétement la comprendre. Sa part de mystère était lié à son extrême marginalité : on ne pouvait remettre en cause l’un sans que ne soit affecté l’autre. J’avais accepté ces deux pans de sa personnalité.

Roquette qui arrivait en courant, eut la même remarque que moi :

-Waow, Béré, tu déchires ! J’adore ta jupe en latex ! Très rouge, très sexy et très voyante dis donc ! Tu n’as jamais froid ? Tu es toujours en jupe !

-Non, ca va, Tu devrais essayer aussi, je suis certaine que ça t’irait bien.

-Je te remercie, mais non merci, se hâta de répondre Roquette gênée, J’ai des jambes de gnomes, un vrai petit farfadet ! Puis il faudrait s’épiler et j’ai horreur de ça : tu n’imagines même pas le nombre d’hommes que j’ai converti aux poils aux pattes, surtout en hiver…Mes poils me tiennent chaud! Si on rajoute la couverture dessus, ça fait deux couches. Plus un gars un peu épais en troisièmecouche…on fait même des économies au niveau du chauffage, dis donc!

Roquette rit seule de sa blague, comme toutes les fois où elle s’aventurait sur les sentiers tortueux de l’humour, qui lui étaient particulièrement inhospitaliers. Elle joua la carte de la diversion :

-Et puis ces talons, ces stilettos en métal HIGH HEEL…leur dernière collection printemps-été, je crois. Je les adore : très pratique pour se glisser discrètement en salle de réunions.

-C’est exactement ce que je lui ai dit, surenchéris-je cette fois.

-Rooo, les filles : je gère ! On y va, Diane ?

-Ok, on y va ! A tout à l’heure Kora.

Je regardai s’éloigner, leur improbable duo comique en priant, pour la première fois depuis longtemps, pour qu’il réussisse à déjouer la tragédie qui se jouait en un acte.

Nos parents avaient toujours veillé à ce que Skye et moi ayons, à défaut d’une éducation religieuse, une véritable initiation spirituelle. Nos parents étaient chrétiens. Pas le genre à se prendre pour les substituts de l’Eternel sur terre, jugeant les autres à l’aulne de leur culture religieuse en oblitérant le fait que les chemins spirituels étant pluriels, nul ne pouvait prétendre détenir la vérité. Pas le genre non plus à avoir des positionnements dogmatiques strictes et coercitifs sur des sujets comme l’homosexualité, plurisexualité ou les frontières du genre. Plutôt le type de chrétiens ouverts, un peu folk-baba cool-rétro, n’allant pas à l’église puisque la plus grande des cathédrales, celle de la Nature, témoignage vivant de Dieu, était à leur disposition.

Dans cette cour intérieure, encadrée de hauts cyprès verdoyants et opulents, balayés d’un côté à l’autre d’une légère bourrasque ou d’un murmure, j’eus tout à coup envie d’adresser une prière secrète à l’univers. Levant les yeux vers l’immensité du ciel nuageux, depuis lequel se devinait la présence timide du soleil, je lâchai enfin prise :

On ne pouvait rien contre la bêtise, la méchanceté humaine, l’acharnement, les épreuves, les blessures…Mais rien n’était éternel. Seule la terre l’était. Et encore.

Les arbres centenaires le savaient, eux qui accueillaient stoïquement la pluie et le soleil, et avaient vu passer des générations d’hommes, et de femmes de toutes conditions. Tous retournaient un jour à la poussière, après avoir nourri la terre bienfaitrice, de leur chair en décomposition dans un cercle vertueux :la biomasse microbienne autour du cadavre permet à la vie végétale l’environnant, de se diversifier.

Lorsque ta sœur et toi, êtes moquées pour votre différence, pour le fait de n’être pas implantées, souvenez-vous qu’un jour, même vos détracteurs les plus virulents et acharnés, ceux qui auront passés leur temps à haïr, détester, détruire, ne seront plus. Ils pourriront sous terre encore plus vite qu’ils ne vous pourrissent la vie. Lâcher-prise : rien n’est éternel. Sauf l’ Eternel.

Il fut un temps où j’aurai longtemps lutté, crispée, au bord du précipice pour ne pas être inexorablement attirée par la force d’attraction du néant et sa supposée tranquillité. Mais aujourd’hui, ici et maintenant, était le moment parfait pour ne plus rester accrocher à ce qu’aurait dû etre la vie, comme si elle était gravée dans un quelconque marbre normatif. La vie était organique, à la fois prédestinée et accidentelle. Il nous fallait nous adapter.

Je me signai gauchement d’une croix maladroite, après cette prière peu conventionnelle, ressemblant plus à un pacte sacré envers moi-même qu’à une récitation craintive et dogmatique. Puis je remontai au bureau.

Ma prière fut peut-être entendue car le soir venu, malgré la douleur sourde de l’absence et la conscience aigüe de l’insupportable et irrévocable perte qu’elle entraine, j’eût le sentiment un peu honteux d’avoir gagné, malgré tout, la chaleur d’un foyer. La familiarité avec laquelle Skye et moi nous étions glissés dans la truculente vie familiale et monoparentale de Baissé tenait moins du miracle que des années durant lesquels celle-ci avait veillé sur nous en tant qu’employée appliquée et aimante, laissant parfois ses propres enfants à l’exception de Maya que j’avais rencontré par son intermédiaire, sous la responsabilité de tierces personnes. Baissé s’assurait que notre linge soit propre et repassé, que nos repas soient bien empilés dans le frigo suivant les jours de la semaine et notre régime alimentaire, et que nos devoirs soient bien faits. Et même si elle ne comprenait pas un traitre mot du blabla-esoterico-new-wave d’Oksanna, elle l’avait intégré à notre routine, comme le voulaient les directives de nos parents alors en vie. L’exiguïté de son appartement, et les disponibilités des unes et des autres, avaient depuis réduit ces possibilités.

Mais Baissé prenait d’elle-même l’initiative d’appeler certains soirs Oksanna et Doris , afin de préserver notre lien avec les autres « nounous ».

Aussi, je me sentais chez moi bien avant d’y avoir mis les pieds parce que Baissé était un ancrage sur et solide, auquel Skye et moi pouvions nous amarrer au sens propre comme au figuré, lorsqu’elle fermait sur nous ses bras replets, nous protégeant de l’âpreté du monde, vers lequel elle nous renvoyait après un revigorant câlin.

Ce soir, comme les précédents, « à la maison », la tablée fut animée et bruyante. C’était une tradition familiale à laquelle nous eûmes du mal à nous plier, Skye et moi, habituées à diner dans nos chambres respectives et devant des écrans distincts. Mais nous en appréciâmes très rapidement les bénéfices : Chacun énonçait, tour à tour, les aspects les plus marquants de sa journée. Qu’ils soient positifs ou négatifs, il y avait toujours une leçon commune à en tirer.

De joyeux échanges volaient ensuite au-dessus des assiettes pleines et du cliquetis de nos couverts. Environ une heure plus tard, nous étions tous couchés dans la chaude quiétude des étroits espaces personnels, qui nous étaient réservés. Je profitais ce soir là du tour de vaisselle de Maya pour parler à cœur ouvert avec Skye :

-Skye, je peux te demander, sans que tu te braques, où tu étais aujourd’hui ?

-J’étais en cours. Pourquoi ?

-Non, avant tes cours. Ce matin ?

Skye me jeta un regard soupçonneux, pas loin d’etre colérique.

-Pourquoi cette question ?

-Ecoute, je veux juste m’assurer que tout aille bien pour toi. Ce n’est pas une période facile. On a connu de nombreux bouleversements : on a perdu nos parents, notre maison, nos repères. Et moi, je me suis peut-être aussi égarée, un moment. Du coup, tu t’es retrouvée seule, je le vois bien. J’en suis désolée, j’aurai dû etre là. Je t’ai laissé te débrouiller toute seule, et malheureusement, il n’y a rien qui puisse être dit ou fait pour effacer cette période. Mais je suis là à présent : tu peux compter sur moi. Tu peux TOUT me dire. Je veux juste etre certaine que ça va, pour toi.

Skye se raidit un moment, avant de lâcher-prise.

-Et qui t’en as parlé ? Laisse-moi deviner…Bérénice !

-On ne peut rien te cacher. Oui, elle t’a vu ce matin, dans ce quartier mal famé…

-Où elle passait par hasard, je suppose…C’est qui cette fille à la fin, un agent de la police sécrète ou quoi ?

-Non, juste une personne qui s’inquiète pour toi, tout comme moi.

-Et puisqu’elle est omnisciente et omniprésente, elle t’a pas dit que j’en suis sortie avec une voiture ?

-Non, son enregistrement était plutôt court. On te voyait entrer mais pas en sortir…

-P*tain d’implantés, des mouchards sur patte ! Désolée, c’est sorti tout seul, je ne voulais pas être si grossière. En fait, c’est un garage pas cher, qui revend dans sa cour intérieure des véhicules d’occasion. Rien d’illégal, tout est réglo. Et j’ai aussi passé ma licence de supervision routière, en accéléré si tu veux savoir, afin de gagner en autonomie, aider un peu Baissé pour quelques courses ici et là. Je l’ai eu, et avec mes économies j’ai investi dans l’achat d’une petite flotte de véhicules robotisés, permettant un déplacement autonome en pilotage automatique. Je le vois comme un investissement.

Je la regardai, franchement admirative.

-Quoi, tu ne me crois pas ?

-Si je te crois ! Et je trouve tes choix très matures. Tu t’en sors finalement mieux que moi, ta grande sœur : t’as créé une boite, tu as innové, tu es devenue une star du net, t’as passé ta licence de supervision en conduite routiere, et investi dans une flotte de véhicules autonomes ! Waw ! Je suis hyper fière de toi !

Je pris ma petite sœur dans mes bras, instinctivement, sans la gêne habituelle, ressentant le besoin pressant de la protéger, et être à son apaisant contact. Skye, la revêche rebelle, posa sa tête sur ma frêle épaule de grande sœur. Nous étions désormais responsables l’une de l’autre.

-Tu crois qu’ils seraient fiers de moi ? me demanda-t-elle d’une petite voix, après une longue communion silencieuse.

– Fiers comme t’as même pas idée !

– Papa me ferait quand même remarquer que c’est une licence de supervision routière de vehicules autonomes, et non le permis super bolides, ajouta t-elle en souriant.

Le lendemain, je me dépêchai d’arriver au bureau afin de m’acquitter le plus tôt possible de l’ensemble de mes taches, et programmer une pause méridienne plus longue, me permettant de profiter pleinement du briefing de la réunion qu’avaient eu la vieille Bérénice et Roquette. Roquette, autobaptisée et non sans humour « lance-Rocket » pour l’occasion, dont le potentiel de combattivité avait dépassé les prévisions les ambitieuses de mon imaginaire guerrier !

-Ecoute, elle m’a bluffée, elle m’a juste bluffée débitait-Roquette dans un flux rapide et saccadé, à peine fût-elle assise. Je crois que personne n’aurait pu rater l’entrée d’une telle bombasse en salle de réunion. Les mecs étaient en chien. Tu sais quoi, ils bavaient tellement qu’ils auraient pu, tous ensemble, remplir une piscine olympique de bave lubrique ! Je crois qu’ils n’avaient jamais vu une telle apparition de toute leurs vies, y compris antérieures. Puis elle a sorti d’improbables lunettes des années 80’s, et elle s’est « évanouie » !

-Comment ça « évanouie « ? Elle est tombée…t’as fait un malaise, Béré ?…ça va ?

-Je ne suis pas tombée et tout va très bien. Ecoute plutôt le rapport de Diane !

-Quand je dis « évanouie », c’est parce que je ne trouve pas d’autres mots…je ne sais pas comment dire…Ce n’est même pas qu’elle a disparue, non elle s’est « évanouie ». Elle s’est comme fondue dans le décor, dans une sorte d’invisibilité cognitive. C’est pas qu’on la voyait plus ou on l’entendait plus, c’est qu’on avait juste plus conscience de sa présence incarnée, quoi ! Je n’ai jamais vécu une telle expérience.

Roquette semblait fascinée par cette scène, comme si elle la revivait en la racontait…ou plutôt la comprenait enfin, en l’explicitant. Elle poursuivit :

-C’est un peu comme une pièce négligemment posée sur le bord de la fenêtre que tu ne vois plus car tu es absorbée par le spectacle au-delà de cette fenêtre. Tu passeras 100 fois, peut-être même 500 ou 1000 devant cette pièce, et tu verras que la fenêtre, les rideaux, les volets, les carreaux sales, l’horizon lumineux…et puis un jour, tu verras à nouveau la pièce, et elle seule ! Ça nous a fait à tous dans la pièce, cet effet-là, lorsqu’à la fin de la réunion, Bérénice nous est comme « réapparue », en remerciant l’assemblée et en sortant la première. Ils étaient tous choqués ! Bravo ! Je ne sais pas comment tu as fait, mais tu les as eus en beauté, sans mauvais jeu de mots.

Bérénice ne boudait pas son plaisir et souriait malicieusement. Elle enchaina :

-Et comme nous nous en doutions, ces saligauds organisaient bel et bien des Thinkshare en marge de la réunion, dont Diane était exclue à son insu, et par extension aussi Fabrizio, le patron de Doleo. Ils ont profité de son « handicap » et de la démarche inclusive de Fabrizio pour mettre en place une véritable prise de contrôle de l’entreprise. L’Investisseur, Mr Sagato,était en fait un actionnaire majoritaire. Ils avaient collectivement prévu plusieurs étapes avec pour objectif final d’évincer Fabrizio : Tout d’abord, l’impliquer de moins en moins dans les décisions stratégiques. Puis procéder au déménagement du siège social, faire passer ses parts de 70%, à 5% , diminuer son salaire de 90% , après l’avoir rétrogradé au rang de simple salarié sans responsabilité, et enfin à terme… le virer, sans indemnités. J’ai rarement vu un tel concentré de cruauté, assumée en plus !

-Incroyable ! soufflai-je, absolument atterrée par ces révélations.

-Ils ont bien essayé, rajouta Roquette, de contester la validité du Procès-Verbal de réunion lorsqu’ils ont noté que Bérénice avait assisté à la réunion, et donc à leur Thinshare en aparté, mais nous avions respecté toutes les clauses : Nous avions leur consentement pour la mise en réseau des implantos, c’est juste que je n’y avais structurellement pas accès. Mais juridiquement, nous sommes couverts. Et la clause de confidentialité ne nous concerne pas, puisque j’avais demandé une autorisation exceptionnelle à Fabrizio pour Bérénice en la présentant comme une stagiaire en …Stage d’observation. Ca s’invente pô!

Elle fit un clin d’œil à l’attention de Bérénice en prononçant ces derniers mots.

-Alors là, Bravo les filles. A toi, une belle promotion bien méritée Roquette !

Et joignant le geste à la parole, je les applaudis chaleureusement. Lorsque Roquette nous quitta avec ses expansifs, toujours excessifs, tremolos, Bérénice et moi, nous retrouvâmes seules. J’osai enfin lui demander, surtout au regard des derniers développements, la raison véritable de sa présence parmi nous.

-Qui es tu finalement ?

-Je te l’ai déjà dit: tu m’as appelé. Et tu le sais.

-Je me souviens en effet, à présent, avoir écrit sur toi. Je te voyais plus rousse que blonde d’ailleurs…Mais, je ne pensais pas que tu apparaitrais. Tu étais un fantasme égarée de velleité de toute-puissance d’une gribouillarde en mal de reconnaissance…pas une personne incarnée. Au final, tu es quoi au juste…un programme avancé d’intelligence artificielle ? Un ange envoyé du ciel ? T’es quand même pas une version IA d’un de mes deux parents, hein …parce que là je ne te pardonnerai pas d’être revenu(e) sous cette forme en m’ayant légué ces gênes !

Bérénice rit, exagérément me sembla-t-il, de toutes ses belles grandes dents blanches.

-Disons que je ne peux pas te répondre avec précision car dés l’instant où je te dirai qui ou ce que je suis plutôt, la somme des possibilités qui ont permis mon existence s’annuleront. Et je disparaitrai. Mais sache, pour nourrir ta culture générale, qu’en alliant l’intelligence artificielle à la physique optique, on peut créer un système d’algorithme capable de modéliser des objets holographiques qui peuvent évoluer dans le même espace et interagir avec toi, Roquette, Michal, Baissé, un Conseil d’Administration crapuleux, et…Je suis le fruit de la science, pas de la magie!

-Ok, je comprends grosso modo, c’est ce qui te permet de t’« évanouir » aussi , par exemple ! Mais ça fonctionne comment concrètement, si tant est que tu puisses répondre ? Ça a un lien avec la lumière ?

– Tu es vraiment la digne fille de ton père. En effet, cette « illusion » est en partie possible grâce à un faisceau laser quasi invisible qui en se déplaçant très vite, va générer une persistance visuelle. C’est une technologie assez ancienne, connue sous le nom d’Optical Trap ou « piège optique », qui ne nécessite aucune force électrique comme l’implanto, mais plutôt une force thermique et va agir sur les particules absorbant la lumière, afin de créer l’hologramme…Bon, je m’arrête là, je sens que je te perds !

-En effet, la théorie de l’ange gardien descendu du ciel, en plus d’être beaucoup plus digeste, m’aurait davantage botté !

-Cela dit, j’ai quelque chose qui pourrait te plaire ! Tu ne sais pas à quel point il me tardait de vous délivrer ce message à toi et à ta sœur, mais vous deviez être prête. C’est un message de tes parents.

Je me redressai vivement, les yeux brillants.

-Quoi ?! Tu as donc vraiment connu mes parents ?

-Je ne peux pas t’en dire plus sans la présence de ta sœur !

Je gardai le silence pour ne rien laisser paraitre de ma colère. Mais la blonde, que j’invectivais muettement, devina mes pensées sans les lire.

-Je n’ai pas cessé d’être ton amie, tu sais. Ne m’en veux pas d’être aussi celle de tes parents et de respecter leurs dernières volontés.

-Je comprends, répondis-je, résignée.

La douce chaleur qui m’accueillit le soir, une fois rentrée, bien plus que l’appétissante odeur des pastels que Kora aidait à frire en compagnie de Baissé et Maya, me donna l’impression d’appartenir à ces lieux. On se sent chez soi, lorsqu’on est plus saisie par l’odeur intime des lieux habités, et qu’elle fait au contraire, partie de vous. Je me dépêchai de les rejoindre en cuisine, salivant déjà devant le délicieux diner qui nous attendait, et espérant chiper un pastel à la dérobée. Mais Baissé qui connaissait ma gourmandise de longue date veillait impitoyablement, régnant en despote dans sa cuisine. Je m’attablai auprès de Maya, dans ce gynécée culinaire, prenant ma faim en patience.

Skye avait gagné en aisance et en confiance depuis que Baissé l’avait prise sous son aile :

« Une femme doit savoir cuisiner, conduire et nager » se plaisait-elle à répéter, bien qu’elle n’ait qu’une compétence parmi les trois. Et aucune intention d’acquérir les deux autres.

-Courir vite, peut aussi aider dans certaines circonstances, ajouta Maya qui venait de prendre un pastel et filait le manger en dehors de la cuisine.

-T’as intérêt de courir vite, gare à toi, si je t’attrape ! menaça sa mère, riant de sa facétie et son culot.

Maya revint sur ses pas, et rompant le pastel en deux, m’en tendit la moitié, que je saisis aussitôt. J’avais terriblement faim. Je l’avais déjà avalé à moitié lorsqu’elle dit :

-Maman, tu as vu, on est deux sur le coup ! Je demande une amnistie !

Je n’en revenais pas, Maya était en effet vraiment culottée. Skye, sur ces entrefaites, demanda le silence en frappant une écuelle en bois contre un bocal en métal.

-J’ai une annonce à vous faire. Et comme il n’y a jamais vraiment de « bons moments », on va dire que celui-là fera l’affaire. J’en reparlerai aux garçons aussi à table, mais bon, ils sont pas décisionnaires. C’est pas facile du tout à dire, en fait…

-Parle, on t’écoute, ma fille, la rassura Baissé.

-Voilà, je voudrais prendre une année sabbatique dès à présent, si vous m’y autorisez. J’ai bientôt 15 ans, j’ai un an d’avance, j’ai des économies. J’ai prouvé ma maturité en lançant SILN, qui a très bien marché. Je viens de le revendre et franchement, j’ai fait de très bons bénéfices, avec lesquels après avoir bien réfléchi…je voudrais voyager. découvrir au moins les autres états et fédérations.

-Mais…et ton école ? demanda Baissé

-Je peux reprendre l’an prochain, en profitant de mon année d’avance. J’aurai aucun retard.

-C’est pour ça que tu as investi dans une flotte de véhicules autonomes ? demandai-je, un peu sonnée par la nouvelle.

-Non, j’ai profité d’une bonne occasion pour investir. Je me suis pris un van d’occasion…un Wolwaggen T1,que je suis en train d’aménager en Tiny House.Je veux voir du pays comme nos parents l’ont fait, et ils nous ont toujours encouragé à le faire jeune !

-Mais tu es si jeune, tempéra Maya, tu n’as pas peur ? Toute seule, sur les routes ? C’est déjà trés déconseillé aux adultes, alors aux ados….

-J’ai un plan de route, et toutes mes étapes seront connues. Ca sera relativement encadré. On se parlera tous les jours via l’holophone….je voudrais avoir ton autorisation, Kora…et toi Baissé, ta bénédiction me serait précieuse !

-Si c’est moi, je n’ai pas les moyens de t’en empêcher, tu le sais bien. Mais je suis pas trop d’accord. Bon, comme c’est Kora qui décide de toute façon, tu as ma bénédiction.Tu l’auras toujours : tu as largement prouvé que tu étais une jeune fille avec la tête sur les épaules.

Baissé la prit dans ses bras, de la façon si particulière qu’elle avait de le faire depuis que nous étions enfants. Je proposai , quant à moi, mitigée:

-Est-ce que je peux te donner ma réponse sous 24 heures ? On a un rendez-vous important demain. On décidera ensemble après.

Je savais que le terme « ensemble » la rassurerait, et de toute façon, l’autorité que je pouvais avoir sur une presqu’adulte, qui s’était montrée plus mature que moi sur bien des aspects, ne pouvait qu’etre concertée. Mais Maya avait raison, les autorités déconseillaient fortement de sortir des frontières.

-Bon sur ce, blagua Maya, moi aussi je veux arrêter mes études pour un an et voyager, maman ? T’en penses quoi de cette idée ? T’es fan ou pas ? Et si je le faisait en slow-trottant, le nouveau sport à la mode, hum ?

-Toi ?!, rit Baissé à gorge déployée, mais t’as même pas assez d’économies pour faire le tour du quartier….Tu veux aller où? Comment?

Nous éclatâmes toutes de rire avant de passer à table. La perspective d’un éventuel futur départ rendait ces moments de joie et cohésion familiale, d’autant plus précieux.

Le lendemain, nous rejoignîmes Bérénice au lieu de rendez-vous qu’elle nous avait donné, un parc en centre-ville, qui était aussi l’un des poumons verts de la ville depuis le 19é siècle. Etabli dans une ancienne carrière, il disposait de vastes espaces clairs, de grands arbres centenaires dont un majestueux sophora aux branches sinueuses, dansant une bacchanale au-dessus de l’eau. Une île rocheuse et poétique élevait, au milieu du lac, un temple antique dédiée à la Sybille, prêtresse de la divination. Nos parents avaient toujours adoré ce lieu reposant : Bérénice avait fait un excellent choix.

Nous la vîmes arriver avec une femme d’âge mur, très élégante et soignée. Son visage déterminé s’éclaira d’un large et chaleureux sourire en nous voyant, comme si elle nous reconnaissait. J’étais à peu près certaine de la croiser pour la première fois.

-Les filles, dit Bérénice, je suis particulièrement émue et honorée de vous présenter Fatem. Elle a bien connu vos parents, et a beaucoup de choses à vous dire à leur propos. Je vous laisse avec elle.

C’était aussi la première fois que je voyais Bérénice, visiblement émue. Alors qu’elle s’éloignait, nous laissant en compagnie de Fatem dont les yeux aussi étaient embués, je lui demandai :

-On te revoit après, Béré ?

-Ça ne sera pas nécessaire. Mais je ne suis jamais loin. Si tu as besoin de moi, tu sais où me trouver, répondit-elle au loin, en faisant mine de griffonner.

Après avoir pris une longue inspiration, et laisser s’échapper une larme, Fatem nous prit chacune une main :

-Je suis très contente de vous rencontrer enfin. Je déplore que ça le soit dans ces circonstances, et je vous présente toutes mes condoléances. J’aimais beaucoup Erik et Line, et j’avais la plus grande admiration pour eux. Vous leur ressemblez tellement :je vous regarde et je les vois, désolée. Ca me bouleverse. On s’assied ? Vous devez vous demander qui je suis…On ne s’est en effet jamais rencontré. Mais je vais tout vous raconter.

Elle reprit, une fois assise, en nous faisant face. C’était une belle femme à la peau cuivrée.

-« J’ai d’abord connu votre mère, Line, très jeune, ou plutôt sa petite sœur Alma. Nous nous sommes rencontrées sur les bancs de l’école, du même quartier d’Odysséa. On a quasiment fait toute notre scolarité ensemble. Line était pour nous, une grande sœur du quartier. Elle avait déjà l’esprit libre et fantasque qui l’a caractérisa toute sa vie. Elle quitta le quartier bien avant nous pour entrer en résidence universitaire. Ce choix me sauva peut-être la vie. A cette époque, certains pères de famille dans ces quartiers enclavés qui n’avaient jamais eu de problème avec la mixité, ont été peu à peu manipulés par leurs fils, les fameux « grands frères » qui prônaient un retour aux valeurs plus rigoristes et rejetaient la mixité, et le métissage. Mon copain de l’époque était d’une autre origine que la mienne. Je devins une cible pour eux. Lorsque les premiers enlèvements commencèrent, je ne me sentis pas immédiatement concernée, mais le récit de l’enlèvement de ma cousine m’invita à la plus grande vigilance : ayant réussi à s’échapper dans un premier temps, elle avait ensuite été piégée par sa famille qui l’avait mise manu militari dans l’avion afin de la marier à un cousin au pays. Son départ me choqua. Quand j’appris que ma sœur et moi, allions faire l’objet d’un mariage forcé, polygame et incestueux, avec des inconnus ayant deux fois notre âge, j’ai fui et je me suis réfugiée chez Alma, ma camarade de classe…votre tante que vous ne connaissez probablement pas. Elle nous a emmené dans la chambre universitaire de votre mère, afin que nos « grands frères » ne sous trouvent pas. Nous y sommes restés cachés une semaine et avons pu faire toutes les démarches à l’aide de certains professeurs et travailleurs sociaux. Je dois à votre mère la vie. J’ai pu poursuivre mes études, voyager, devenir une femme indépendante et autonome. Epouser l’homme que j’aimais, tout comme votre mère, qui épousa un homme merveilleux, mais sans fortune…ce que sa famille qui avait pris une certaine orientation idéologique et ultralibérale, ne lui pardonna jamais.

Votre mère ne le réalisa pas tout de suite, mais elle perdit peu à peu la place d’ainée qui était la sienne au profit de ses frères et sœurs ayant mieux réussi, portés par une ambition dévorante. Votre mère se réjouissait pour eux, et elle ne voyait pas comme ils la tournaient en ridicule dans son dos, avec leurs proches, dont mes « grands frères », devenus leurs hommes de main.

Lorsque votre grand-père, pilier de la famille et authentique humaniste, est mort…toute la famille s’est arrangée pour piller l’héritage de votre mère, beaucoup plus conséquent que le leur. Ils se sont offert les services d’hommes de lois, de notaires et plusieurs autres cœurs de métier, corrompus. Votre mère n’aurait même pas pu franchir les portes d’un commissariat de quartier sans être aussitôt signalée, et sans certitude non plus de recouvrir ses droits. Elle était devenue une citoyenne de non-droit. Son caractère patient et pacifique l’a beaucoup desservi, face à la cruelle cupidité des siens. A cette époque, elle fréquentait déjà votre père, et voulait l’épouser. Et la tragique histoire des filles de banlieue, supposées passer de la tutelle de leurs pères à celle de leur époux, s’est répétée. Avec l’expertise des « grands frères », votre famille a essayé de la piéger, à son insu, dans un mariage illégal et arrangé avec un cousin. L’objectif était patrimonial, récupérer sa trop grande part d’héritage mais le cousin, qui se voyait déjà avoir des droits sur elle qui n’était même pas informée de ce projet machiavélique, a essayé de la violer.

C’est devant la mansuétude familiale face à des faits aussi graves, et leur volonté collective de l’incriminer elle afin de protéger le seul fautif qu’elle a décidé de s’enfuir. »

-Aidée de tante Alma ?

– Votre tante Alma ne l’a pas aidé. Bien au contraire…C’est aussi le cas de votre grand-mère. Parfois, les femmes sont les gardiennes les plus fidèles du patriarcat oppressif, tant qu’il leur assure une place de choix. C’est l’un des « grands frères » de quartier, qui a probablement eu pitié d’elle qui m’a contacté et m’a aidé à l’exfiltrer. J’ai organisé sa fuite et sa disparition. Elle a pu épouser votre père, et accessoirement changer de nom, de région, de vie. Elle ne les a jamais revu, mais elle et moi sommes devenues très proches. Nous organisions des « exfiltrations societales» pour les femmes victimes de violence, mais surtout d’emprise. Y compris la forme la plus insidueuse d’emprise, le contrôle mental et la cybertorture.

Elle marqua une pause et pu lire l’admiration béate que nous avions pour notre mère, dans nos regards attentifs. Ceci expliquait toute ces longues absences, cette constante indisponibilité.

-« Votre mère a beaucoup souffert, poursuivit-elle. Elle a connu la cybertorture. Ca ne vous parle pas, et c’est normal…. Aujourd’hui Implanto est un mode de communication connue de tous, mais à l’époque, les choses étaient différentes. C’était une période d’incertitude et très complexe. Une certaine catégorie de personnes étaient ciblées par des expériences illégales, comme la cybertorture. C’était le cas de votre mère, qui faisait l’objet d’une forme de traite humaine. Je soupçonne Alma qui a toujours eu le bras long de l’avoir balancé dans ces programmes informels, paraétatique, couvert par le cartel militaire et le secret defense. Mais votre mère n’était pas la seule : de nombreuses personnes, considérées par leurs pairs un peu mieux lotis, y compris leurs proches, comme des personnes inutiles, alimentaient ce traffic d’êtres humains. Une nouvelle forme d’esclavage pour des surnuméraires vivant, soi-disant, aux crochets de la société. En échange de politiques publiques d’assistanat les concernant, des programmes confidentiels de cybertorture expérimentale avait été mis en place. C’était probablement considéré comme un échange de bons procédés.

D’autres étaient ciblées pour des raisons politiques, ou personnels comme votre mère, et atterrissaient dans les mêmes programmes, ce qui confirmaient bien leur aspect punitif et éliminatoire, car personne ne les croyait et ils passaient pour schizos.

Ces expériences ayant permis de mettre au point une innovation technologique majeur, l’Implanto, marquant notre entrée dans la véritable révolution numérique, certains politiciens réactionnaires ont étouffés ce dossier, en considérant même que c’était un service rendu à la nation, puisqu’ en dehors de cela, ce qu’ils estimaient etre des rebuts de la société n’avaient rien à offrir d’autre que ce tribut nécessaire au progrès. »

Skye et moi étions en larmes. Notre mère avait vécu l’horreur, mais avait tenté par sa joie débordante qui n’avait d’égal que cet opaque omerta, de nous protéger.

-Vous pouvez être fières de votre mère. Elle aurait pu tourner le dos à tout cela et vivre égoïstement sa vie, mais au lieu de ça…elle a rendu au centuple qu’elle a reçu.

-Comme vous, précisai-je, en lui reprenant la main.

-Merci, c’est très gentil. Mais sans vos parents, Line et Erik, je n’aurai pas pu poursuivre mes exfiltrations et organiser les disparitions de femmes violentées. La mise au point d’Implanto, communication par empreintes cérébrales qui sont aussi que les empreintes digitales, a compliqué nos process. La géocalisation de ces femmes devenait possible et très aisée pour un bon biohacker, et c’est pas ce qui manque chez leurs prédateurs. Ce sont vos parents qui ont mis en place un nouveau protocole avec brouilleur de fréquences, et ont acheté un domaine recouvert d’un dôme électromagnétique. Ca a sauvé le programme, et tant de femmes !

-Et votre cousine qui a été enlevée et envoyée au pays. Vous avez pu faire quelque chose pour elle ? s’enquit Skye

-« Ma cousine, c’est fini pour elle. Elle est engluée dans une tout autre dimension, prise au piège d’un mariage polygame. J’ai essayé de l’exfiltrer depuis le pays, mais elle n’a pas voulu : elle avait déjà des enfants. Elle aurait pu faire un mariage arrangé, mais finalement heureux comme pour certaines, mais qui dit « polygamie » dit aussi « régime matrimonial », ce qui implique de revenir à la base de ce qu’est le mariage : c’est un contrat, protégeant les intérêts des épouses, mais surtout ceux de leur descendance.

Or, quand un patriarche monogame meurt…c’est déjà le panier de crabe au niveau des ayants droits, au regard de la succession qui relève pourtant du droit napoléonien. Votre maman en a fait les frais.

Au pays, le régime polygame, fait partie du droit coutumier…et disons que même l’astrologie, qui fait le lien entre la position des astres et l’humeur de Mme Michu dans la journée, est plus précis et concis que le droit coutumier. La coutume, orale en plus, c’est « A » le lundi, et peut-être « Z » le lendemain: ça dépend souvent de votre capacité de distribution de pagnes, caisses de bière, régime de bananes, ect….

L’interprétation de la coutume, c’est la grande roue, et la polygamie, c’est la pagaille, au niveau des droits de succession, il n’y a aucune protection juridique des ayants-droits :c’est un contrat imparfait qui , pour moi, n’a pas lieu d’être ! Mais on marie et de force de jeunes filles n’ayant rien demandé, sous ce régime ! Pour le replacer dans un contexte occidental, la polygamie du droit coutumier, c’est le genre de contrat que font les assureurs avec les clauses invisibles en police 5, noyés dans la 251éme page, dans un français abscons, et qui vous prive de vos droits au moment où vous en avez le plus besoin….Ma cousine qui était la 6éme épouse d’un inconscient, vit aujourd’hui dans la plus grande indigence. Aucun de ses « grands frères » ne pourvoit à ses besoins. Je suis la seule à lui envoyer, quand je le peux, des subsides. Excusez-moi, je me suis un peu lâchée…on touche un sujet si personnel. »

-On comprend parfaitement. Vous n’avez pas à vous en excuser. Merci d’être venue jusqu’à nous, nous parler de nos parents. Ça nous fait tellement de bien !

-« Je ne suis pas venue que pour ça. Vos parents se sont assurés que Bérénice m’introduise à vous au moment où vous seriez prêtes à m’écouter vous confier une histoire dont ils n’ont pas voulu vous embarrasser de leur vivant. Je suis en quelque sorte « la passeuse« ! A présent que vous connaissez leur histoire, vous êtes préparées à faire vos choix : ils m’ont aussi confié deux enveloppes à votre attention. La première concerne votre famille maternelle et son vaste domaine familiale, dans la fédération d’Odyssea, où vivent votre grand -mère , Alma et ses enfants. C’est à trois heures de route. Vous avez certainement des cousins et cousines de votre âge que vous voudrez peut-être rencontrer. Ou Pas. C’est un choix qui vous appartient, Dans la deuxième enveloppe, vous avez l’adresse du dôme de vos parents, qui est restée un lieu de mise à l’abri pour les femmes violentées. Il est à l’opposé. Je ne vous cache pas que je préférerai que vous preniez celle-ci, afin de poursuivre le programme d’exfiltration, mais je ne dois pas influer sur votre décision. Les directives de vos parents sont très claires : Vous pouvez n’en choisir aucune, ou prendre les deux et les bruler dans la seconde suivante. Aucune contrainte. De toute façon, nous resterons en contact. Comme Bérénice et Baissé, je veille aussi sur vous. Je dois vous laisser à présent : certains groupes, adeptes du crime de haine pratiqué en meute, me surveillent. Je ne voudrais pas que votre image soit associée à la mienne : c’est trop dangereux. »

Elle les embrassa chaleureusement l’une et l’autre, et se sauva presque aussitôt.

Se rendre à la première adresse était pour nous une évidence. Skye avait par chance choisi un véhicule autonome aux options les plus avancées, ce qui nous laissa tout le loisir de débriefer cette rencontre bouleversante. Je choisis, consciente que nous aurions à affronter une prochaine lourde charge émotionnelle, le parti de l’humour :

-Alors, Mme Michu…Aka SILN, ironisai-je, vos prévisions seraient donc aussi aléatoires que vos sautes d’humeur ? Hum…

-Sérieux, j’étais trop mal quand elle a parlé de ça ! Tu crois qu’elle a entendu parler de SILN ?

-Qui n’a pas vu ta conférence TedEx, serait plutôt la question…Rappelle moi le nombre d’hololike s’il te plait ?

-Je sais, c’st aussi pour ça que j’ai tout lâché ! J’en avais marre de cette surexposition, même si elle n’était que locale. Bon ok, peut-être fédérale quand même!

-Ca répond pas à ma question…cette science « divinatoire », ça t’es venu comment ? On a grandi ensemble et tu ne pouvais même pas prévoir le jour de tes règles. C’était de l’esbrouffe, un coup de génie marketing ?

-J’aurai pas eu des taux de réussite avoisinant les 90% si ça avait été une simple arnaque. Je ne suis pas à ce point géniale. C’est juste de la science et du bon sens. On a crée un code qui permet de faire une simulation, donc une prédiction, Tout repose essentiellement sur le choix des paramètres qui va définir les différentes possibilités, le tout est optimisé par la vitesse de calcul que permet l’ordinateur quantique. Les simulations sont ensuite complétées d’éléments que je grapille lors de l’entretien…rien de nouveau sous le soleil, c’est de la psychologie pour débutant…

-Et c’est cette méthode que tu as vendu avec la boite ? Bravo ! Mais t’es vachement douée en fait. Maya avait raison : heureusement que t’es pas implantée !Tu serais bien capable de briguer la présidentielle le mois prochain…

– Ca risque pas! Nos parents avaient complétement raison sur les dérives d’un progrès scientifique mal encadré. J’aurai aimé le réaliser et le leur dire.

– Tu crois qu’on fait bien d’aller voir la famille de maman?

– J’en sais rien…On verra bien sur place, non?

– Et sinon, puisque tu es si calée en NBIC…est ce que tu saurais me dire, toi, ce qu’est Berenice exactement? On a une réelle sensation d’incarnation physique en l’approchant…la science est déjà capable de créer un hologramme aussi vrai?

– Hum…Possible. Les technologies vont tellement vite de nos jours. On a à peine le temps de tourner la tête qu’une innovation vient en remplacer une autre, et ainsi de suite. Regarde, par exemple le métavers implanté, il est trés sensoriel, je dirais même presque trés innervé: les cinq sens sont transposés dans une sorte de virtualité faite réalité, et non plus l’inverse. Je crois que même au début d’internet, à l’époque de la gratuité des codes sources, quand tout était encore un vaste espace vierge plein de possibilités, on atteignait pas ce niveau de démesure quasi vertigineux dans l’exploration de l’infini. Les frontières sont sans cesse repoussées avec les métavers, la réalité augmentée, la réalité virtuelle, à tel point sis’, que je me demande même si on en viendra pas à s’ interroger sur ce qui fonde le principe de réalité.

– Waow, t’avais tout ça en toi et moi, je suis passée à côté toute ma vie, dit Kora admirative, En tout cas, t’as bien fait une filière scientique, je confirme. Tu parles déjà comme eux: en répondant à toutes les questions, sauf à celle qu’on a initialement posé.

– Non, ça c’est la politique, justemment!

La capsule s’immobilisa une demi-heure plus tard devant une grande batisse au style victorien qui se dressait fièrement au milieu d’un impeccable jardin à la française et son bassin central. Nous n’eumes pas vraiment le temps de réflechir à ce que nous allions dire, ni comment nous présenter que nous sonnions déjà à la porte. Une domestique en livrée nous ouvrit la massive porte, sans nous laisser la moindre ouverture pour un éventuel passage.

– Bonjour, en quoi puis-je vous aider?

– Nous aimerions voir madame Andrieux, dis-je d’une voix claire et décidée.

– Mme Andrieux, mère ou fille?

– Peu importe, l’une des deux, si c’est possible.

– Ca ne sera malheureusement pas possible. L’une est absente et l’autre se repose. Pourriez-vous repasser dans une heure?

Nous rebroussames chemin, déçues. Une Baissé nous aurait fait entrer, permit de nous asseoir et nous rafraichir avec un verre d’ eau. Ces gens arrosaient leur jardin prétentieux de plusieurs litres d’eau par jour , mais étaient incapables d’offrir un verre d’eau à un visiteur, de passage.

Nous n’ eumes pas besoin de beaucoup nous concerter pour déchirer, après entente tacite, l’envellope qui les concernait. Si nos routes devaient se recroiser un jour, soit. Mais nous n’en serons pas à l’initiative. Inutile de contrarier le destin: notre curiosité avait été satisfaite.

Nous ouvrimes alors fébrilement la deuxième envellope qui contenait une adresse, un jeu de clé et une photo. Au premier plan, nos parents tels que nous les avions connus. Délurés, amoureux de la vie, autant que l’un de l’autre. Derrière eux, un chalet en bois rustique et accueillant, entouré d’une luxuriante végétation et dégageant une lumière diffuse et apaisante, depuis la grande baie vitrée de l’entrée.

Nous reprimes la route en sens inverse. L’état fédéral vers lequel nous nous dirigions était à l’extrême opposé mais l’autonomie de la capsule était suffisante. Nous n’avions encore jamais été si loin, le cloisonnement fédéral n’était pas explicite mais la mobilité était peu encouragée, voire suspicieuse. Mais au delà du simple appel à l’aventure chère à Skye, le devoir filial nous appelait dans ce cas.

Qu’il s’agisse de nos parents décédés ou de notre trinité de mères de substitution (Baissé, Fatou ou même la fantasque Bérénice), tous comptaient fermement sur notre solide détermination à vivre, non suivant les critères de réussite ou de succès établis par la société, mais dans le respect de nos aspirations les plus profondes: Trend’Art voulait m’embaucher, mais cela pouvait attendre. Le road-trip de Skye, en tiny house écolo, aussi. Peut-être même assez pour qu’elle change d’avis. Qui sait!

En revanche, il nous tardait d’aller à la rencontre de la secrète mission de vie qu’honorèrent dignement leurs parents, toute leur vie durant.

LINE ET ERIK

Les paysages defilaient à une vitesse si délirante au delà de la capsule, que ni Skye, ni moi ne remarquames qu’ils avaient changé de nature. Skye voulut masquer la monotone trace cinetique dans laquelle ils se fondaient, en projetant sur les vitres une ambiance teintée s’harmonisant avec la playlist electro-dub qui passait en boucle depuis le début de leur road-trip improvisé. Mais je la retins, aprèsavoir ralenti la vitessse, fascinée par l’apre rugosité des irregulières parois rocheuses encadrant la route sinueuse. Bien qu’en mode de conduite autonome, nous avions activé la commande vocale de supervision après deux ou trois virages surraigues qui nous causèrent quelques frayeurs.

« Flash info: Nous interrompons ce programme musical pour vous informer du deces de la militante feministe pour les neurodroits de l’homme, de la femme et des etres vivants, Fatem Bassop-Diop. L’activiste a perdu la vie dans un accident de la circulation survenu aujourd’hui. Une enquête est ouverte, mais la piste de la defaillance technique n’est pas à écarter. »

Skye et moi nous regardions, sonnées. Je m’apretais à formuler à haute voix l’angoissante interrogation qui s’imposait, sans pour autant la matérialiser et l’ancer irrévocablement dans une triste et sordide réalité, lorsque la capsule marqua un arret sec et brutal avant la fine ligne de démarcation, séparant la route goudronnée d’un chemin de terre sableux. Les commandes ne répondaient plus, quelques soient les vaines manipulations que Skye tentaient.

— C’était peut-être pas une si bonne idée que ça, le Val De garde, tentai-je de blaguer, sans conviction.

— Je comprends pas ce qui se passe. La cause n’est pas interne, ça vient de facteurs exogènes que je ne parviens pas à saisir, là tout de suite…Je sais pas…C’ est comme si le système avait été désactivée sur ce territoire.

— Et où sommes-nous? Est ce que le système de géolocalisation de la capsule fonctionne encore? Parce que sinon, on a un vrai problème: les montres connectées sont à plat!

— Non, il marche plus non plus. Il va falloir qu’on trouve un patelin, même dans ce bled paumé, afin de nous repérer. On va bien trouver quelqu’un quelque part pour nous aider! Et puis, nous avons les coordonnées du chalet des parents. Ca devrai aller…..Quoi, t’as peur?

Je ne bougeai pas, et ne répondais pas. «  C’ est pas vrai! T’as peur! » Skye riait,tandis que j’hésitais en effet à sortir du véhicule, tout en ayant bien conscience que nous n’avions pas d’autres options. Aucune de nous n’étaient implantées, personne ne risquait de nous venir en aide puisque nous n’avions même pas indiqué à Baissé et Maya le lieu où nous nous rendions, au chalet parental, dans ce dôme mystérieux qui fût le fruit de leurs efforts et de leur sacrifice.

Je suivis finalement un peu penaude et honteuse ma petite sœur , dont le pasfermeet décidé, bravait l’adversité, à plus de 100 mètres devant moi.

Skye voulait absolument couper par une des allées aléatoires et sombres qui s’enfonçaient entre les roches, en affirmant avoir repéré quelques minutes avant complète deconnexion du véhicule un petit village, peut-être un hameau, où nous pourrions solliciter de l’aide. La rue sur laquelle la capsule s’était arreté , était peu fréquentée, voire pasfréquentée du tout. Pas une seule voiture n’était passée depuis notre arrêt. J’ insistais pourtant pour qu’on la longe à pied dans l’espoir de croiser un providentiel véhicule. Skye ne m’écouta pas, et entreprit d’enjamber un haut talus avec sa détermination habituelle. Cédant à la peur panique de me retrouver seule, je la suivis en trottant, dépitée.

Au bout d’une demi heure de marche, nous tombâmes sur un village troglodyte, dont la place centrale regroupait une dizaine de tablées silencieuses. Les habitants, statiques, d’abord immobilisés par l’univers captif de la métasphère, se défigèrent un à un, au fil des déconnections, nous jetant tour à tour des regards méfiants et sourcilleux, sous leurs chapeaux à larges bords. La plupart des personnes assises étaient des hommes, accompagnés pour quelques rares d’entre eux, de compagnes. Les lunettes noirs que certains portaient, ne parvenaient pas à masquer l’animosité franche que nous provoquions du simple fait de notre présence.

Alors que mon regard, gené, balayait l’architecture surprenante des batisses encastrées dans la pierre, je crus voir à l’une des fenêtres un drap blanc, séchant sous le soleil dru, sur lequel était inscrit en lettres écarlates: « PARTEZ». Lorsque je levais les yeux à nouveau vers la fenêtre, elle était close. Nulle trace du drap,ni du message.Je l’avais néanmoins reçu, qu’il s’agisse ou non d’une hallucination, et heureux hasard, il s’accordait parfaitement à mon souhait le plus pressant.

Nous pûmes néanmoins acheter de l’eau fraiche, quelques snacks locaux, recharger nos montres connectées et entendre les voix chaleureuses de Baissé et Maya à qui nous ne manquèrent pas de donner notre localisation. Il n’y avait fort heureusement aucune chambre de disponible dans ce lieu inhospitalier, mais les coordonnées du dôme indiquait qu’il était tout près, par delà la « fôret interdite » aux abords du village.

— « Foret interdite »?! Non, mais ils se croient dans un conte des frères Grimm ou quoi? Ironisa Maya, moqueuse.

— Vous n’êtes pas d’ici, jeune fille, l’interrompit séchement la forte femme drapée à la caisse, ça se voit à vos paroles inconsidérées, mais surtout à votre accoutrement: des shorts beaucoup trop courts, et complètement échevelées. C’est parfaitement inconvenant.Où sont vos maris? Une femme correcte reste sous la responsabilité deson mari. Elle ne court pas les rues comme une je-ne-sais-quoi!

Elle termina sa diatribe indignée par un glacial «  Sur ce, bonne fin de journée! »? , nous signifiant notre congé dans sa boutique dont nous bloquions l’entrée. Je saisis à temps Maya, qui s’appretait à lui répondre vertement, par les épaules en la poussant vers la sortie.

La fôret interdite était un écosystème vert et opaque, monde dans le monde, avec des branchages entravant le passage de tout intrus de ses ronces ciselés auxdents meurtrières. J’avançais péniblement, derrière une Skye vaillante et comble de la honte, encourageante. Sa vigueur croissait proportionnelement à mon abattement, qui suivait me semblait-il, la course déclinante du soleil, caché derrière de lourds nuages. Pourcouronner le tout, une pluie diluvienne s’abattit sur nous au moment où une ronce particulièrement perfide, me déchira la jambe droite. Je hurlais de douleur en claudiquant.

— Tu exagères, persiffla Skye, ce n’est même pasune égratignure. Allez, bien tenté, mais on avance!

— Non, toi avances si tu veux, mais moi je fais une halte. Je ne peux pas faire un pas de plus. Et puis, tu veux aller où sous cette pluie? ! Regarde, tout est sombre et boueux…C’est plutôt le moment de voir si tout ce qu’on a appris chez les scout et avec les parents, tient vraiment la route in situ!

Je devais faire peine à voir car Skye rebroussa chemin et s’adossa à son tour, contre l’arbre sous lequel je m’étais laissée choir.

— C’est Baissé qui avait raison en vrai sut ta copine Bérénice: elle est jamais là où elle est supposée être et toujours là où elle devrait pas. Elle nous serait pourtant bien utile en cet instant précis, tu crois pas?

J’étais si épuisée et essoufflée que je me contentais de poser ma tête, lourde et vaporeuse sur son épaule, au moment où elle s’assit près de moi. Ma forte petite Skye, si brave, courageuse, intrépide, si solide, si…Je sus que je sombrai dans le sommeil au moment où je ne perçus plus distinctement le son de sa voix…ou de la mienne.

— Du chaos naissent les étoiles…

Une femme noire sans âge, enturbannée, le front haut et scarifié, avait remplacé Skye à mes côtés. Je n’éprouvais plus aucune douleur, et les immenses arbres de la forêt formait en cet endroit un puis de lumière, dans leur farandole. J’étais comme hypnotisée par sa voix, calme et mesurée, ressemblant à une sonate oubliée. Nous étions alors plongées dans un silence, habté parde fortes vibrations collant à l’air comme une brume agitée. La femme semblait soupeser chaque mot sortant de son être, avant de les libérer telle une délicate brise.

— Le chaos, poursuivit-elle; devient étoiles à condition de trouver en soi les ressources pour l’affronter, et le dompter en le travaillant à même la pâte , grace à une résilience créative. Tout est matière, finalement! Vous n’êtes pas ici par hasard. Il y’a plusieurs années, j’ étais aussi à votre place. J’ai du , ici même, dans cette forêt affronter un serpent sept nuits succesives! Vous imaginez…Je venais de fuir un programme musclé d’encerclement systémique en réseau et élimination sociale…Tout comme vous, j’ai dabord été accueillie comme une étrangère bizarre. Avec défiance. Seul le Nganga, le sorcier, m’avait reconnu. Les gens d’ici se détournaient de moi en crachant comme pour évacuer un mauvais sort, même après avoir été avisée que j’étais « dupliquée », ce qui dans une culture où les ancêtres ne cessent de revenir sous les traits d’un nouveau-né, n’a pourtant rien de bizarre…

Celle qui aurait du être ma mère dans cette dimension, si elle n’avait pas perdu mon double à la naissance, refusait même de croiser mon regard. Ici, tu n’esvrien sans ton nom. Et il se trouve que les gens appelent leurs enfants par leur nom, avant même qu’ils ne les conçoivent. Lorsque l’enfant vient au monde, son nom est révélé au clan. Ici, tu n’esrien sans ton nom. Celui que j’avais en arrivant, Guinée Oblé, ne signifiat plus non plus rien, nulle part. Le nganga m’encouragea à donc trouver mon nom caché….Ca n’a pas de sens pour toi? Ca n’en avait pas non plus pour moi! Hum, s’il fallait donner un nom à chaque chose n’ayant pasexisté, chaque ébauche de vie perdue dans les limbes!

Et pour retrouverce nom secret, je devais affronter mes peurs, dans cette foret interdite. Ce serpent m’a tourmenté , nuit après nuit! Jusqu’à ce que je saisisse sa peau visqueuse et écaillée entre mes deuxmains nues, et que j’arrache son hideuse gueule ouverte à pleine dents, avant de la recracher vaincue et inerte!

En rendant l’âme, poursuivit-elle, ce serpent m’a restitué mon identité. J’avais affronté, et vaincuema plus grande peur. Dès lors, tout a repris sa juste place, et j’ai été accueillie avec cette chaleur rustique qui caractérise les miens, et leurs proches: les gens d’ici sont aussi simples et rustres qu’ils sont vrais et bienveillants. Je te raconte tout ceci car un combat aussi t’attend. Toi et ta sœur. Cette guerre est avant tout spirituelle, une guerre vieIlle comme le monde, muette et secrète comme la roche fosilisée. Certains traversent la vie , les bienheureux sans avoir conscience de ce qui est invisible à l’œil, sans prendre connaissance de cette dimension. Ils n’en meurent pas cela dit….ou plutôt si! Ils en meurent, mais comme nous tous, cela dit

Elle éclata de rire, sans ouvrir la bouche. Un rire dont le tintement joyeux flotta longtemps, se reverberant d’arbre en arbre.

— Je comprends pas, on va affronter un serpent? demandai-je, étonnée de ne pas avoir à bouger les lèvres pour m’exprimer, horrifiée et endormie.

— Ne sois pas naive! Le serpent est un symbole. Il prend des formes et des significations différentes suivant les cultures.

— Mais…mais vous prétendiez avoir terrassé un boa..

— Moi?!!! S’offusqua t-elle, interdite, j’ai jamais parlé de boa géant! Cela pourrait être un python, un cobra, la mauvaise langue d’une rivale jalouse, ou le sexe armé d’un homme violent…Et puis, pourquoi géant? Surtout dans ce dernier cas!

Le rire flotta à nouveau, avant de s’évaporer…

— Le serpent prend des significations différentes suivant les cultures. Ce programme d’élimination sociale qui a failli détruire ma vie, relève aussi d’un affrontement spirituel. Au final, il n’en est que l’émanation physique, malgré toutes les tortures subies…le plus grand mal est spirituel, dans la façon dont il colonise les âmes, sépare les familles en exploitant la moindre brèche, détruit la plus petite étincelle de bonté chez l’individu, la communauté, l’institution, le corps d’état. Et pour y parvenir , ce programme utilise le reférentiel culturel des personnes ciblées: dans ma culture, le serpent représente une divinité aux cheveux de serpent, sorte de méduse à qui 7 vierges furent sacrifiées. Dans les cultures monotheistes, c’est son aspect phallique et maléfique qui prime:il est tentation et corruption à la fois. La maitrise de ces mythes a d’une façon ou d’une autre participé à la neutralisation des cibles, à la manipulation de leurs affects, tout comme à la libération de l’hubris et du sentiment de toute puissance des tortionnaires. J’ai été violée: des hommes, un en particulier, ont pris possession de mon corps sans me demander mon avis. Dans un contexte où la censure social du tabou a sauté et où la déshumanisation de la victime est totale, mes tortionnaires sont passés de pensées lubriques et interdites au viol, sous fond d’inceste, légitimé par un sytème d’inversion de valeurs où la luxure est érigée en droit absolu….je n’ai plus été considerée comme une personne « violée », mais suivant leur propres termes, comme une « prisonnière enceintée ».

Lorsque des familles, des communautés entières se sont laissés pieger par leurs propres vices et démons, institués en pactes aussi secrets que sataniques…comment dès lors faire sociéte?

En faisant voler en éclats les interdits, garants des équilibres sociétaux, ils ont partagé une turgescence honteuse, dangereuse…d’autant plus dangereuse qu’elle avait la vélocité débridée d’un reptile sournois traquant avidement sa proie.

C’est ce chaos que je suis venue vaincre en etouffant ce serpent!

— Vous … vous avez dit lui avoir arraché la gorge de vos dents…

Je sentais bien, à ma répartie, que ce n’était pas le rêve dans lequel -si j’étais bien en train de rêver- je brillais le plus de vive perspicacité. J’avais la sensation tout en étant bien présente, de n’etre qu’ un réceptacle, comme une feuille d’impression reflétant l’indicible car le message reçu allait au delà des mots.

— Oui, bon! En tout cas, je l’ai vaincu dans le vaste anasyrma de la Nature, dans le secret touffu et humide de la forêt. J’ai arraché ma liberté, tu comprends. J’ai été, dans un premier temps, physiquement « mise à l’abri » du programme qui me ciblait, grâce à de bonnes âmes. Mais j’ai du gagner ce combat spirituel, pour être véritablement sauvée. C’est un combat qu’on ne perd pas, il est encore préférable de se perdre et errer à jamais dans cette forêt. Et toi, qu’es-tu venue vaincre?

Elle tourna son regard vers moi. Mais seul l’œil auréolé de fines scarifications, sur son front, plus perçant et vrai que nature, m’interpellait, provoquant au plus profond de moi de violents spasmes, qui évoluaient en vigoureuses secousses.

— Réveille-toi! Eh oh! Réveille-toi Kora…..

Skye était accroupie, face à moi et me secouait avec poigne, le visage inquiet. J’ouvris les yeux sur un jour nouveau. La fôrêt était lumineuse et familière.

— On a dormi, ici ? demandai-je , encore hagarde

— Oui, surtout toi! Moi, je me suis inquiétée la moitié de la nuit. Tu as eu un épisode fiévreux assez alarmant. Tu grelottais, malgré de grosses gouttes de sueur, tout en parlant dans ton sommeil. J’ai vraiment eu peur! J’ai fait un feu, et j’ai improvisé un cataplasme avec les herbes trouvés pour faire baisser ta température. Le scoutisme, c’est pas du flan: prouvé et approuvé, dit-elle en dessinant du majeur et de l’index, le V de la victoire.

— J’ai parlé dans mon sommeil? Et de quoi exactement?

— J’en sais rien, tu délirais complétement…t’as parlé d’un œil…Puis t’as sorti aussi un nom comme « Haurys », c’était peut-être Harry, j’en sais rien…

Horus. Tout était encore frais dans mon esprit.

— Je suis désolée, dis-je en me levant. Je fais une piètre grande sœur. Mais ça va mieux, t’inquiète pas. On peut y aller!

— Béré nous a appelé et est déjà arrivée. On est à dix minutes de marche. Si on l’avait su hier!

— Ta montre était encore chargée? Moi, elle ne l’est plus depuis un moment déjà…

— Oui, dit-elle en se retournant, genée, il m’en restait encore un petit chouilla! Ecoute, je sais pas si c’est le bon moment après ta nuit pour t’annoncer ça, mais il y’a pas de bons moments dans ce genre de situation: Béré m’a confirmé que c’est bien la Fatem que nous avions croisé hier, qui est décédée dans cet étrange accident.

Je soupirai sans donner suite à cette révélation. Le fait que Fatem, tout comme nos parents décèdent dans des accidents, étaient pour le moins étrange, en effet. Mais ne souhaitant pas inquiéter Skye, qui avait eu son lot de tracas cette nuit, je me contentai d’hocher tristement la tête. Nous parvinmes en quelques minutes de marche, à une vaste clairière dont les données correspondaient selon la dernière geolocalisation captée par Skye, à celle du chalet, et donc du dôme.Mais ni l’un ni l’autre n’était visible.

— T’es sure que c’ est bien là? demandai-je à Skye, dubitative

Skye sortit sa montre et projeta simultanément deux écrans: le recalcul du temps de parcours et le plan. J’étais de plus en plus perplexe: nos montres étaient identiques. Comment la sienne pouvait-elle encore fonctionner?

— Je suis quasiment certaine que nous nous trouvons au bon endroit, affirma t-elle, regarde sur ce point…et nous sommes précisément là!

Skye rangea à la hâte les deux écrans suspendus, dont la vive surbrillance était sans équivoque, en les glissant vers sa montre.

La voix de Bérénice retentit derrière nous:

— Vous en avez mis du temps pour émerger, dis donc !

Elle se trouvait sur la terrasse d’un chalet en bois, identique à celui figurant sur la photo de nos parents. Il se trouvait à l’emplacement, encore vide quelque secondes plus tôt, de la clairière.

— Ne vous inquietez pas, précisa Bérénice, c’est le principe même du dome. Il invisibilise le lieu. Ah oui….et si vous vous demandez pourquoi, je ne suis pas venue vous chercher hier soir, en pleine nuit, dans la forêt…disons que « météo merdique + talons+ boue » n’ont jamais fait bon ménage. Je ne suis pas responsable des lignes de codes régissant ma garde-robe!

Le chalet était le prototype même du chalet, avec une vaste baie vitrée et une cheminée dont le feu de bois crépitait. Son allure proprette et ordinairecontrastait avec la dangerosité des missions qu’elle abritait, en lui conférant un aspect assez surnaturel que le lustre fin et luminescent du dôme aux alentours,venait accentuer.

Elles entrèrent, timidement, dans le séjour: Line et Erik étaient passés ici. L’arôme du café qu’ils partageaient à 17 heures traversait la pièce, et pour peu qu’on se déplace lentement, les senteurs melés de leurs parfums artisanaux, Patchouli, musc et menthe poivrée, surprenaient par petites touches. Les bonbons miel-ravintsara de leur mère, bec-sucré, trainaient sur le bureau de chêne, près d’un mot jeté à la hâte sur un post-it dont les coins se décollaient à peine. L’espace vide et déserté des pièces devenait matière et s’emplissait de vie. Line et Erik, nos parents, étaient ici.

A peine nous fûmes installées, on frappa à la porte.

Une femme noire sans age avec un imposant turban africain, dégageant un large front scarifié d’un tourbillon de cercles au centre duquel s’enfonçait le dessin boursouflé d’un oeil, parût. Berenice qui avait ouvert la porte, la salua avec la familiarité de vieilles âmes se retrouvant au croisement d’un carrefour.

Enfin, vous arrivez juste a temps! Vous n’avez que deux heures de retard. C’est parfait!

Je me disais aussi que j’etais un peu en avance.

Comment vous portez-vous?

Pas comme vous! Vous faites comment pour ne pas prendre une ride. Habituellement c’est l’un des rares privilèges réservés aux peaux gorgées de melanine. Il faut croire que la mise à jour de votre programme est plus efficace que nos crèmes au collagène marin. Elles sont arrivées ?

Oui, elles vous attendent.

Kora la reconnut immédiatement, tandis que Skye accueuillit chaleureusement cette femme qui lui semblait familière et étrangère, à la fois. Guinée se présenta à elles, après les avoir embrassé, non sans effusion et émotion.

Excusez-moi, je suis tres émue de vous rencontrer. J’ai si bien connu vos parents. Je leur dois la vie, tout comme mes enfants probablement.

Comme vous le savez peut-être, je suis une des premières femmes à avoir bénéficié du programme de protection et d’extraction. Vos parents m’ont permis de sortir d’une situation inextricable. J’ai payé le prix cher: c’était le prix de la liberté et de la sécurité de mes enfants. Je ne les ai pas vu grandir, devenir adultes, se marier, avoir des enfants, mais je les ai protégé.

J’étais une personne ciblée, victime d’ expérimentations odieuses et d’un traffic humain, à peine souterrain. Grâce à Line et Erik, vos parents, j’ai atteri dans cette dimension dans laquelle j’ai pu non seulement me réparer, guérir mes blessures mais probablement aussi « sauver » la famille dont je suis issue, et qui s’était mise à me cibler. Et je ne savais pas à quel point cette étape était nécéssaire à ma résilience avant d’arriver ici. Lorsqu’on est bléssée, on répond souvent à la haine par….peut-être pas de la haine, mais une forme de protectionnisme et de rejet. Or si une partie du harcélement est liée aux technologies furtives et confidentielles, une autre est définitivement spirituelle.

En arrivant ici, j’ai immédiatement rejoint ma famille, disons le clan qui correspond à ma famille dans cette dimension. Le clan Mongo. Ils n’ont rien à voir avec leurs alter-egos du monde dont je suis issue: ils vivent comme nos aieux, une vie simple proche de la terre, dans une foi oscillant entre animisme et edenisme. J’ ai retrouvé, dans cette dimension, la plupart des personnes que j’ai quitté …du moins leurs doubles, si tant est qu’on puisse parler de duplication, à l’exception de mes 3 enfants. Dans ce monde, mon alter-ego n’a pas vécu au delà des première heures de gestation. Puisqu’elle est mort-née, mes enfants n’ont donc pas pu exister dans ce monde. Et pourtant, j’étais attendue. Le Nganga, le guerisseur du clan, savait que je viendrai. C’est lui qui a aidé, à regret, ma mère à faire passer sa grossesse, mais pour lui, j’aurai du naitre. Il m’a vu plusieurs fois en songe et savait que je reviendrai vers eux, d’une façon ou d’une autre, sous une forme ou une autre.

Il m’a initié au voyage dans le monde invisible. Certes, je n’ai pas encore son niveau de maitrise, mais j’ai déjà vu mes enfants en songe. Ils vont bien, tous les trois et sont devenus des personnes formidables. C’ est le plus important! Je peux parler ainsi et échanger avec n’importe qui sans souci de temps ou espace. Une sorte de supraconnectivité…

Elle me regarda longuement, au point d’attirer aussi l’ attention étonnée de Skye sur moi. Je baissai les yeux et gardai le silence. Elle continua.

« Comme le Nganga, je peux dévoiler ce qui est caché à l’aide de plantes, et faciliter le voyage mystique qui permet la délivrance des âmes. Aujourd’hui, les grains, cauris, écorces, dents de fauve et pierre de lune ont remplacé mes tableaux, pinceaux et fusain. A vrai dire, ça ne me dépayse pas tant que ça: c’est une autre forme d’exploration du réel et de restitution de ce qui est imperceptoble à l’ oeil pressé. Grâce aux différents états de transe et aux portails que nous pouvons atteindre en glissant à travers les différentes réalités astrales, nous pouvons interpréter le Ndimsi, le mystère. C’est quelque chose qui n’est ni bon, ni mauvais: il permet juste de voir au delà du temps et de l’espace. L’appeler sorcellerie, avec le sens que l’on donne à ce mot, est un abus de langage.

Dans mon cas, le réel a été un retour aux sources, à la famille, au clan, à l’unité, à toutes ces choses dont le harcélement en réseau et la cybertorture avaient modifié, ailleurs, les règles sacrées pour en faire des régles de domination, de prédation, au détriment des régles séculaires de réciprocité dans la digne lignée de nos vénérables ancêtres.

Au delà de ma propre personne, les équilibres du clan qui avait été détruit dans une autre dimension, ont été restaurés dans celle-ci. J’ai pu être sauvée dans tous les sens du terme, pas seulement d’un ciblage qui allait me tuer à moyen terme, mais aussi de l’effondrement civilisationnel de ma culture, condamnée dans l’autre dimension. Ma dette à l’ égard de vos parents, de votre famille, est immense.

Profitant d’une pause volontairement marquée par Guinée, Skye demanda abruptement:

Mais pourquoi nous parlez-vous de tout ca? En quoi sommes-nous concernées?

— Tout ne m’a pas encore été révélé, ajouta t-elle en nous fixant alternativement, Je ne suis qu’une simple passeuse. Je n’édicte pas les règles: je les suis. Aussi, je ne saurai vous délivrer le but ultime du message qui vous concerne, avant de l’avoir entièrement déroulé. Désolée, ce n’est pas aussi cool que le cinéverse!

— On est pas implantées, donc les cineverses nous sont aussi inaccessibles que ce que vous nous expliquez, répondis-je sur le même ton léger.

— Vos parents vous ont pas fait ça? demanda t-elle, en partant dans un tonitruant éclat de rire, sérieusement? Vous êtes pas implantées alors que même le nganga du village a de temps en temps, cette position ridicule et crispée de tête rejetée en arrière et yeux vitreux? Je crois que je les en aime d’autant plus! Vos parents étaient des visionnaires. Ils ont crée un protocole d’une complexité et en même temps d’une simplicité désarmante. C’est trés juste de parler d’imagination, même si croyez-moi elle est bien plus proche de la réalité qu’on ne le pense. On a tendance à les opposer, or l’état physique dits « réel » et l’état de « rêve » sont deux états mitoyens, aux frontières poreuses. Ils peuvent être superposés avec la possibilité de ne plus les distinguer, et d’avoir une interaction de l’un sur l’autre. Cela est aussi vrai pour les dimensions antérieures, le passé, car le temps n’existe pas en dehors de nous-même. Erik adorait nous rappeler que le temps ne passait pas, que c’est nous qui passions, et qu’à ce titre le temps n’etait qu’une illusion. Je vois à vos sourires qu’il a du vous bassiner aussi avec cet axiome. Tout ce que nous tenons pour vrai peut-être déconstruit: plus on nous donne de technologies, et moins on nous offre de connaissances. Cette déconstruction de l’idée du temps, peut aussi être appliqué à la matière….qui ne représente que 5% de ce qui nous entoure, et que nos 5 sens interprétent comme étant la réalité, principe auquel vous souhaitez toutes les deux vous raccrocher. Et je le comprends. Mais réalité n’est pas forcémment vérité!

La majeure partie de ce qui nous entoure et même de ce que nous sommes nous échappe, et comme cet étendue nous est inaccessible, nous l’avons apellé « vide » , mais la vérité est que nous ignorons de quoi ce monde invisible, ce vide, est composé et de quelle façon il interagit avec nous. Alors nous essayons de l’appréhender via la science, ou la spiritualité.

Le programme qui persécutait dans l’autre dimension, les personnes comme moi, les targeted individuals comme nous étions confidentiellement nommés, était un programme maléfique, s’appuyant sur des technologies d’essence satanistes. La seule façon d’en sortir était un protocole extra-ordinaire et extra-dimensionnel, en hackant les lois de la physique comme vos talentueux parents l’ont fait!

– Si ce que vous dites est vrai, l’interrompit Skye, suspicieuse, cela signifie que nos parents peuvent aussi être présents quelque part, encore en vie comme vous aujourd’hui?

– Je ne saurai vous le dire, admit Guinée, Je ne suis pas là pour ça …aujourd’hui.

Mais Skye ne la lacha pas pour autant, je reconnus sans peine la détermination qu’elle avait bati au fil des années, et qui ne souffrait ni limites, ni obstacle. Elle insista, les lèvres crispées:

– Guinée, est-ce que nous les reverrons un jour?

– Je ne suis pas autorisée à vous le dire; Cela fait partie des mystères qui ne peuvent encore être révélés. Même dans le désordre et le chaos apparent vous savez, il y’a un ordre que l’univers lui seul connait? L’ordre, oui, il y’a toujours…

– Mais comment peuvent-ils ne pas vouloir nous revoir, explosa Skye, en larmes, Ordre? Mais quel ordre? Nos vies ont été foutues en l’air à cause de leurs utopies et idéaux de merde!!!

Elle s’était levée sous l’effet d’une colère impuissante, et hurlait. Guinée restait impassible.

-Vous savez, trancha t-elle avec un calme incisif, je n’ai pas « vraiment » revu moi-même mes enfants!

– C’ est plus que je ne puis en supporter, dit Skye en saisisant son gilet, prête à sortir.

Je la retins, et passant mes bras autour de ses épaules dans un geste tendre, l’enjoignit à s’assoir. Et même si la consolation était maigre, je l’embrassai sur le front comme le faisaient nos parents.

Ok, Guinée, repris-je une fois ma soeur apaisée, d’un point de vue technique, comment ça fonctionne cette extraction? Comment le protocole fonctionne d’un point de vue scientifique et comment s’inscrit-il dans le dôme? Notre époque moderne et si avancée n’a jamais entendu parler de ça. Je suis à peu prés certaine qu’aucun des programmes telechargeables, même les plus avant-gardistes, des benesciencias à la pointe de la technologie, ne propose un tel contenu. Comment est-ce possible?

La voix de Skye, qui gardait dans un renoncement vaincu la tête baissée, devança celle de Guinée.

C’est possible grâce à la stabilisation de l’énergie et de la vitesse quantique, probablement par le moyen de Qbits avec impulsions lasers espacés.

Je regardais Skye, avec effarement mais sans surprise excessive.

C’est quoi une sorte de téléportation?

Oui, une téléportation quantique basée sur le principe d’intrication. Papa faisait des recherches dessus. Je m’en souviens.

Bérénice, comme à son habitude de tomber aussi inopinément qu’ une perruque dans la soupe, fit théatralement son appartion.

Bien Skye, c’était ma partie normalement, mais je vois que tu es aussi redoutablement douée qu’Erik. Le protocole de vos parents se base sur l’idée de patron d’interférence, et copie grosso-merdum l’expérience de Young. Un état de superposition en deux endroits distincts …tant qu’on n’y regarde pas de trop prés. Et pour répondre partiellement à ton interrogation Skye, il se trouve que dans le cas de Guinée, son double mort-né, lui permet d’exister ici sans risque de destruction majeure. Tire en les conclusions que tu peux, ma belle. Nous n’irons pas plus loin sur cet aspect là et tu sais pourquoi.

– La moindre intrusion entraine un nouveau calcul ou reinitialisation, donc l’annulation d’autres possibilités. D’autres réalités possibles, oui je sais, admit Skye, à regret.

Cherchant à changer de sujet afin d’atténuer la deception de ma soeur, mais aussi afin d’en savoir plus sur l’échange informel que nous avions eu dans la foret, je demandai précipitamment:

Vous évoquiez tout à l’heure un serpent, qu’en est-il?

Guinée rassembla ses idées, et après un nouveau regard à la complicité trop explicite, se lança:

Je ne voudrais pas vous induire en erreur, et entrainer une erreur d’interprétation, car la figure du serpent revêt une représentation proteiforme.

Certaines personnes, comme les poètes, peut-être aussi les gens dont l’extreme lucidité a heureusement viré en folie, arrivent à dire mille vérités en peu de mots. Je ne sais pas comment ils font. Moi, même en songe, je n’y parviens pas. On dirait qu’ils créent des mondes entres les interstices vides des mots, puis qu’ils multiplient par effet catoptique ces mots au centuple, et enfin qu’ils leur insufflent vie et forme. Je suis une médiocre passeuse. Mon propos sera plat et sans relief. Je ne sais que retranscrire le réel, je n’ai jamais su le transfigurer.

Les commanditaires et organisateurs du programme d’élimination sociale, l’Encerclement systémique en réseau, dont j’ai fait l’objet, ont encouragé chez des profils borderline, recrutés spécifiquement pour cela, les dérives bacchanales les plus sordides et pratiques contre-nature les plus déviantes. C’est un programme qui reposait sur un enchevêtrement de manipulations. Ce qui signifie que même les tortionnaires, déjà prédisposés en raison de leur esprit tordu à enfreindre certaines limites sociales, étaient manipulés par le biais de leurs systèmes de croyances respectifs, puis ensuite corrompus, et enfin controlés par le secret entourant leurs vices…

Les énergies négatives sombres, les déviances sexuelles et les dépendances aux drogues dures sont les brèches par lesquelles ils s’insinuent dans la psyché humaine.

Telle une expérience de Milgram décuplée, les commanditaires exerçaient sur ces exécutants une autorité abusive et un contrôle social total. L’implication de ces derniers, les tortionnaires, qu’on aurait appelé en d’autres temps « Kapos », dans de graves actes de torture les rendaient à la fois complices pleinement conscients de cette entreprise collective de déshumanisation d’un individu, ET objets non-consentants d’une étude encore plus informelle: celle de leur propre capacité de soumission à des ordres contraires à l’éthique et à la morale. Cette semi-liberté, ce semi-libre arbitre a été pour certains kapos une opportunité certaine de création, en entrainant une mise en abyme de ce processus d’élimination sociale: un harcélement dans le harcélement.

Les réseaux locaux en déshumanisant la cible, devenaient eux même des bêtes féroces,organisant un sous-modèle economique de prédation débridée dans lequel tout était volés à la cible, dans une vaste entreprise de recel: créations artistiques, prestations sociales, comptes bancaires, accès au logement, au travail…et même les faveurs d’un prétendant au capital social trop elévé,pouvant compromettre la mise en œuvre de cette lente et lucrative agonie.

Cela pouvait prendre des formes encore plus graves et glauques: du traffic d’êtres humains avec viol repétée sous GHB au réseaux pédocriminels….

Les commanditaires, sauf commande spéciale, laissaient toute latitude aux kapos de gérer ce recel en observant ces secondaires objets d’étude, et l’impact que leur activité criminelle avait sur le délitement des liens de solidarité des corps intermédiaires qu’étaient les familles et les communautés, habituels lieux de résilience. Ainsi que l’inévitable recul de l’état de droit au niveau des institutions.

Ils ont détruit des familles entières en encourageant le viol, l’inceste, la pédophilie, chez des kapos qu’ils auraint pu « soigner », si seulement les faramineux moyens mis en œuvre avaient poursuivi ce but!

L’instrumentalisation jusqu’à la nausée, de leurs vices permettaient de les faire plonger toujours plus loin dans ce crime de haine. Ainsi, les rapports autrefois de saine tendresse et affection, basculaient vers des liens unilatéraux de domination et de prédation…

La métaphore vipérine du serpent, vous l’aurez compris, n’est vraiment pas usurpée dans mon cas. Je continue toujours de me demander si j’étais la vraie cible, ou si ce n’était pas plutôt les miens, en tant que groupe social à haut potentiel…porteur,peut-être, je sais pas d’une transformation sociétale majeure qui a ainsi été empêchée…. »

Guinée marque une pause, visiblement éprouvée. L’expression de son visage, dont le front avait sensiblement enflée au fil de son discours, était tourmentée.

— C’est sur toi que pèse à présent ce danger Skye, reprit-elle douloureusement, Je ne lesais que depuis les trente dernières secondes. Ne me demande pas comment: nous ne sommes que des vecteurs neutres, nous autres passeuses. Et je ne suis ni Line, ni Erik, ni même Béré, véritable pie qui devient plus muette qu’une carpe quand il s’agit des vraies choses! »

Elle ricana, malgré elle, en prononçant ces derniers mots. Skye et moi nous regardames, l’air interdit. Le logo de la boite montée par Skye sur le méta, qu’elle avait depuis revendue, me revint immédiatement à l’esprit: un entrelacement de serpents qui dansaient, en s’élevant autour d’une main brandissant une boule de cristal.

— Je ne comprends pas trop…ca signifie quoi? Je vais mourir étranglée dans mon sommeil par un serpent à sonnette libidineux, ou être transformée en pierre par une vieille méduse locksée parce que j’ai confié la conception de mon logo à un type un peu barré, en mal d’imagination?! Je lui ai dit en plus que j’aimais pas ce logo!

— La luxure ou la colère ne sont que deux interprétations de ce mystère. Mais le myangi, le mystère, peut en compter autant qu’il existe d’âmes, précisa Guinée.

Alors que je parcourais mentalement, fébrile et inquiète, toutes les interprétions qui auraient pu s’appliquer au contexte du seul être au monde dont la vie comptait plus que la mienne, vie dont j’avais la responsabilité, sa voix s’éleva timidement:

 Je dois t’avouer quelque chose Kora…et tu ne vas pas apprécier. Voilà…j’ai été au Val-de-garde me faire injecter un nano-implant piraté. Ne t’inquiète pas: sa durée de vie est limitée, c’est temporaire. Je peux me le faire retirer au même endroit, sans aucun danger,ni aucune conséquence.

— On non…pas ça!!! m’entendis-je hurler.

— Je suis désolée sœurette, répondit-elle avec un calme qui me semblait nouveau, de puis la glaçante horreur abyssale dans laquelle j’étais plongée.

 Tout à l’heure, dans la forêt… Ta montre connectée? Tu n’en avais même pas besoin en fait!

Skye baissa les yeux, penaude:

 Je suis désolée, Kora. C’était la seule façon de passer les multiples barrages fédéreux. On serait peut-être même pas arrivée jusqu’ici sans ces autorisations, rendues possibles par une simple et anodine implantation. La panne de la capsule était d’ailleurs peut-être dûe à une limitation territoriale, je sais pas…Ce que je sais, en revanche, c’est que je n’aurai jamais pu poursuivre mon projet de road-trip sans cette étape. Je n’avais pas réalisé à quel point la mobilité citoyenne était compliquée: voyager sans être implantée est carrément impossible dans un monde aussi connectée. Kora,je t’en prie, comprend-moi….Je ne voulais pas t’ embêter avec ça, d’autant plus que c’est du provisoire! C’est…C’etait juste pour avoir un numéro d’empreinte cérébrale dont l’immatriculation serait reconnue par le système, sans que ça ne soit définitif. Je te l’aurait avoué, une fois de retour et la puce retirée. C’est sans danger…les faussaires du Val-de-Garde sont les plus safes, ils le font tout temps…y’a jamais eu de problème.

Une pensée fulgurante et rageuse me traversa, me ramenant des tréfonds sombres du néant à la plate, abrupte et irrévocable surface crayeuse de la réalité.

— Et toi béré…En effet, t’es tout à coup bien silencieuse. On t’entend plus! Je croyais que t’étais « omnisciente », que tu voyais tout, savait tout, anticipait tout!!! T’étais où pendant qu’elle faisait cette putain de conneries?!

— Omnisciente n’est pas synonyme de « mouchard » rétorqua t-elle avec son habituel flegme détaché d’intelligence artificielle incarnée.

[1] NBIC : Convergence des Neurosciences, Biotechnologies, Informatique et sciences cognitives.

====> Index de DYSTOPIA

Chapitre I:https://edoplumes.fr/2014/12/15/des-apprenantes-ravies/

Chapitre II: Skye et Kora

Chapitre III: https://edoplumes.fr/2022/10/18/le-journal-de-guinee/

Chapitre IV: https://edoplumes.fr/2022/09/19/publication-de-mon-3eme-livre-un-roman-dystopique-dystopia/

Chapitre V:https://edoplumes.fr/2022/10/18/agent-k717-tome-iii-de-dystopia/

(Texte protégé par les dispositions légales relatives au droit d’auteur et à la propriété intellectuelle.)

Ndolo Bukate: MODERNE LOVE

Clément et la soirée parisienne

L’homme va au théâtre pour se regarder lui-même.

(Louis Jouvet)

La première fois que je l’ai rencontré, c’était en cours d’écriture théâtrale et cinématographique à la Sorbonne. Élève plus brillante que studieuse, j’avais eu mon bac avec mention sans bosser et il était hors de question que je m’y mette à la fac, qui était pour moi davantage un lieu d’expérimentation et de rencontre qu’une réelle opportunité d’accroître mon savoir et ma connaissance sur un quelconque sujet.

J’avais pris cette unité de valeur à défaut, car c’était la seule sur laquelle les inscriptions étaient encore ouvertes. Je n’y assistais que très rarement. Assez populaire parmi les premières années, je trouvais toujours une étudiante chargée de prendre les cours pour moi, sans contrepartie excessive.

La première fois que je l’ai entendu, il expliquait d’une voix grave de tribun, sur laquelle glissaient toute sorte de mots compliqués, en quoi le théâtre de Louis Jouvet était novateur. La profondeur de son timbre et la particularité de sa diction m’ont distraite des habituels commérages auxquels je me livrais à voix semi-basse avec n’importe laquelle de mes voisines. J’évitais les garçons, depuis que l’un d’eux avait profité de nos sympathiques joutes verbales sur le rap de Tupac et Biggie, pour opérer un rapprochement stratégique, qui n’avait pas lieu d’être.

Je me suis retournée et je l’ai vu. Pour la première fois. Il m’était souvent arrivé de le regarder dans le couloir lorsque notre prof avait du retard, mais nous ne nous prêtions aucune attention. Je ne le voyais littéralement pas. Il était si blanc. Si transparent. J’étais le genre de fille à ne sortir qu’avec des noirs, et cette fac offrait peu de possibilités en la matière, malheureusement. J’arrivais en boîte le week-end avec le même regard affamé qu’une gamine devant un candyshop bien achalandé.

Mais ce jour-là, je l’ai vu comme s’il avait été noir ébène. Grand, épaule large, regard ténébreux, mâchoire carrée laissant entrevoir une rangée de dents impeccables et le sourire en biais des bogoss de série télé. La mèche à l’avant vaguement ondulée et négligemment ramenée à l’arrière. Il aurait pu figurer au générique de Beverly Hills. Il était, qui plus est, vraiment brillant, car contrairement à moi qui ne faisais qu’illusion, lui se donnait vraiment les moyens de l’être et avait une érudition livresque, étonnement remarquable pour un jeune de son âge.

Il m’a adressé la parole un jour, alors que nous étions en classe. Je n’aurai jamais fait le premier pas. Je me suis retournée, soulagée. Il m’avait aussi vu. Nous avions hâte de faire connaissance et bientôt nous ne nous quittâmes plus de tout le semestre.

Et bien que nous ne nous fréquentions pas en dehors de ce cours, mes amis noirs avaient remarqué les regards brefs et signes de tête que nous nous adressions furtivement à la cafétéria, à la bibliothèque, dans le hall du bâtiment principal et parfois jusqu’au métro.

— Mais c’est qui ce babtou avec qui tu parles maintenant ? Genre…,Me demanda un jour Mariam.

— Quel babtou, tu parles de qui…

— Arrête de faire genre, le mec qui sautille quand il marche, on dirait qu’il veut toucher le ciel…

Je ne pus m’empêcher de rire. Mariam avait toujours l’expression qui faisait mouche.

— D’ailleurs, on dirait bien qu’il y’a pas que le ciel qu’il veut toucher, Ajouta-t-elle en piaffant…

— Clem, c’est juste un pote !

— Clem… alors, c’est comme ça. À peine arrivés, le gars a déjà un diminutif. Vous êtes des rapides dis donc. C’est quoi son vrai prénom… Clémentine ? Parce que les whites aiment trop donner à leurs enfants toute sorte de noms de fruit.

— Mais non, toi aussi, fais pas ta villageoise qui vient de débarquer en France à dos de caïman…

— Comment ça, je garde leurs mômes, j’ai déjà eu droit à Prune, Clémentine et même Pomme… Et même moi, vu ce qu’ils me paient, ils pourraient tout aussi bien m’appeler « Poire » !

— Toutes des filles, je suppose. Et tu vois bien que c’est un mec.

— J’en sais rien, j’ai pas été vérifier et je te conseille de t’en abstenir toi aussi. Ils ont des pratiques cheloues au lit et les 3 quarts d’entre eux ont des zizis pas coupés…

— Circoncis, Mariam, tu fais une fac de lettres quand même… Tiens, voilà Damian, Lui fis-je opportunément remarquer.

Damian était le petit ami métis de Mariam, et faisait office pour moi, depuis qu’il m’avait prise sous son aile, de grand frère de substitution. Nous partagions en outre, la même passion pour Bob Marley. Je profitais de leurs retrouvailles goulues pour rejoindre à toute vitesse Clément à l’autre bout de la place carrée.

Il était attablé en terrasse, autour d’un café. Sa jambe, posée en équerre sur l’autre jambe restée au sol, laissait largement entrevoir une légère protubérance. Je repensais aux paroles de Mariam, en me félicitant de n’être pas blanche ou tout aussi claire qu’elle. Je n’aurai eu aucune chance de masquer ma gêne.

— Je t’attendais, Me dit-il de sa voix suave,en me présentant la chaise dont il protégeait le dossier de son bras, tout prêt à m’accueillir.

Ou, peut-être, me cueillir. Qu’importe, nous pouvions passer comme tous les étudiants parisiens avant nous et longtemps encore ceux après nous, des heures à discuter en terrasse, communiant par le regard, le rire, le contact accidentel de nos doigts, le frôlement léger de nos bras nus.

Je menais en ce temps-là une vie très oisive qui devait me conduire à retaper mon année et comme je n’avais rien à faire en attendant cet inévitable redoublement, Clément devint rapidement ma principale occupation. Lui, élève studieux se destinant au prestigieux métier de comédien, était toujours le premier à écourter nos moments de partage. Il devait aller répéter, ou se rendre en bibliothèque, ou encore en librairie pour acheter quelques incontournables références.

En dépit du trouble qu’il m’inspirait, je ne me voyais pas du tout l’embrasser ni le toucher. Je ne voyais pas sa peau blanche recouvrant mon corps noir et nu de toute sa surface. Je ressentais sa chaleur protectrice lorsque son bras était posé par-dessus mon dossier, mais je ne me voyais pas le laisser m’enlacer publiquement et marcher avec fierté dans les rues de la capitale, comme je le faisais avec mes petits copains noirs épisodiques.

Pourtant, au fur et à mesure que nous passions du temps ensemble, j’en viens à ne plus voir la couleur de sa peau et admettre qu’il m’attirait littéralement. En aparté.

Il m’avait fait découvrir Louis Jouvet et le théâtre de Carme, ainsi que l’origine de répliques aussi culte que bizarre, vous avez dit bizarre, très largement utilisée dans le langage courant, mais dont beaucoup ignoraient le contexte originel.

L’unité de temps, de lieu et d’action s’appliquait admirablement à nos rencontres en huis clos, à la différence que nous ne jouions pas la comédie. Du moins, n’ayant aucun don de voyance extralucide, les sentiments que je développais pour lui étaient bien réels, même si je ne les assumais pas.

Il me rejoint un jour à la bibliothèque où je travaillais avec Damian sur un devoir d’anglais, en tutorat. Damian avait pris très à cœur son rôle et considérait que sa responsabilité de tuteur allait au-delà de l’aide à l’organisation des devoirs, leur éventuelle supervision ou la visite du site et cette partie du Quartier latin les jours suivant la rentrée. Il avait monté la première association d’étudiants africains et afrodescendants de la fac, à caractère pluriculturel.

Elle avait en fait une forte influence hip-hop et street-art : le rap, R’n’b, Slam, graff, danses urbaines ayant le vent en poupe à cette époque, l’association avait connu une ascension fulgurante et était devenue le point de repère des étudiants branchés. Avoir Damian pour parrain, qui sortait avec Mariam, la plus jolie fille de la fac, m’avait d’emblée propulsée au rang des personnalités les plus populaires parmi les premières années. Mais ce couple nourrissait pour moi un tel attachement sincère, comme celui que l’on a pour une petite sœur écervelée, que j’en étais aussi devenue intouchable. Peut-être même au-delà du nécessaire.

Lorsque Damian le vit s’avancer vers nous, l’expression de son visage alors même qu’il continuait de converser tranquillement sur la force évocatrice et l’élan novateur du Grand Masterflash, père du hip-hop, passa de l’interrogation à la stupeur, puis enfin la colère froide. Sa bouche était toujours avec moi déversant un flot de paroles passionnantes sur le rap contestataire des années 80, mais le reste de son visage, voire de son corps dont je percevais la contraction était déjà mobilisé pour le combat de coqs qui devait suivre.

— Tu crois que tu vas aller ou…Tu crois que tu vas aller ou….Tu crois que tu vas aller ….

Plus Damian répétait cette phrase, plus sa colère grandissait, comme s’il en entretenait les braises. Il fronçait à présent les sourcils, en plantant un regard glacial dans celui de Clément, décontenancé par cette charge. Il savait que Damian et sa bande ne l’appréciaient pas. Amateur de filles noires, il avait toujours été confronté à l’hostilité de frères qui ne marquaient d’intérêt envers la gente féminine noire que lorsqu’un blanc, en particulier, s’y intéressait.

Lorsqu’un asiatique ou un oriental était, chose plus rare, attiré par une soeur, cela passait pour une curiosité, tolérable si l’homme en question faisait allégeance à la culture noire (  Baggy ou peau de pèche, collier, coiffure crantée avec contours ou foulard, Tim au pieds…bref, les marques basiques d’appartenance à cet entresoi alors prisé).

Mais lui, petit blanc, héritier d’un lourd passé colonial et esclavagiste, ayant ce style classique et intemporel que l’on retrouve de Versailles aux Hamptons, passait aux yeux des frères pour un envahisseur. Clément avait appris à faire fi des regards dans la rue, des insultes et des quolibets. Tant que son intégrité physique ou celle de sa compagne noire du moment n’était pas menacé, tout allait bien…jusque là.

Mais lorsqu’une masse aussi nerveuse que trapue vous interdisait le passage en bombant tellement le torse qu’il venait presque se coller au vôtre, était-ce une atteinte explicite à son intégrité physique ?

— Écoute, je veux juste passer voir Jemmy. Ça ne va prendre que quelques…

— Non, Interrompit sèchement Damian, tu ne passeras « rien du tout » et ça va prendre que dalle. Elle a du retard dans les rendus de ses devoirs. Elle va louper tous ses UV, si ça continue. Tu la verras pas tant qu’elle a pas terminé. Je suis son tuteur universitaire – un genre de prof pas payé – tu vas faire quoi… me passer dessus ?

J’étais fascinée. Secrètement ravie aussi. Personne ne s’était jamais battu pour moi et même si aucun de ces deux-là n’était mon petit ami, ça faisait un petit quelque chose de se trouver au milieu de ce qui s’approchait le plus de ce motif que la littérature française a pris et repris : le duel.

Or Clément s’était redressé à son tour et regardait Damian, avec la même animosité, en le toisant du haut de son 1m90 et en pensant certainement qu’aucune des personnes présentes dans cette bibliothèque ne l’avait privatisé.

Je me levais précipitamment pour m’interposer entre les deux.

— Clément, dis-moi, tu peux m’attendre cinq minutes sur le parvis de la fac. Le temps que je finisse de voir un truc avecDamian. Ah oui… Damian, voici Clement. clément, Damien, Rajoutai-je en pointant ce dernier du doigt.

Je pris Damian par le bras en l’entraînant vers notre table, tandis que Clément se dirigeait en bougonnant vers la sortie.

— Il dit quoi le babtou ?!s’enquit Damian, encore passablement énervé. Et puis, tu fais quoi avec lui… Maryam m’avait prévenu à son sujet. On vous surveille tous les deux… Va pas nous faire des petits métis avant la fin de l’année universitaire.

Il avait souri en prononçant ses derniers mots et joignant le geste à la parole, avait mimé un gros bidon.

— Ah bon hein, que toi-même tu es quoi… métis, non, alors pourquoi tant de rancœur mal contenue envers l’homme blanc ?

Je rangeais en même temps mes affaires dans ma besace.

— C’est pas la question… tu en es ou de tes objectifs dans tes notes ? On dirait que t’es en séjour all inclusive à la fac. Mais même à la plage, les gens prennent un bouquin de temps en temps. Fais même semblant, les profs t’appellent la touriste.

— Ouais ben, je préfère être touriste que tourista… donc arrête de me faire ch*er, OK ? Répondis-je en lui claquant une bise affectueuse avant de filer.

Lorsque je rejoins Clément, il était en grande conversation avec une grande liane brune qui absorbait un peu trop son attention. Je m’approchai d’eux bruyamment :

— Heee… J’ai pas été trop longue, j’espère. Bonjour, moi c’est Jemmi…

La liane délia sa large bouche qui s’épanouit aussitôt en un éblouissant sourire. Elle ne se présenta pas.

— Salut, ça va,Me dit-elle. Puis à l’attention exclusive de Clément : On se voit plus tard en soirée, au bar habituel.

Elle s’éloigna tout sourire avec les joyaux royaux qui lui servaient de dents.

Il était évident que ça n’allait pas, et le fait de ne pouvoir demander qui elle était, ses origines, son âge et son CV amoureux, sans passer pour une jalouse compulsive, n’arrangeait rien.

Clément ne m’accorda son attention que lorsqu’elle disparut complètement de son champ de vision.

Nous ne reparlâmes pas non plus de l’incident de la bibliothèque avec Damian, mais je remarquai que toutes les filles en âge de procréer et dont les carnations allaient du noir ébène au miel doré, s’étaient dangereusement rapprochées de Damian. Nous ne pouvions plus traverser le parvis, prendre un café en terrasse ou même attendre le métro sans qu’une panthère ne le salue, pour certaines un peu trop langoureusement.

Parisien de naissance, il avait développé la proximité et familiarité avec certaines d’entre-elles, que ne partagent habituellement les habitants de Paris Intra-muros qu’ entre eux, y compris ceux installés depuis deux heures à peine.

Et pendant que mon RER me transportait vers ma lointaine banlieue au nord de la capitale, je repensais à toutes les occasions qu’il n’avait pas saisi pour me tenir la main, m’enlacer ou même m’embrasser. Peut-être que je ne lui plaisais tout simplement pas.

Les quelques garçons que j’avais fréquenté jusqu’ici étaient beaucoup plus entreprenants. Comme pour les tours de danse aux soirées Zouk du Madikera, boite afro-antillaise: les hommes proposaient, les femmes disposaient. Il s’agissait ensuite moins de provoquer les occasions d’ aller plus loin si affinités, que de freiner certaines ardeurs afin de conserver un capital respectabilité convenable.

Mais comment cela se passait-il avec la catégorie de jeunes hommes à laquelle Clément appartenait? Ca, je n’en savait fichtre rien! Jusqu’ici, si eux et moi nous côtoyions sans problème, nous ne nous mélangions pas.

Je décidai donc de passer  à l’attaque dès que possible afin d’être fixée sur la naissance d’une idylle, ou au contraire, une terrible désillusion.

Le lendemain, je trouvais Clément en grande conversation avec l’étudiante qui prenait habituellement mes notes, une petite blonde aux cheveux ondulés qui n’avait pas appris à parler sans minauder. Il ne supportait habituellement pas le timbre de sa voix, mais semblait aujourd’hui tout à fait disposée à l’écouter aimablement, au vu de leur récente et inédite proximité. Elle était assise à côté de lui, se pâmant, triturant ses cheveux, jambes croisées et poitrine offerte.

Mais pourquoi avais-je à ce moment-là, la musique de LL cool J en tête : Hey lover, this is more than a crush…

— Salut, je peux récupérer ma place s’il te plaît.

— Je ne savais pas que les places étaient nominatives à la fac.

Et moi, je ne savais pas ce qui m’énerve le plus : sa réponse ou le fait qu’elle ne bouge effectivement pas.

— Disons que depuis le début du semestre, j’occupe cette place donc oui c’est la mienne.

— Tu ne viens même pas une fois sur deux, comment pourrait-elle t’appartenir exclusivement ?

— Pas faux, Rebondit Clément à qui je jetai un regard sombre, et sans ambiguïté.

Je ne devais absolument pas montrer mon agacement, dont il semblait manifestement s’amuser. J’avais un objectif précis aujourd’hui.

— Bon, je peux te demander de te lever.

— Attends tu es sérieuse ?!!, S’étonna gratte-papier.

Les éclairs que je lui lançai la convainquirent de se lever prestement.

— Tiens-la TA place puisque tu y as gravé ton nom en lettres de sang. Tu devrais aussi tatouer le mec tant qu’à faire.

— C’est pas une mauvaise idée, ça t’aurait peut-être évité de trop prendre la confiance…Dis-je en tchipant bruyamment, arme ultime contre laquelle, elle ne pouvait surenchérir sans être accusée d’appropriation culturelle.

Je me tournai vers Clément :

— Bon, tu fais quoi samedi soir ?

— Rien, Dit-il en souriant, Pourquoi ? Tu as une proposition à me faire ?

— Oui, on va pas tourner 107 ans autour du pot de Nutella. J’aimerais que tu m’invites au ciné !

— Oh je vois, donc un rencard… que tu me proposes de TE proposer. Tu t’invites en somme ?

— Il serait peut-être temps, tu crois pas ?

— Ok. On en reparle plus tard.

Le cours avait commencé. J’étais soulagée… Ça n’avait pas été compliqué que ça, ni dégradant, ni humiliant en fait. Le sol ne s’était pas ouvert sous mes pieds, menaçant de m’engloutir. Nous avions enfin un rencard.

Samedi soir, je le rejoins au ciné sur les champs Élysées. Nous avions préféré, pour un premier ciné la plus belle avenue du monde à la frénésie trépidante de Montparnasse. J’avais, quant à moi, juste troqué mon habituel blouson pour un blazer et chaussé des bottines à talons, me permettant de me rapprocher de l’objectif final de cette soirée. Il était strictement comme d’habitude, mais en lui faisant la bise, je remarquai en souriant son haleine fraîche et mentholée. Et une fragrance discrètement inhabituelle.

— Il y’a une séance à 20 heures et une autre à 22 heures. Tu veux manger un bout avant ou tu préfères qu’on attende celle de20 heures si tu veux rentrer pas trop tard pour ton train… je sais pas…

Je le rassurai. Loin de la fac, il avait perdu sa belle assurance et paraissait plus nerveux que moi.

— Non, ça va, t’inquiète. J’ai prévu de dormir chez une copine, métro Abbesses. On prendra ensemble le dernier métro. Je veux bien manger un bout.

— OK, y’a plein de restos sympas ici. Tu sais, les gens viennent du bout du monde pour avoir une table dans l’un d’entre eux. Je te propose le plus gastronomique : McDo, ça te va ?

— C’est parfait, Dis-je en riant, en plus on peut y écouter les nouveautés musicales. Y’a deux-trois sons que j’ai pas eu le temps d’aller écouter aux bornes de la Fnac.

Le McDo des Champs-Élysées expérimentait à cette époque un partenariat avec Virgin Megastore, et mettait à disposition de ses clients des espaces avec casques leur permettant de découvrir les nouveautés musicales. Je n’y allais parfois que pour ça…

Mais lorsque j’y allais, j’étais seule. Ou accompagnée de copines noires. Ou de petits copains épisodiques. Et noirs. En fait, en dehors de l’univers de la fac dans lequel j’étais immergée toutes les journées de toutes les semaines de l’année, je réalisai tout à coup que je n’avais pas souvent l’occasion de me balader avec des blancs. La seule amie blanche que j’avais était plus noire que moi, tapait le Lingala, portait des mèches Pony blondes et tchipait à tout va. Elle avait grandi avec nous sans se poser de questions sur la mixité sociale et culturelle. Nous, non plus.

Pourquoi me sentais-je donc si mal à l’aise face à ces regards posés sur nous dans la rue, au McDo, aussi bien en faisant la queue qu’une fois attablés.

J’avais l’impression de lire de la déception dans les yeux de tous les frères noirs qui me regardaient et de la franche hostilité dans ceux qui défiaient un Clément stoïque, évitant tout contact visuel avec l’un d’eux. Quant aux filles noires aux mines si expressives, c’était un festival de je te toise des pieds à la tête en levant ensuite les yeux au ciel, le tout suivi d’une moue dubitative déformant leurs bouches. Je priais pour qu’aucune ne tchipe… J’aurai été obligée de réagir.

Aussi en dépit des réactions d’étonnement, désapprobation ou même dégoût pour certains, je saluais le relatif civisme de mes frères et sœurs noirs. J’avais moi-même eu, alors que j’étais accrochée au bras d’un beau black, plus d’un regard compatissant envers une sœur obligée de se rabattre sur un blanc pour les papiers (sinon quoi d’autre…), et carrément du dédain pour ces noirs acculturés et forcément complexés qui se pavanaient avec des femmes blanches.

Que voyaient-ils en nous regardant ? Dans quelle catégorie nous situaient-ils…

Tout compte fait, je ne savais plus trop moi-même pourquoi je m’étais intéressée à Clément, et encore moins ce que lui le serial black lover avait pu voir en moi de singulier, si ce n’est le fait d’être noire.

Je fus soulagée de m’engouffrer dans la noirceur démocratique des salles de ciné où nous n’avions plus de rôles à jouer en société et redevenions que de simples spectateurs, sans distinction, parfaitement égaux.

Le film, un thriller avec De Niro, comportait certaines scènes assez flippantes pour que je profite opportunément de m’accrocher à l’accoudoir de Clément, frôlant ainsi son bras. La 3e fois, il passa son bras autour de moi et m’attira fermement à lui. Je me sentis intérieurement fondre comme beurre au soleil, en me blottissant dans le creux de ses bras, et ressentais cette place comme une évidence.

Lorsque nous sortîmes, l’espace-temps avait changé et la magie du cinéma avait opéré. J’étais toujours lovée tout contre son large torse, en discutant vivement avec lui des différents détails du film. Je ne remarquais plus les regards posés sur nous, et à vrai dire, il n’y en avait pas tant que ça. Nous remontions tranquillement vers le métro. Lorsque nous passâmes devant un mec en total uniforme virgulé, jogging-casquette-baskets qui interpella directement Clément.

— Eh toi là, le babtou, je te parle… tu me réponds pas, la vie de ma mère, je te fracasse ta tête !

Je pressai Clément d’avancer, le métro n’était plus qu’à quelques mètres. Clément me prit la main, et avança sur quelques pas, mais sentant peut-être que quelque chose était en train de se jouer, il me demanda de ne pas bouger et revint sur ses pas.

— Oui, je suis babtou et alors ?

— Et alors, arrête de te prendre pour un dur. Je te vois marcher depuis tout à l’heure avec ta démarche façon-façon, épaule carrée, on dirait que tu joues le chaud. Fais cemen-dou, je te dis.

— J’ai pas le droit de marcher, il est ou le problème ?

— Je te dis, fais cemen-dou, je peux descendre de là où je suis et te fracasser trois dents devant ta meuf !

Je rejoignis Clément et le pris par la main, me tenant solidement auprès de lui.

— T’as de la chance, t’es avec une sista, Ajouta le jeune homme, manifestement originaire d’Afrique du Nord.

Je t’aurai démonté sinon… »

J’enlaçais Clément par la taille, me lovant tout contre lui.

— Allons-y, Lui chuchotai-je à l’oreille, on a mieux à faire que se taper ce soir, non… En plus, je suis pas en basket.

Il replaça son bras autour de mon épaule et nous partîmes plus soudés que jamais. Nous choisîmes finalement de dériver au gré des rues autour de l’avenue, entre la grande roue et l’Arc de Triomphe. Plongés dans une longue conversation intime, nous nous sommes livrés l’un et l’autre comme nous ne l’avons jamais fait en plusieurs mois, oscillant entre flirt et camaraderie sur les bancs de la fac.

Il me raconta son enfance entre deux parents enseignants et une petite sœur, chipie comme seules savent l’être les petites sœurs ayant un large écart d’âge avec leurs aînés. Son attirance pour les filles noires qu’il avait vécu comme un coming-out dans une banlieue très ségrégée, ou noirs et blancs ne se mélangent pas et toute tentative de rapprochement envers une sista par un blanc, est perçu comme une provocation. Or ses parents, militants et progressistes, n’avaient jamais voulu les mettre sa sœur et lui ailleurs que dans l’école publique, où eux-mêmes enseignaient.

Avec une voix plus feutrée que je ne lui connaissais pas, il me parla d’Elle. Leur rencontre au collège, leur relation idyllique, puis tourmentée. Toujours secrète. Leur première fois. Puis leurs choix opposés : il avait choisi la fac et le théâtre. Ou plutôt le théâtre et la fac. Elle s’était laissée happer par la zone, malgré ses capacités. Elle voulait vivre autre chose après leur longue histoire, sortir avec d’autres mecs. Des blacks.

Il s’était depuis tourné vers son autre passion, si ce n’est même la première, le théâtre. J’étais toujours saisie par la foi qui l’habitait lorsqu’il en parlait. Au-delà de sa grande érudition, quelque chose de grand l’habitait quand il était au contact de ce monde.

— J’aimerai que quelque chose me passionne autant, tu sais. Je peux t’écouter en parler des heures durant.

— Il ne faut pas qu’écouter, il faut venir me voir jouer. J’ai intégré une nouvelle troupe, on donne des représentations à Paris dans un mois. On est encore en répet, mais dès qu’on cale les dates et les salles, je t’inviterai.

— En salle et en coulisse, j’espère…

Il enveloppa mes lèvres du plus doux des baisers, avant de répondre malicieusement.

— En salle, en coulisses et où tu veux…

Je lui parlais aussi de ma passion déclinante pour l’écriture. Je n’avais plus rien écrit en dehors de nos devoirs et autres compositions universitaires, depuis des mois. C’était comme si mon entrée en fac, et donc dans le monde institutionnalisé des adultes, avait éteint cette passion. J’avais, en fait, toujours beaucoup plus lu que je n’avais écrit. J’étais aussi fille de prof de Lettres. J’étais née avec un bouquin dans les mains, au lieu de la traditionnelle cuillère en argent. La bibliothèque de mon père resta longtemps pour moi l’endroit le plus passionnant du monde, jusqu’à ce que j’en fasse le tour. Quant à 12 ans, je fus en âge de me rendre seule dans la bibliothèque municipale, c’était comme si un monde merveilleux, encore plus vaste, s’ouvrait à nouveau à moi.

— Quel est ton livre préféré jusqu’ici ?

— Tu vas te moquer de moi, si je te le dis… bon allez, c’est la Bible.

— Je ne vois pas pourquoi je me moquerais de toi. Tu es croyante…

— Oui, je le suis, même si on est plus supposé l’être lorsqu’on entre dans l’univers hyper cartésien de la fac. C’est un des premiers livres que j’ai étudiés, et longtemps en plus… 5 ans de caté, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige quand même. Et c’est aussi l’un de ceux que j’ai le plus apprécié. Je me sens proche de la plupart des personnages.

— Tu veux dire des prophètes…

— Oui, des prophètes, et même de ceux qui ne le sont pas, Notamment les femmes qui gravitent autour d’eux

— Je comprends.

Il ne se moquait pas et semblait vraiment comprendre en effet.

J’ajoutai :

— C’est comme si tu prenais n’importe quel homme sur terre. Tiens, le type qui nous a alpagués tout à l’heure, et qu’il devenait spécial une fois sa mission révélée. D’ailleurs, beaucoup se représentent Jésus comme toi, blond aux yeux bleus, alors qu’en vérité, il devait plus lui ressembler qu’il ne te ressemble…

— Euh ouais, si lui c’est Jésus, moi je suis l’ange Gabriel alors, Dit-il en riant.

— He bien justement voilà, la magie de la bible et de la Foi, réside là. Tu prends les hommes les plus imparfaits, et en rencontrant Dieu et ils vont aussi à la rencontre de leur destin, quoi qu’il leur en coûte. Noé, par exemple, était légèrement alcoolo, David était infidèle, Joseph était orgueilleux… Paul était un persécuteur hors pair, dont les mains étaient couvertes de sang. Tous ont réalisé leur vocation en empruntant le chemin de la rédemption, quoi qu’il leur en coûte. Puis le Christ, comment dire, c’est l’apothéose, le don de soi absolu, la révolution par l’Amour. Ça paraît con à notre époque moderne, mais c’est quelque chose qui a toujours fait sens pour moi.

— Non, c’est pas con. C’est même plutôt… beau. Et tu vas à l’église et tout ?

— Non plus trop. Ça aussi, ça s’est affadi. Je crois toujours en Dieu mais j’ai un contentieux personnel avec l’église, dirons-nous.

Il me regarda, intrigué… Je complétai :

— Disons qu’elle a joué un rôle non négligeable dans l’esclavage.

— Ah la bulle papale et compagnie… Je comprends.

C’était ce que je trouvais le plus appréciable avec lui. Je n’avais pas besoin de tout expliquer. Au-delà des clivages culturels ou du référentiel universitaire commun, il avait assez d’empathie pour comprendre. Plus qu’intellectuellement ou émotionnellement, il comprenait humainement.

L’aube pointait déjà. Nous étions assis, et en cette aurore printanière, je grelottais légèrement. Il ôta son blouson Teddy Vintage, et le mit sur mes épaules. Puis il s’allongea le long du banc et posa sa tête sur mes genoux. Je l’embrassai tendrement, puis alors qu’il fermait les yeux, je me mis à lui caresser délicatement les cheveux.

Un homme noir, en tenue de travail jaune et verte, descendit d’un camion bruyant et se mit à balayer la rue. Il passa devant nous et nous nous saluâmes. Il me demanda avec un fort accent d’Afrique de l’Ouest :

— Lui est fatigué…

Je souris en hochant la tête, il sourit à son tour d’un air complice.

Un peu plus tard, une vieille femme blanche traversa la place, bien plus promenée par son minuscule chien dont je n’aurai su définir l’espèce qu’elle ne le promenait. À cette époque, je considérais les blancs, en particulier ceux d’un certain âge, ayant connu à minima la colonisation, comme un camp opaque et diamétralement opposé au mien. Mandela était certes libre depuis 6 ans, mais l’apartheid social, en filigrane, n’avait jamais cessé, et ce partout dans le monde.

Emmitouflée dans son manteau de fourrure, chaussons aux pied, la riveraine nous regarda avec bienveillance et nous dit :

— Vous êtes magnifiques.


Mbenda ou la loi du plus fort

Ligote tes sentiments d’une formule, emprisonne ta douleur d’une ceinture, le loup qui ne montre jamais son sang par l’autre sera laissé vivant.

(Otto Manninen)

« Nos résultats, cette année, à l’ICAF (Institut Collaboratif Afrique-France), ont été certes plus modestes que les précédents, mais les objectifs ont été atteints. Et c’est le plus important, de rester dans une dynamique de prospérité, progrès et stabilité, malgré les aléas politiques sur lesquels nous n’avons aucune prise. Nous avons ainsi monté un chantier au Mali et deux au Burkina Faso. Nous remercions nos partenaires africains pour leur extraordinaire implication de tous les instants.

L’association a choisi d’investir les domaines de l’éducation et de l’agriculture car nous croyons fermement en la capacité de résilience économique et surtout de transformation sociétale de ces deux secteurs. Il s’agit de donner à la jeunesse la possibilité, si tel est leur choix, de rester en Afrique et ne pas être contraints à un exil forcé et risqué. Car nous connaissons trop bien les nombreux dangers de ces incertaines routes migratoires, sur lesquelles sont sacrifiées les précieuses vies de nombreux candidats à l’exil. »

Tandis que le président de l’ICAF parlait, je me tenais debout, dans l’entrebâillement de la porte que je ne parvenais pas à fermer. La salle était comble. Je ne pouvais pas non plus avancer vers la seule place vacante à l’autre bout de la salle. Encore une fois, ma nature timide se trouvait piégée par mon tempérament laxiste d’éternelle retardataire. Le président venait de finir son discours et laissait la place au seul employé de l’association, Fred Mboma-Zinelli, chargé d’expliquer aux adhérents les aspects les plus techniques des bilans financiers de l’association, et l’état d’avancement des différents projets. Je pensais profiter de la courte entracte pour gagner en mobilité et changer de place, mais l’idée de se dégourdir les jambes n’avait pas tout à fait germé dans l’esprit de certains. Je restai immuablement bloquée.

Le président se fraya un chemin jusqu’à moi avec l’assurance d’un navigateur breton habitué à vaincre la houle de n’importe quelle foule.

— Mais je vois que nous avons une nouvelle venue, Dit le président en m’adressant un sourire chaleureux, Ne restez pas dans votre coin. Nous ne sommes ici qu’entre gens de bonne compagnie.

Il me prit par la main et m’installa à la place que je visais depuis mon arrivée. Fred MBoma-Zinelli n’était pas aussi passionnant que le président, dont le charisme avait été façonné par des années de syndicalisme et de combat militant. Métis au teint très clair, il rougissait extrêmement vite et essayant probablement de contrôler son trouble, il n’en devenait qu’encore plus écarlate, de sorte qu’il était alors pour tous extrêmement difficile de rester concentré sur l’exceptionnelle clarté et qualité de ses explications.

Il me plaisait bien, le petit Fred, derrière ses sages lunettes à la Clark Kent. Il avait beau rougir comme une pucelle à sa première communion, il n’en était pas moins bâti comme un guerrier maori maîtrisant l’art traditionnel du Haka.

Son obstination résolue à s’assurer que l’auditoire saisissait bien les informations qu’il leur partageait, parvenait toujours à vaincre sa pesante timidité, grâce au dévouement et la patience qui le caractérisait.

Alors que certaines personnes commençaient à s’agiter sur leurs sièges et d’autres à bâiller, je lui fis un petit signe de la main. Nous nous étions déjà rencontrés lors d’une levée de fond à laquelle, Amy, une collègue, proche du président de l’ICAF, m’avait conviée. Je me persuadai intérieurement que ce geste amical lui avait permis d’avoir plus de contenance, bien qu’il me semblât qu’il rosit légèrement.

L’institut ne se voulait pas qu’associatif, donc dépendant de subventions souvent étatiques, mais souhaitait grâce à son modèle économique hybride poser les jalons de l’autonomisation des bénéficiaires du projet. Ainsi, l’école nourrissait le projet agricole, et vice versa. Les étudiants étaient d’abord formés au sein de l’école agricole sur des thématiques comme le maraîchage, le développement local durable et l’agroécologie.

Ils intégraient ensuite les coopératives, gérées par les femmes du village dans le cadre de stages d’immersion pour commencer. Certains y restaient ensuite en qualité de techniciens, tandis que d’autres rejoignaient les villages voisins, les villages lointains ou encore les périphéries des villes où s’installaient de plus en plus de cultures maraîchères, afin de pourvoir aux besoins de nombreux restaurants des grandes villes.

À l’issue du colloque, les différents participants et le large auditoire, appartenant pour la plupart au monde associatif et institutionnel, gravitant autour du projet, étaient invités à se mélanger les uns aux autres, à travers des échanges conviviaux basés sur le partage d’expérience.

J’avais toujours été très nulle à cet exercice, et Fred, exilé à l’autre bout de l’univers en termes de distance, et par ailleurs assailli de questions, ne pouvait m’être d’aucun secours. Il me jetait de temps en temps des regards navrés. Nous avions prévu d’échanger sur le réseau de bénévoles que nous envisagions de mettre en place, en nous appuyant éventuellement sur l’association de femmes migrantes dont je gérais le volet social et culturel. Une fois encore, ce fut le président de l’ICAF qui vint à mon aide.

C’était peut-être la 2e ou 3e fois que je le croisais, mais j’étais toujours étonnée par le charme désuet de ce vieil homme beau, grand et élégant dont l’extrême courtoisie était d’un autre temps.

— Bonjour, je ne crois pas que nous ayons été officiellement présentés, bien que nous nous soyons déjà rencontrés. Je suis Godeffroy Dulac, et je préside actuellement l’ICAF. Vous êtes Jenny, c’est bien cela…

— Oui, je suis Jemmi Moussinga, une collègue d’Amy. C’est Jemmi en fait, avec un « i » .

— Désolé Jemmi avec un « i » , prénom tout à fait ravissant. Je suis ravi de faire enfin formellement votre connaissance. Amy nous a beaucoup parlé de vous, en vantant vos nombreux talents dont nous aurions grand besoin. Nous espérons vous voir plus souvent, et qui sait peut-être vous compter parmi nous. Nous avons besoin de sang neuf…

— J’en suis très flattée, bien qu’Amy exagère. Je ne parviens pas à suivre son rythme de bourreau de travail.

— Qui le pourrait ? Mais rassurez-vous, vous êtes en bien meilleure position que moi pour y parvenir un jour.

L’homme était charmant et charmeur. Peut-être séducteur mais les 30 ans qui nous séparaient le plaçait dans une catégorie complètement asexuée, un peu comme celle des joueurs de pétanque portant des chaussettes dans leurs charentaises. Je n’étais même pas un projet lorsqu’il devait passer son bac, son permis, son premier entretien d’embauche si ça se trouve. Un homme intéressant, mais d’un temps où les téléviseurs passaient peut-être du noir et blanc à la couleur.

Finalement, Fred nous rejoint, rouge, gauche et essoufflé.

— Enfin, Fred, vous voilà, Sourit Mr Dulac, vous venez au secours de votre belle que j’abreuvais de paroles inutiles. Elle appréciera bien plus votre compagnie que la mienne.

— Mais pas du tout, Protestai-je en riant nerveusement.

Je ne savais pas si je contestais son appréciation de la situation ou l’éventualité d’un rapprochement, autre que professionnel entre Fred et moi.

Fred et moi avions eu une proximité immédiate s’expliquant par notre classe d’âge et nos origines communes, bien qu’il soit un de ces métis n’ayant jamais mis un doigt de pied en Afrique et détestant le Gombo, mets communs à tous les afrodescendants de par le monde.

Jeune diplôme d’une solide école de commerce, il avait choisi d’exercer dans le domaine de la solidarité internationale, sans que cela ne lui attire les foudres de son parent noir qui continuait à lui payer une partie du loyer de son studio parisien après avoir financé en quatre ans d’études l’équivalent d’un immeuble au pays. Preuve de leur totale assimilation au modèle occidental et bourgeois, dans lequel la recherche du bonheur restait une quête individuelle.

— Tu veux qu’on aille prendre un verre, après… tout ça , Me demanda-t-il sur un ton peu assuré.

J’hésitai. Je devais me lever de bonheur le lendemain, pour la mise en place d’un conseil consultatif auxquels les femmes migrantes de mon association auraient pu participer. De nombreux élus devaient être présents. Vivant en banlieue, je n’avais pas les mêmes réalités que les Parisiens.

— Je voudrais bien, mais je sais pas…

— Pas de problème, je comprends. On peut remettre ça… on parlera une prochaine fois des bénévoles.

— Si on était vendredi soir, c’eût été avec plaisir mais là en semaine, c’est compliqué. Écoute, on se prend ce verre dans les quinze jours qui suivent. Promis. On fait comme ça ?

— OK, super. On fait comme ça.

— Au fait, t’as été génial

— Ah ouais, tu trouves… J’ai eu l’impression d’avoir servi de somnifère à la plupart d’entre eux, mais bon…

— Pas du tout, c’était carré, pro et tout. Que du bon, que du bon.

Je l’embrassais sur les deux joues afin de prendre congé, sans m’attarder sur tous les signaux manifestes de déception qu’il envoyait : regard fuyant, épaules basses, mine pincée…

— Bon, ben, OK, à plus. Rentre bien,Me dit-il avec l’extrême neutralité de ton d’un homme venant de se faire friend-zoner et n’en souhaitant rien laisser paraître.

En me dirigeant vers le métro, je me reprochais vaguement ma conduite quelques instants. Mais seulement quelques instants. Fred était le profil du parfait petit ami : idéaliste et rêveur, tout en étant un professionnel talentueux. Jeune et beau, sans éclat tapageur. Accessible et disponible. Il était une promesse de bonheur domestique, le repos de la guerrière sentimentale, un ils-se-marièrent-et-eurent-deux-enfants-un-pavillon-et-un-chien sur pieds. Nous étions faits pour nous rencontrer, et peut-être qu’Amy, ma collègue, l’avait très largement anticipé en me poussant à rejoindre les forces vives de l’ICAF.

— Tu verras, il y’a plein de jeunes comme toi là-bas. Ils militent pour une Afrique meilleure, mais la plupart sont blancs. Est-ce que c’est normal ?! On est les premiers à se plaindre et les derniers à s’engager. Viens, ça va te plaire. Il y’en a un Frédéric, quand je le vois, on dirait toi en toubab. Et sauf que c’est un garçon… sinon, pareil que toi, un vrai passionné.

Et Fred avait en effet l’abnégation tranquille et déterminé d’un moine tibétain, qui face à une tâche impossible au plus grand nombre, s’obstine à n’avancer qu’un pas après l’autre, régulièrement, lentement, sûrement, jusqu’à ce qu’elle s’épuise inéluctablement.

Peut-être appliquait-il la même méthode en toute chose. Il me plaisait bien avec sa tranquillité rassurante.

Quelques jours plus tard, il me devança en arrêtant un rendez-vous dans un café lounge parisien un peu branchouille, l’Impala, pour le jeudi suivant en fin d’après-midi. Si l’horaire ne correspondait pas à celui des tête-à-tête romantiques autour de dîners sophistiqués, ça n’en était pas moins un afterwork dans un endroit très prisé par les jeunes cadres dynamiques souhaitant se détendre après une dure journée de labeur. Un lieu de rencontre, de partage, de convivialité, voire plus si affinités.

J’optais pour un jean brut, une petite blouse noire sexy chocolat, des bottines et une veste en wax.

J’avais apporté un soin particulier à mon afro vaporeux, ainsi qu’à un maquillage un peu plus soutenu qu’à l’accoutumée. Je terminais de ranger mes dossiers en passant une lingette fraîche sous mes aisselles, et en ajoutant une touche de gloss à mes lèvres, lorsque mon portable vibra :

— Allo, Jem. C’est Fred.

Quels prénoms doux à mes oreilles ! Fred et Jem. Jem et Fred. Il m’avait déjà donné un surnom.

— Hello, j’arrive sans retard cette fois-ci, Anticipai-je, tu n’auras pas à attendre. Promis.

Il rit à l’autre bout du fil. Un rire chaud et enveloppant.

— Je n’en doute pas. Mais je ne t’appelle pas pour ça. Je voudrais juste te demander l’autorisation, ou plutôt te prévenir car on n’a pas vraiment le choix, qu’une bénévole se joindra à nous. Tu l’as peut-être déjà croisé… Flora. Elle est informaticienne, et va travailler avec nous sur la mise à jour du site. Le président ne nous laisse pas le choix, il voudrait que le site internet soit livré très rapidement…

— Oh… OK… euh, pas de problème.

Ma voix masquait très mal ma déception, puisqu’il poursuivit :

— On aura d’autres occasions de bosser en binôme, ne t’inquiète pas. Mais là, j’ai pas le choix. Je suis le seul employé de l’asso, et donc sous les ordres du CA, et en particulier du président. J’ai pas la possibilité, comme vous les bénévoles, de moduler mes missions en fonction de mon emploi du temps. Je t’assure que ça m’embête aussi, d’autant plus que Flora, tu verras… c’est plutôt du genre super glue.

Il était encore en deçà de la réalité. Flora était une charmante jeune femme, tout en rondeur et singulièrement courte malgré ses perpétuels hauts talons qu’elle faisait claquer qu’il pleuve sur le bitume, vente sur des dalles en terre cuite ou neige sur sol argileux.

Maman célibataire de jumelles d’un an, elle venait de finir son premier semestre d’études en programmation informatique, et voulait le valider par un stage pratique auprès de l’ICAF. Elle assistait à toutes les réunions possibles en espérant qu’un budget se libère pour un poste de prestataire de service informatique en free-lance, titre dont elle se glorifiait sans jamais avoir pu présenter de travaux à son actif. Je la soupçonnais aussi d’étirer en longueur ce premier semestre d’études, son cycle universitaire n’étant pas sélectif tout en lui permettant un renouvellement régulier de sa carte étudiante et des avantages administratifs qui en découlaient. Bref, une jeune femme luttant habilement pour sa survie.

Si cette survie devait impliquer quelques sourires appuyés envers la gent masculine bien établie professionnellement, elle n’en était pas avare. Il était même difficile de s’arracher à elle, tant elle en devenait collante comme de la glue.

Alors que nous étions assis sur des poufs marocains, autour d’une table en bois d’inspiration africaine, entourés de tentures en peaux de bêtes, écoutant de l’afro-beat et sirotant nos cocktails colorés, Flora était en pleine jactance, ses lèvres s’agitant frénétiquement comme les deux cordes infranchissables d’un double dutch. Elle ne laissait techniquement pas d’espace pour en placer une. En fait, elle ne laissait pas d’espace tout court. Une feuille à rouler n’aurait pas pu s’immiscer dans le mince interstice qu’il y avait entre elle et Fred, et que ce dernier préservait vaillamment, non sans lutte de tout instant.

Il me jetait encore ses habituels regards navrés tandis que je commandais une autre caïpirinha. Nous discutâmes davantage des difficultés rencontrées par les mères célibataires allaitantes, en recherche d’un premier emploi sans avoir terminé leur première année d’études que du projet numérique sur lequel nous devions collaborer. Sujet ô combien fédérateur et non orienté !

Je rentrai chez moi dépitée, affamée (les tapas ne nourrissent pas) et fatiguée. Plus que jamais déterminée à prendre les choses en main. L’ICAF n’ayant pas encore de locaux propres, la prochaine réunion de pilotage du projet dont Fred et moi avions la responsabilité, avait lieu chez le président. Celui-ci avait pour habitude de s’éclipser une heure ou deux pour laisser ses équipes travailler, avant de les rejoindre pour un bref point. Notre projet concernait une filière de transformation de produits et épices exotiques en Afrique qui s’écouleraient en France par le biais de l’association de femmes migrantes m’employant comme coordinatrice sociale. J’avais avancé étonnement vite sur son montage en contactant les prestataires et différents partenaires sur place et en Afrique, et en identifiant tous les points de vigilance et zones d’incertitudes à lever avant sa mise en œuvre. Le financement avait été collaboratif, et même les habitants des quartiers populaires français dans lesquels vivaient les femmes migrantes, et autres diasporas, avaient souhaité encourager cette initiative.

En milieu de journée, le président avait appelé pour me demander, avec la délicatesse surannée qui le caractérisait, si je préférais une assiette de charcuterie ou de fromage, pour accompagner le vin rouge qu’il se proposait de nous offrir. Je trouvais cette attention d’autant plus touchante que le petit manège grinçant et désarticulé auquel Fred et moi nous adonnions depuis plusieurs semaines, voire quelques mois, ne pouvait lui avoir échappé. Peut-être voulait-il donner à cette rencontre un caractère clandestinement romantique afin d’aider son timide employé. Un cupidon 2.0 en somme.

C’était une fin d’après-midi, grise et pluvieuse. De celles qui recouvrent Paris d’un fin voile brumeux, réchauffé par l’activité frénétique de la ville à l’heure de la débauche, ou des cohortes d’employés de bureau s’engouffrent avec précipitation dans le métro afin de retrouver avec hâte le confort chaud et conventionnel de leur deux-pièces cuisine.

Je me présentais à 18 h 30 précises, à la porte du président de l’ICAF. Bibi parisien bleu nuit sur mon afro en mousseline, courte robe-trench Burberry aux manches amovibles, hautes bottes cavalières noires, bouche rouge gourmande. J’étais fermement décidée à ne pas repartir bredouille cette fois-ci.

Le président ouvrit la porte. Nous fumes tous deux surpris : moi qu’il soit encore là, et lui par cette tenue qui tranchait avec mon habituelle discrétion de rat de bibliothèque.

— Jemmi, vous êtes particulièrement en beauté, si je puis me permettre. Je suis ravie de vous revoir. Fred est déjà arrivé. Entrez, je vous en prie, je vous conduis jusqu’à lui.

Il m’escorta, tel un élégant majordome, droit comme un i, auprès de Fred qui n’avait fait aucun effort particulier dans sa mise, et se contenta de me claquer familièrement quatre bises alternatives sur les deux joues, sans un compliment.

— Salut, tu vas bien. On va vite commencer, pour vite terminer et libérer Mr Dulac.

Je devais prendre cela pour un encouragement, j’imagine. Et Mr Dulac pour un signal : Il prit son imper, son parapluie et se dirigea vers la sortie.

— Prenez votre temps, jeunes gens. Je me rends à mon habituel troquet. Je doute que vous ayez besoin de moi et mes modestes compétences en la matière, pour la lourde tâche qui vous attend.

Puis, il disparut de scène, avec la grâce évanescente d’un félin. Nous ne le vîmes pas vraiment partir, mais nous sûmes à un moment donné que nous étions vraiment seuls dans ce coquet appart du 15e, dans la douceur de lumières savamment tamisées, qui se mêlait admirablement à celle du vin. Et là, la magie opéra.

Travailler dans ces conditions était un véritable plaisir. Nous avançâmes vite en effet, le plus gros du boulot ayant été fait en amont. Nous nous lancions parfois des regards entendus et complices lorsque nous nous accordions sur certaines propositions qui n’avaient d’évidence que pour nous deux, et notre vision solidariste des projets associatifs.

À une ou deux reprises, nos doigts se sont frôlés, sans que nous nous pressions pour écourter ce contact. Et bien que ce ne soit ni le lieu, ni le moment, nous ne fûmes jamais aussi proches, seuls et en osmose qu’en ces brefs instants.

Lorsque le président revint, un peu trop tôt à mon avis, nous travaillions depuis une heure et demie déjà, dans ce cocon douillet. Le président se joint à nous pour l’habituel compte-rendu. L’air frais lui avait redonné de vives couleurs, me semblait-il. Je le trouvais particulièrement jeune et beau dans sa chemise d’un blanc éclatant, légèrement ouverte et à col relevé. Ses tempes grisonnaient vaguement autour d’une chevelure encore ample et blond cendré. Ou Châtain. Je n’avais jamais rien compris aux nuances des cheveux des blancs.

— Désolé d’avoir écourté votre tête-à-tête, Dit-il en remontant méthodiquement ses manches sur des bras un peu maigres, je déteste prendre mon café en terrasse sous la pluie. Et puis hors de question de le déguster au comptoir.

— Je vous comprends. Le comptoir est le repère des piliers de bar…

Mais pourquoi avais-je sorti ça ? L’alcool avait un effet si désinhibiteur chez moi que ma bouche devançait toujours de très loin ma pensée.

Mr Dulac me regarda, amusé, comme s’il me voyait pour la première fois. Fred était vaguement choqué. Peut-être, se sentait-il quelque part encore sur son lieu de travail.

Mais Mr Dulac lui, était chez lui. Il y prit ostentatoirement ses aises.

Augmenta le volume sonore de la musique de fond (St Thomas de Sonny Rollins, qui a toujours résonné pour moi comme la musique de prédilection des riches heureux qui ont toujours des macarons LaDurée dans leurs réceptions…).

Nous resservîmes un verre de cet étourdissant Beaujolais, un Brouilly précisa-t-il à chaque fois (je n’en avais jamais bu d’aussi bon et c’est vrai qu’il commençait à me brouiller les idées.).

S’assit face à nous, comme Dieu le père, en se redressant de toute sa haute stature. Recoiffant sa frange blond-châtain et sel, d’un leste geste de la main, un brin féminin.

Nous lui présentâmes nos propositions : Fred le premier, rougissant à la moindre remarque de Mr Dulac, les franches critiques comme les simples alertes sur les points de vigilance, redevenant un petit garçonnet gauche et hésitant face à la présence totémique de Mr Dulac.

— Godeffroy, Précisait-il à chaque fois à mon endroit.

Mais il restait l’intraitable Mr Dulac pour Fred, qui finissait sa partie avec le professionnalisme carré qui le caractérisait. Je pris le relais en choisissant délibérément un ton plus léger et badin, visant à détendre cette atmosphère rigide, en nous rapprochant des publics cibles… des hommes, des femmes, des enfants dont nous modifions les vies autant qu’eux bouleversaient les nôtres. Je proposais d’intégrer à la présentation du site des photos de l’équipe parisienne de bénévoles et de Fred, seul employé, et par effet miroir, ceux des femmes dirigeant les coopératives de nos projets-chantier et du coordinateur local, en Afrique. Des témoignages des bénéficiaires des différentes actions étaient aussi prévus. Il était important que les adhérents et donateurs réalisent l’heureux impact de chaque euro collecté.

— Je valide complètement votre démarche, Dit Godeffroy Dulac. Il est vrai que nous avons le privilège d’évoluer entre gens de bonne compagnie, et de n’être pas réunis autour de capitaux comme dans l’économie traditionnelle, mais autour de l’humain. Il est bon de le rappeler, même si je félicite également la rigueur budgétaire de Fred, qui nous permet de conserver ce privilège. Bravo à tous les deux. Si je puis me permettre une brève digression : qu’avez-vous pensé du vin ? Est-il assez bon pour que je vous serve à nouveau…

Avant même que nous ayons eu le temps de réagir, il avait prestement rempli nos verres en repartant sur une nouvelle anecdote relative à l’un de ses nombreux voyages en Afrique de l’Ouest. Son parcours de vie était passionnant et il n’avait, suivant l’adage, jamais eu à travailler de sa vie puisque, de rencontre en rencontre, il avait tracé un riche destin, placé sous le signe de la joie autour de l’effort partagé. En fabuleux conteur et grand dramaturge, il savait captiver l’auditoire à travers ses récits, qu’il illustrait parfois de photos jaunies par le temps, ou présents offerts à certaines occasions et qui se fondaient désormais dans le style épuré de son chic salon parisien.

J’avais l’impression, sans avoir bougé de ma chaise, de retomber dans le bonheur sans nom que j’éprouvais lorsque je franchissais le vieux grenier de ma grand-mère et que j’imaginais autour des photos en noir et blanc, des étoffes anciennes ou des lettres trouvées, l’époque où ses joues lisses et rebondies et son sourire charmeur faisaient tourner les têtes crépues des plus beaux éphèbes de New-Bell.

Mais rien n’égalait les tranches de vie qu’elle ressuscitait, avec de doux rires de jeunes filles en fleurs, lorsqu’elle me racontait ses 700 coups. Sept pour le chiffre porte-bonheur qui ne l’avait jamais quitté et avait guidé sa propre destinée de New-bell jusqu’ici, en France.

Lorsque Fred refusa une énième tournée, en enfilant son manteau avec résolution, il ne doutait pas une seconde que je le suivrais avec précipitation, loin de ce patron barbant sentant vaguement la naphtaline et pour lequel il avait autant de respect que de crainte, comme n’importe quel homme averti en aurait envers toute personne ayant la légitimité de suspendre arbitrairement son salaire.

Je restai figée sur ma chaise, rêveuse. Que je veuille me lever ou non, les vapeurs d’alcool n’aidaient pas. Et je ne comprenais pas l’urgence soudaine qui motivait Fred. Nous étions bien là, non ?

— Il va bientôt être 8 h 30. Jemmi, nous aurions dû être partis depuis longtemps…

Je ne bougeais toujours pas, hypnotisée par le curieux regard vairon de Mr Dulac, qui annonçait la dualité et ambiguïté de sa personnalité : un côté sombre et un côté lumineux. Je n’avais jamais remarqué ce reflet particulièrement carnassier, qui ne semblait apparaître que sous un certain angle. Un angle le rendant particulièrement séduisant. Et encore si frais.

— Je ne suis pas certain qu’on trouve grand-chose, si on tarde trop. Et puis, n’oublie pas que tu dois attraper ton RER ensuite… Insista-t-il maladroitement, soustrayant volontairement Mr Dulac de son champ visuel.

J’en voulus presque immédiatement à Fred de me rappeler sans ménagement ma réalité de banlieusarde sans permis dont l’absence de mobilité abolissait toute velléité de liberté, passée une certaine heure. Je voulus lui répondre abruptement que je n’avais pas envie de quitter le décor coquet et lumineux de cet appartement où je me sentais chez moi, que je n’avais pas davantage envie d’enfiler les bottes au-dessus desquels mes pieds croisés s’agitaient sur Please, Please, Please de James Brown ou At Last D’Etta James (je laissais Bacchus en décider, les deux m’allant très bien), que je ne souhaitais plus tant que ça partager la note d’un restaurant cheap, ni me poser de questions sur le fait de plaire ou non à un homme qui ne me l’avait jamais fait clairement savoir jusqu’ici.

Mais l’acuité du regard dardant que Godeffroy, particulièrement séduisant à la lumière diffuse de cet éclairage savant et probablement hors de prix, posa sur moi à cet instant précis, se fraya un tranquille chemin, au milieu d’un chapelet de peurs familières et de doutes encombrant le quotidien: L’assurance animale d’être incroyablement vivante fit instinctivement vibrer tout mon être. Le corps emploie parfois un langage plus explicite et définitif qu’une série de mots qui n’épargnent jamais, quoiqu’il en soit, frustration et incompréhension.

Fred déclara très vite, trop vite forfait et, sans un mot, déserta, l’air navré, cette scène de combat avorté, abdiquant au duel indigne qui s’y dessinait, indigne car déjà perdu.

Mr Dulac, vieux loup aguerri, jadis souverain, avait à pas souples et silencieux, approché la proie d’un aspirant Alpha, la reniflant discrètement de son museau avide avant de s’en éloigner, les sens furieusement aiguisés par sa proximité. La ruse lui permit, sans crocs ni griffes, de déjouer la vitalité, force et légitimité de celui qui ayant timidement marqué son territoire, avait aux yeux de tous, la prévalence que la manœuvre déloyale d’un inattendu rival était venue lui arracher.

Le privilège de la victoire avait rendu Mr Dulac extrêmement magnanime.

— J’attendais d’être seule avec vous, depuis le premier instant où je vous ai vue, dit-il enfin, après être resté un moment silencieux, comme pour signifier par cette minute de silence son respect à une romance manquée.

Nous passâmes le reste de la soirée à non pas refaire ce monde, civilisé où la despotique loi du plus fort continue de l’emporter, mais à créer le nôtre à travers un incessant dialogue, sous fond de jazz, qui s’étala sur les cinq riches et précieuses années que durèrent notre relation. Cinq années qui nous polirent l’un l’autre, comme l’eau révèle la pierre : lui mi-pygmalion, mi-insaisissable, et moi, mi-muse, mi-irrévérencieuse.

Un gentleman est un loup patient.

Henriette Tiarks

Photo de Lukas Rodriguez sur Pexels.com

Yoan, come and go…

La vie ne peut être comprise que vers l’arrière, mais doit être vécue vers l’avant.

(Soren Kierkegaard)

20 mai 1998

Je ne comprenais pas un mot de ce qu’il me racontait. Il y a une seconde encore, nous étions prêts à aller prendre un verre chez Momo, le petit café qui bordait la rue Meliand, une petite rue tranquille du 20e dans laquelle il y avait si peu de passage qu’elle faisait office de cour intérieure à cette portion de quartier, ressemblant à s’y méprendre à un village.

Nous y avions pris nos aises depuis le début de notre relation. NOTRE relation. Je ne voulais pas renoncer à ce que nous étions. Je le regardais, hébétée, muette et suppliante. Il me regardait inflexible, décidé.

— Pourquoi  ? Je ne comprends pas…

On ne prend pas ce genre de décision en un temps aussi court. Qu’avais-je dit ou fait ?

Hier encore, il me caressait, nous nous mélangions l’un à l’autre dans la moiteur des premiers après-midi d’un printemps qui s’annonçait chaud. Je ressentais encore la brise légère qui traversait son loft-atelier, par la porte continuellement ouverte sur son jardin déluré, composé de plantes, fleurs, copeaux de miroir brisés et collés au mur. Ceux-ci donnaient l’aspect de vitraux scintillants, suivant l’inclinaison du soleil et sa réverbération. Le mouvement elliptique qui animait certaines tiges, au gré du vent, insufflait la vie à la végétation, comme si des joyaux colorés, surplombant des ronces translucides, avaient eu la faculté de pousser après que des graines de gouache eurent été plantées…

Mais qu’avais-je dit ou fait de si irréversible pour être ainsi coupée à jamais de cette féerie ? Était-il seulement possible de revenir en arrière ?

— Peut-être que nous pourrions en parler calmement. Je sais pas, nous poser dans un café ?

— Si tu veux, on peut en parler aussi longuement que tu en as besoin, mais ma décision est déjà prise. Je ne reviendrai pas là-dessus. Et on en parle ici et maintenant. Pas de café.

— Quoi, je ne peux même plus entrer dans l’atelier ? (je me retins de prononcer le fatidique « Mais qu’est-ce que je t’ai fait », consciente du pathos absolu de la situation)

Yoan hocha négativement la tête. Il semblait triste mais résolu. Je repensais bêtement aux photos que je n’avais pas prises des créations ingénieuses et trouvailles loufoques dont il avait agrémenté son loft atelier : le jardin et la cour sortaient tout droit de l’univers féerique et déjanté d’un Roald Dahl ou Lewis Caroll. On descendait de la mezzanine par le biais d’une tyrolienne et on atterrissait, en rebondissants, sur hauts coussins colorés. Tous les interrupteurs des pièces, dont la hauteur le permettait, se trouvaient non pas sur les murs, mais sur les plafonds. Rien n’était à la place à laquelle nous l’attendions, et tout était pourtant à l’évidente place qu’un esprit fantasque et créatif lui réservait, pour le grand plaisir des visiteurs.

La plus grande pièce, calme, haute et lumineuse avait une verrière inatteignable en guise de plafond. Ça aurait aussi bien pu être le ciel, comme cela en donnait l’illusion par nuit étoilée. C’est dans ce puits de lumière que Yoan créait ses luxueux bijoux, après avoir été puisé l’inspiration aux quatre coins du monde lors de ses nombreux voyages.

— Pourquoi ? Dis-moi au moins pourquoi ?

— Toi et moi, ça a été tout de suite super, tu es une personne extraordinaire. Mais aujourd’hui, nous nous ennuyons l’un avec l’autre. Je ne crois pas que nous soyons faits pour rester plus longtemps ensemble. Il manque quelque chose.

Il prononçait ces mots avec le plus grand naturel du monde, sans se préoccuper du douloureux martèlement que chacun d’entre eux accompagnait. J’avais l’impression qu’une pile de briques s’amoncelait sur mes épaules, mes bras, mon estomac. Je disparaissais peu à peu sous leur tas.

La minute précédente, le ciel était particulièrement radieux. Le chant des oiseaux, son doux et voluptueux, était distinctement perceptible malgré la rumeur naissante de la ville. La vie était belle et légère. Il n’a fallu qu’une seule seconde pour que l’ordre établi du bonheur parfait vacille irréversiblement.

— Mais pourquoi dis-tu des choses comme ça ? Hoquetai-je.

Mon monde s’écroulait. Irréversiblement.

Il était pourtant parfaitement à l’endroit, mon monde lorsque je le croisais quelques mois plus tôt à une soirée parisienne, cliché absolu, à laquelle je n’avais pas prévu d’aller et où mon acolyte, un styliste souhaitant absolument y croiser le créateur de génie Xuly Bet, m’avait conduite quasi manu militari.

C’était une soirée de blancs, c’est-à-dire avec moins de 15 % de noirs et métis présents. De plus, on y passait que de la house, techno, electro. Tout ce qui, pour moi, ne se dansait pas. En boudant sur mon siège, je dus quand même admettre après avoir fait un tour de salle que les blancs savaient plutôt bien faire les choses.

Un immense dancefloor sur lequel était projeté un jeu de lumière, accueillait un parterre de silhouettes en transe, semblant davantage se mouvoir de façon désarticulée en exorcisant un sort, que de réellement danser. Jonchées sur des pilotis, des femmes en tenues extravagantes, des gogos-danseuses, se trémoussaient en hauteur. La salle attenante était une galerie d’exposition avec peinture, sculpture, photographie et graff, et en face du long bar Art-Déco, se trouvait un authentique playground de basket, autour duquel la sphère hip-hop de l’événement était réunie. Beaucoup de danseurs professionnels, officiant parfois dans les parcs de la Villette ou de Châtelet, étaient présents avec leurs larges baggies flottant sous les fesses, leurs sweats sportwear-chic et leurs bonnets en tissu sur lesquels trônaient négligemment leurs casquettes. L’ambiance musicale était différente mais je ne m’y sentais pas davantage à ma place. Et puis, j’avais envie de bouder pendant que Gilles, mon pote styliste essayait de repérer son prochain trophée de chasse, pour le restant de la soirée.

De longues minutes s’égrenèrent avant que je ne remarque un couple étrange qui dansait à proximité. Ce fut d’abord la jeune fille, une asiatique, cheveux coupés au carré, taille moyenne, jolie. Et un homme blanc assez fin et grand, d’une troublante beauté : il avait les cheveux complètement ras, mais ses traits et yeux bleus trahissaient son ascendance slave.

Les deux ne dansaient pas vraiment ensemble. La fille semblait suivre le type qui se déplaçait régulièrement, et alors que je regardais distraitement leur manège, au moment où je les perdis définitivement de vue, engloutis par la foule, le mec se planta devant moi. Il me fixa de ses grands yeux bleu clair, les plus clairs que je n’ai jamais vus, hypnotiques. Il n’avait jamais cessé de danser. J’étais stupéfaite.

— Salut, moi c’est Yoan. Tu danses ?

Je répondis négativement de la tête, fermement décidée à ne pas communiquer avec cet objet dansant non identifié. Il insista et je me fis la réflexion qu’il aurait pu être le genre d’homme à ne pas insister et auprès duquel, au contraire, on devait souvent le faire. J’aurais dû être flattée, si j’avais été dans un quelconque jeu de séduction avec lui. Mais il n’était pas pour moi. Je le sentais.

— Tu fais quoi alors sur cette chaise ? Tu vas rester assise là tout le temps… Dégourdis-toi au moins les jambes. Regarde, fais comme moi.

Je refusais catégoriquement, revêche. Il promit de revenir avec un verre et s’éclipsa avec la jeune asiatique qui l’avait retrouvé et tirait résolument son t-shirt vers elle. Elle me souriait amicalement, mais son regard, froid et distant, lançait de silencieux avertissements.

Une demi-heure plus tard, Gilles revint vers moi, complètement surexcité et volubile :

— Tu ne devineras jamais, Jemmi, mais je crois que j’ai rencontré l’homme de ma vie…

— Qui ça, Xuly Bet ?

— Lui, non, il a fait une brève apparition, je n’ai même pas pu l’approcher. J’aurai perdu un bras, une jambe ou un œil en essayant. Jamais vu une telle cohue enragée.

J’avais en effet vu le styliste passer en début de soirée, entouré d’un essaim d’admirateurs, aérien et divin comme à chacune de ses apparitions.

— Non, Continua Gilles dans un élan volontairement mélodramatique, je te parle de l’HOMME de ma vie, celui de ma soirée et de toutes celles qu’il voudra bien m’accorder ensuite. Il est trop toooooop, une pure bombe je te jure. Il a de ces yeux bleus, je crois que j’en ai jamais vu d’aussi beau de toute ma vie, y compris mes vies antérieures… je m’en serais souvenu. »

— Tu parles de Yoan ?

Il me regarda, interloqué.

— Comment tu le connais ?

— Il est venu me trouver, Répondis-je, amusée

— Tu veux dire qu’il est venu te voir toi, la Mona Lisa désabusée, assise sur sa chaise, loin des turpitudes de ce monde ?

— Ben ouais, qu’est-ce que tu crois ? dis-je en riant, je suis hYYYYYpe, moi aussi. Hihi, je suis branchée.

Gilles ne réalisa pas tout de suite.

— Non, tu ne peux pas être hype et branchée, choisis ton camp. Sinon, sérieux, T’as vu comme il est beauuuuuuuu… il t’a dit quoi ? Comment tu le trouves ? Tu crois que j’ai des chances ? Mais attends

Il suspendit son flot de questions, car il venait de comprendre.

— S’il est venu te parler, c’est qu’il doit être hétéro…

Il rejeta l’idée aussitôt, en prenant son accent camer des grandes circonstances :

— Noooooon, No way, le tour ci, tu ne gagnes pas. Même s’il est BI de justesse, je prends.

— Bi de justesse ?! Le taquinai-je, tu vas me dire que tu n’as pas vu son ombre chinoise…

Nous éclatâmes de rire si bruyamment, que même les vigiles se défigèrent un instant, pour bien nous regarder.

Gilles reprit l’accent caillera des quartiers dont nous étions issus :

— Pire ! Elle est relou celle-là, grave elle le lâche pas la meuf. Je vais te la décoller moi, tu verras. Bon, je cours prendre son numéro et on y va.

Je regardais Gilles partir avec amusement vers le nouvel objet de son appétit vorace. Depuis qu’il avait enfin fait son coming-out auprès de 90 % de ses proches à l’exclusion de ses parents, il avait acquis une assurance nouvelle, solide et constante, le renouveau de ce qui n’avait été jusqu’ici qu’un frêle vernis. Le chemin avait été compliqué : des petites amies pour lesquelles il éprouvait davantage de gratitude et d’affection que de passion, aux stratégies de contournement dont tout habitant perçu comme différent dans une banlieue testostéronée pourrait faire un manuel de survie. Mais il avait réussi à se faire accepter pour ce qu’il était, un être de lumière et d’exception. Ses propres parents, aimants, avaient tacitement accepté l’idée qu’après Lina, sa dernière copine, il n’y en ait plus d’autres. Et puisque leurs fils étaient heureux, ne semblaient pas souffrir excessivement de ce choix.

Je fus surprise de la tournure de l’appel de Gilles, quelques jours plus tard :

— Je suis finalement allé le voir, dans son atelier. Il ne mentait pas, c’est un vrai artiste, il a un loft super sympa, et tout. Il crée des bijoux de malades, bon le prix aussi rend malade cela dit…

— Alors, tu l’as pe-och ?

— Rien, nada, niente, mackache. Il est 100 pour cent hétéro. On pourra peut-être collaborer sur un partenariat puisqu’il fabrique des bijoux et moi des vêtements, mais bon, je crois qu’il a pas forcément voulu que je me tape trop la te-hon en repartant bredouille.

Il éclata brièvement de rire :

— Franchement, mon radar a déconné là, la révision s’impose. Non seulement hétéro, mais en plus c’est toi qu’il veut voir. Je lui ai filé ton numéro. Ne m’en veux pas : quelqu’un dans la famille doit manger la viande la…

— Gnama, toi-même, Le taquinai-je.

J’étais très surprise, et dans un premier temps – temps raisonnable – je décidai de ne pas donner suite à cet intérêt déplacé, par solidarité avec Gilles, mon partna in crime – bien que celui-ci m’encourage à commettre « le crime » de chair, dont il était question.

Mais Yoan mit plus de dix jours à m’appeler, et mon propre intérêt s’était aussi mis à croître pendant cette longue attente. Lorsque je l’eus enfin au bout du fil, je n’avais plus du tout envie de l’envoyer bouler, comme je l’avais pourtant promis à Gilles.

Nous restâmes plus de deux heures au téléphone. Puis trois heures le lendemain. Avant de prendre l’habitude de nous appeler au moins une heure tous les jours. Il avait passé dix jours au Costa Rica pour aller choper des pierres précieuses dans le cadre d’une commande spéciale de bijoux pour une cliente parisienne, et en avait profité pour faire un crochet au Pérou voisin et revoir son vieux chaman indien qui l’avait initié le premier à l’ayahuasca.

— Waow, ça fait quel effet, tu en as repris ?

— Non, je suis juste passé le saluer car il est devenu un père spirituel pour moi. Je ne prends aucune substance hallucinogène, même sacrée, lorsque je suis sur une commande. À la limite si je bossais pour ma collection perso, j’aurai pu mais là… je préfère garder les idées claires. Y compris pour te revoir. Tu veux passer à l’atelier ? »

Nous discutions quotidiennement depuis une semaine à peu près, j’avais l’impression de le connaître depuis toujours. Il était tout ce que je voulais être dix ans plus tard, et de fait, dix ans nous séparaient. J’en avais 21 et lui 31. Qu’importe, nous nous voulions.

J’entrais dans son atelier-loft, comme Alice qui poursuivant le lapin blanc,  après une interminable et étourdissante glissade, atterrit au pays des merveilles : avec étonnement et ravissement. Cela me fit l’effet d’un musée ludique dans lequel prière de toucher et de vous amuser aurait pu être inscrit à peu près partout. Ses créations étaient toutes aussi enchanteresses. Je fus subjuguée par un lourd collier d’inspiration zoulou, serti d’émeraude.

— Ce sont… des vrais ?

— Tout est vrai ici : diamant, saphir, émeraude, rubis… tout aussi vrai que toi.

— Je peux l’essayer  ?

La question avait fusé, n’ayant jamais vu d’émeraude d’aussi près, mais j’étais certaine qu’il refuserait. À mon grand étonnement, il me le passa aussitôt autour du cou. La proximité de son souffle chaud sur ma nuque provoquait des fourmillements à des endroits inattendus.

— Tu peux l’essayer bien sûr, mais à une seule condition… il se porte entièrement nu.

Joueuse, je m’éloignais de lui en portant mes mains à mon cou, faisant mine de le retirer :

— Tu exagères ! Tu sais quoi ? Tout compte fait, je vais enlever… mes vêtements, Dis-je en laissant tomber ma tunique au sol.

Il s’était assis, prenant le temps de contempler, l’œil vif et brillant, la pureté juvénile d’un corps de 20 ans, aux lignes souples et seins hauts, polis avec soin et dont les tétons durs auraient pu être sertis d’une de ces pierres exotiques et secrètes, lui évoquant le lotus.

— Divin, Murmura-t-il avant de m’attirer à lui, et dans une étreinte sensuelle, gober le lotus.

Notre relation fut immédiatement très physique, comme s’il nous était nécessaire de communiquer également par le biais d’une langue ancienne dont les signes étaient exclusivement charnels, pour bien nous comprendre. Nos longues discussions existentielles en étaient le prolongement ou le prologue.

Elles tournaient parfois autour de la littérature : « quoi… Tu n’as pas lu 1984. Enfin Jemmi, si tu ne dois lire qu’un seul livre de toutes tes études de lettres, c’est celui-là… Beaucoup s’interroge sur le terme dystopie, grâce à ce livre qui ressemble à s’y méprendre à notre actuelle réalité, comme si l’Auteur avait effectivement eu une prémonition sur nos problématiques actuelles, comme l’hypersurveillance et le péril démocratique. Je crois que je l’ai. Prends-le, tu dois absolument l’avoir lu au moins une fois dans ta vie. J’en suis à ma 4e fois. »

Mais le plus souvent, il m’entretenait de ses lointains voyages. Tel un Indiana Jones moderne, je l’imaginais, sac à dos Easpak et veste Quechua, partir à la conquête de terres lointaines où la nature verdoyante était aussi opaque que les cliquetis gutturaux ponctuant le dialecte des autochtones.

L’histoire la plus incroyable était ce mariage qu’il avait contracté avec la fille d’un chef de village qui, souhaitant le remercier pour les conseils et la précieuse aide manuelle qu’il leur avait apportés des semaines durant, organisa les noces traditionnelles de Yoan, et sa belle et secrète fille. Sa peau noire était soie par endroits, et velours en d’autres. Seul l’arrondi de la joue trahissait son très jeune âge. Ils eurent un mariage, court, infertile et incroyablement heureux : « j’étais fou d’amour pour cette femme-enfant. Elle inspirait l’envie de protéger tout en étant très maternelle et enveloppante, comme les femmes de sa tribu. Nous n’avons jamais conversé ensemble puisqu’elle ne parlait pas un mot de français. Et pourtant, c’est l’une des personnes qui m’a le mieux compris. Un seul regard suffisait parfois. Puis je suis retourné à ma vie, et elle a la sienne. C’est un type d’union fréquent chez eux. »

Il lui arrivait parfois d’évoquer à demi-mot la blessure secrète que lui causait l’absence de cet enfant qu’il avait eu trop tôt, trop jeune, à une époque où on ne sait pas encore qu’au-delà du ballet des couches et biberons sous fond d’insomnie, un fils est une promesse certaine de bonheur, une part d’éternité, et pour lui si fier de ses origines slaves, descendants de guerriers du tsar, la continuité d’un nom et d’une lignée prestigieuse.

— Pourquoi moi ? Lui demandais-je.

— Pourquoi pas toi… ? Répondit-il en riant.

— Tu es très beau, bien établi, brillant. Tu aurais pu avoir n’importe qui dans cette soirée où nous nous sommes rencontrés. Pourquoi pas cette belle Asiatique qui t’a couru après toute la soirée ? D’ailleurs, elle est où ? Pas sous la table, j’espère… Sérieux, vérifie si elle t’a pas foutu un traceur quelque part.

— Ling… Arff… ce n’est qu’une amie. (Il rit). Elle te met la pression comme ça ? À toi ?

— Une amie qui te veut, tu ne peux l’ignorer…

Il planta son insondable regard topaze, entre bleu ciel et rayon de lune, dans le mien.

— Toi, tu me veux… et tu m’as eu. Comme moi je te voulais, et je t’ai eu.

— Ah bon, Riais-je, je n’ai pas l’impression d’avoir beaucoup fait pour que cela soit le cas

— La différence qu’il y’a entre une femme comme toi, décidée mais, sans exubérance et une femme comme elle, dont on ne sait jamais ce qu’elle pense ou ressent, tient probablement à vos différences culturelles et celles-ci s’illustrent le mieux à travers le rapport à la nourriture, un besoin primaire, essentiel comme celui d’aimer. Les Asiatiques mangent avec des baguettes, avec un soin et une minutie qui s’accommodent mal de la spontanéité et la joie qu’un Africain exprime en prenant généreusement sa nourriture à pleines mains…

Je riais à gorge déployée : — OK, et que fais-tu de la fourchette alors… ? Je suppose qu’en bon occidental civilisé, c’est celle que tu as pointée vers moi à cette soirée… Tu voulais me bouffer ou quoi ? »

— À pleines dents, Rétorqua-t-il en m’embrassant goulûment dans le cou.

Cet homme ingrat s’était rassasié de moi à présent et me regardait vaguement confus et penaud comme on dévisage un plat trop copieux que l’on renvoie en cuisine, après avoir eu les yeux plus gros que le ventre. On le regrettera peut-être un jour, mais pas aujourd’hui que la peau du ventre était trop tendue. Ma simple vue lui inspirait peut-être même déjà une vague indigestion.

— Si tu veux, on peut en parler encore, mais ça ne changera pas ma décision. Elle est prise. Je veux arrêter Jemmi.

Des traînées de larmes coulaient silencieusement, traçant de longues et sinueuses démarcations le long de mon visage poudré pour l’occasion. Je n’aurai pas fait l’effort de me maquiller-sapée-coiffée si j’avais su.

Il me prit dans ses bras. J’avais noté son éloignement aussi soudain que régulier : chaque jour davantage, une part du puzzle qu’il représentait et que j’avais partiellement réussi à reconstituer, s’évaporait. Voilà qu’aujourd’hui, il n’était plus là. Même son étreinte était tiède et amicale. Je m’arrachais à lui et me dirigeais vers le métro, le pas lourd.

Une fois assise dans la rame aérienne, traversée par une lumière bienfaisante qui embellissait tout, distribuant chaleur et diffuse allégresse ici et là, j’ouvris la première page de 1984 de George Orwell :

C’est un jour d’avril froid et lumineux…

J’étais enfin prête à le lire.

20 ans plus tard

Lorsque je revois Yoan, quelques années plus tard, je suis une âme meurtrie par plusieurs années de tribulations. Je sors du taxi avec mes deux enfants. Il attend déjà, impatient au point de rendez-vous. Le quartier a beaucoup changé, il est difficile de se repérer. Il est émacié et sa calvitie lui est aujourd’hui imposée par la nature. Il me prend délicatement dans ses bras. Je lis dans ses yeux que j’ai aussi changé, et qu’il ne m’en tient pas rigueur.

Les enfants sont immédiatement fous dans l’atelier. Ils s’extasient, de la cour à l’intérieur du loft de chaque curiosité.

— On se croirait à la cité des sciences, Dit Yohann, mon fils, avec non pas des étoiles mais des météorites dans les yeux.

— En mieux, Yohann, Réplique Anna

— Tu l’as appelé, je veux dire vraiment appelé, Yoan, Me demande-t-il, connaissant déjà la réponse

— Oui, avec une orthographe différente mais c’est bien ton mbombo.

— Waow…

S’il est ému, il ne le montre pas vraiment. Étonné, peut-être. Il offre d’authentiques dents de requins aux enfants. Ses récits les hypnotisent avec la même facilité qu’ils me séduisaient, des années plus tôt.

— Vous savez ce que c’est ça, Dit-il en exhibant un caillou noir et informe.

Les enfants secouent la tête, amusés. C’est quoi, c’est quoi…

— Vous voulez le savoir, hein… Mais avant que je vous le dise, qu’est-ce qui a le plus de valeur entre ce caillou noir et cette magnifique pierre scintillante ?

— Maman, c’est un diamant !… Waow… Je n’avais jamais vu de diamant de ma vie.

Les deux, qui ont la même réaction que moi des années auparavant, désignent le Zirconium finement ciselé comme la pierre la plus précieuse…

— Heeee non, Objecte Yoan. Ce caillou noir est un diamant à l’état naturel, et probablement un des plus gros que je n’ai jamais eu en ma possession.

Et il rajoute en me regardant :

— Que cela vous serve de leçon, les enfants. Je l’ai aussi appris à mes dépens. Tout ce qui brille n’est pas or…

Je suis intriguée par ses propos, mais calée dans le hamac qu’il a installé à l’endroit de son atelier où un petit vent frais traverse la pièce avec la même fréquence qu’un impétueux enfant ne tenant pas en place, et rassurée par la présence bienveillante de Yoan auprès des miens, je somnole aux sons lointains et proches, de leurs voix.

Yoan me rejoint bientôt, et accompagne un temps le balancement du hamac, de la main.

— Alors tu lui as vraiment donné mon prénom au petit…

— Et pourquoi pas ? Tu es quelqu’un de bien, même si tu as arraché mon cœur vingt ans plus tôt en le jetant aux orties comme une vulgaire clope consommée, tu restes quelqu’un de bien. Tu es d’ailleurs le seul homme qui ne m’ait jamais offert une rupture digne et honnête. Je voulais qu’il ait les mêmes qualités que toi.

— Et les a-t-il ? Ça marche ces prédestinations des prénoms ?

— Certaines, oui… il est créatif et rêveur, comme toi.

Il semble tout à coup extrêmement ému, bien au-delà de ce que j’aurai pu imaginer. Je change rapidement de sujet.

— Et ton fils, dis-moi… ?

— Écoute, c’est un devenu un très beau jeune homme qui me dépasse d’au moins une tête, bâtie comme un quaterback. On est devenus très proches, on passe beaucoup de temps ensemble. On a même déjà voyagé ensemble. Il vient souvent ici d’ailleurs… mais….

Il suspend sa phrase et baisse la tête.

— Mais quoi… ?

Il la relève, un voile liquide qui n’est pas une larme, mais n’en est pas trop éloigné, lustre son regard azur.

— Mais il ne porte pas mon nom. Voilà.

Comme les arbres anciens, qui communiquent sans un bruit, nous scellons nos blessures intérieures par un silence complice.

Il est le premier à rompre ce moment de partage muet.

— Pourquoi nous sommes-nous quittés, au fait ?

Je me redresse avec une énergie nouvelle :

— You kidding me, Martelé-je, plusieurs fois.

— Ah ! tu switch toujours en anglais quand tu es énervée…

— Non, mais sérieux, c’est une blague. C’est toi qui m’as jeté comme une sous-merde et sans un regard en arrière. Je t’ai toujours soupçonné d’avoir trouvé mieux. J’étais étonnée que tu me rappelles et que tu veuilles me revoir après m’avoir rajouté avec désinvolture sur Facebook, comme si j’étais un ancien pote de beuverie…

— Tu crois vraiment que ça s’est passé comme ça ? C’est ce que tu as cru toutes ces années ? Tu as donc oublié que si j’ai pris l’initiative de rompre, c’est parce que tu ne me voulais plus.

— Comment ça ? Moi, je te voulais plus… tu dis n’importe quoi !

— Tu m’avais peut-être voulu, au départ… encore que, c’est discutable… mais, toujours est-il que nous étions arrivés à un moment de notre relation où tu ne me voulais plus. Je te l’ai demandé et tu me l’as signifié très clairement. J’ai compris à partir de ce moment-là que nous n’irions plus nulle part, et j’ai juste pris les devants. Je ne te trompais pas et je n’avais personne en tête. Mais je savais que j’aspirais à plus que ce que tu me proposais. Du moins ce que je pensais que tu étais en mesure de m’offrir du haut de tes 20-21 ans. Je voulais me poser, et plus jouer. J’ai eu très vite d’autres options, tu t’en doutes, mais pas sur le moment.

Je le regarde, estomaquée. Il vient de me surprendre, à son tour.

20 avril 1998

J’attendais depuis 40 minutes dans ce café trendy de Bastille, où nous n’avions pas nos habitudes. Chez Momo, les clients étaient des personnages populaires et sympathiques, hauts en couleur. Chacun racontait une histoire, et était prêt à accueillir la vôtre. Ici dans l’univers graphique et select des créateurs, je me sentais chiffonnée et inopportune, étroitement engoncée dans mon taille-basse de la précédente saison, mon haut trop moulant et mes mèches « pony » blondes.

En recommandant d’un geste que je voulais gracieux une nouvelle boisson que je pris alcoolisée pour mieux tuer le temps, à défaut de la dédaigneuse serveuse qui se croyait au cours Florent, je notai non sans embarras que je devais être la seule fille aux ongles non manucurés et rongés de tout le périmètre. Je posai mon billet sur la table et étirai les manches de mon minuscule pull au max.

Je le vis arriver, désinvolte, sur sa trottinette. Elles devaient être à la mode des années plus tard, mais ce jour-là, les trottinettes m’apparaissaient juste comme le comble de l’irresponsabilité d’un homme constamment en retard alors qu’il habitait Paris intra-muros : il refusait de se terrer dans un métro rapide mais pas écolo. Est-ce qu’il pensait aux kilomètres non végans que je me tapais depuis ma profonde banlieue pour venir le voir dans son Olympe branché…

Lorsqu’il se posa devant moi, à peine essoufflé et beau comme un Dieu, toutes les pétasses aux frenchs impeccables se tournèrent vers lui. Puis moi. Puis lui. L’habituel ballet de l’incompréhension et des limites de la tolérance.

— Désolé pour le retard.

— Comme d’habitude.

— Non, j’étais avec une cliente. Tu sais… la bague avec l’améthyste que je t’ai fait essayer l’autre jour…

— Oui, je me souviens. Comment l’oublier ?

— Tu es fâchée ? Désolé pour le retard, une fois encore. Ça n’arrivera plus.

— Ne fais pas de promesse que tu ne peux tenir.

— OK. Je vois. Tu es vraiment fâchée. Laisse-moi me faire pardonner, donne-moi ta main.

— Non !

— Donne-moi ta main, allez.

— Arrête, on nous regarde !

— On s’en fout. On n’est pas bien ici ? Toi et moi, ici et maintenant. J’adore tes mains rêches…

— Ça suffit !

— Non, ne les retire pas, rooo, je blague. Tu le prends mal, alors que je ressens toute ton énergie.

— Mes mains rêches… C’est sympa !

— J’ai besoin de savoir quelque chose. Je te comprends pas toujours. Ça vient peut-être de moi.

— Ne me tiens pas comme ça !

— Comment, comme ça ? Je ne te comprends pas ? Quel est le problème ?

— Comment si j’étais un œuf sur le point de tomber, en me crochetant de tes deux pattes…

— OK, pardon. Je te « crochète », j’en suis désolée. Dis-moi juste : es-tu heureuse d’être là avec « moi », au moins ?

— Non, je t’ai attendu trop longtemps et je voudrais être ailleurs. Je n’aime pas ce bar.

— Là n’est pas la question. Est-ce que tu m’aimes « moi »?

— Je ne sais pas !

— Tu ne sais pas si tu m’aimes ? OK… Bon, OK, c’est déjà une réponse, en soi, en fait.

— Oui, je ne sais pas ! J’en sais rien, quoi ! C’est quoi ces foutues questions ?!

— OK, OK, je t’embête plus avec ça… Parfait !

***

Ils expédièrent leurs consommations, avant que Yoan ne la dépose au métro. Puis, il enfourcha sa trottinette, en enserrant dans sa poche le boîtier dans lequel se trouvait la bague qu’il venait de finir et qu’il aurait voulu lui offrir, marquant ainsi une nouvelle étape, un nouveau tournant, dans leur relation. Une améthyste.


Craig, mista lova lova…

Comment nous faire de l’ombre ? On est les enfants du soleil.

(Youssoupha)

Il ne savait pas pourquoi il s’était vraiment attardé sur sa fiche sur MeetUp. Elle n’avait pas cette profonde couleur terre brune, drapant la peau de mystère, et dans laquelle il aimait se perdre à travers les sillons tranquilles et vallées sinueuses de certains corps de soie.

Son teint était irrégulier et poudré, de deux teintes différentes sur le visage et la poitrine, avec une nette démarcation au niveau du cou. Elle n’avait pas les traits fins et racés des beautés sahéliennes auxquelles il était habitué. Son visage ressemblait à une œuvre composite, faite de différentes caractéristiques africaines : nez droit et large, yeux en amande, pommettes hautes, mâchoire lourde et lèvres fines. Elle pouvait venir de n’importe où sur ce continent, et de nulle part à la fois comme pour certains qui la croyaient antillaise. Son afro, naturellement, souple et long, était souvent la raison pour laquelle un lointain métissage à dominante négroïde, comme celui des Cafres de la Réunion, aux cheveux bouclés, était envisagé lorsqu’on la rencontrait pour la première fois.

Il ne savait pas pourquoi il s’était attardé sur sa fiche plus que nécessaire. Il aurait pu tirer sa photo vers la gauche comme celle des appétissantes femmes aux formes si plantureuses dont il savait que toute relation éventuelle ne dépasserait pas le cadre horizontal, ou les maigrichonnes n’ayant aucune poitrine réconfortante sur laquelle poser sa tête après le coït.

Craig ne savait pas ce qui avait attiré son attention, si ce n’était cette retenue dans le sourire, réfléchissant l’interrogation secrète d’un regard cherchant l’approbation. Élégante et soignée, tout en ayant une sobriété toute protestante, elle dégageait cet appel muet qu’attendent les preux chevaliers servants des temps modernes. La photo ne montrait que le visage, plutôt banal, et lorsqu’il la contacta pour la première fois, il ne savait pas si elle était bien faite de sa personne. Ni même jolie à vrai dire. Potentiellement mignonne eût été le juste terme, si on s’en tenait à l’unique photo du profil.

Il se trouve que son intuition avait été juste, bien qu’elle eût plus de fesses que nécessaire à son goût, ce qui compensait cependant sa petite et ferme poitrine. Le dessin rebondi de ses fesses était une invitation au voyage, à lui seul. Leur toucher était une main sur la porte du paradis. Quant au reste… Arff.

Et pourtant, ce n’est pas cette dimension qui le retint après leur premier et catastrophique rendez-vous. Catastrophique, puisqu’ils avaient fini aux urgences, mais curieusement pas raté. Bien au contraire. Il l’avait alors découverte, dépouillée de tout vernis social.

Et quelque chose en Jemmi lui rappelait son premier véritable amour, celui qu’il n’avait jamais laissé partir, en dépit des milliers de kilomètres qui les séparaient, à présent.

Amour perdu qu’il cherchait à revivre à travers chaque rencontre. Y compris celle-ci.

Cette timidité apparente, ce feu crépitant sous une glace lisse et sans aspérité de jeune fille sage, il l’avait tout de suite perçu chez Sophie, bien avant Jemmi : dans la façon dont elle grattait frénétiquement ses notes en amphi, toujours plusieurs rangs devant lui, qui préférait rester sur les gradins les plus élevés, plus proche de la sortie lorsque retentissait la sonnerie.

Elle avait cette façon organisée et soignée de ranger ses crayons dans sa trousse, puis sa trousse dans son sac, toujours après avoir presque amoureusement ramené chaque feuille dans le classeur en les tassant pour qu’aucune ne dépasse, qui la catégorisait dans le sobre club des rats de bibliothèque. Puis, elle croisait dans le couloir ou le parvis de la fac, une de ses camarades africaines, et au-dessus de la mélodieuse communion de leurs échanges en langue maternelle, s’élevait soudain son rire, ample, frais et joyeux. Le rire des filles fraîches et saines pour qui le plaisir est dénué de vice. Dès l’instant où il la remarqua, il eut l’impression comme cela arrive souvent, de la croiser absolument partout, ensuite. Non qu’il la suivit, mais son regard était aimanté par sa présence. Il ne voyait qu’elle lorsqu’elle entrait dans une pièce, et il pouvait même sentir sa présence avant de ne l’avoir vu. Il n’osait jamais lui parler, la trouvant trop belle, trop sage, peut-être trop parfaite pour lui.

L’occasion lui fut donnée d’échanger avec elle, lorsqu’elle l’aborda. Il l’avait vu, encore une fois bien avant qu’elle ne le remarque. Son profil dessinait joliment une bouche charnue et un nez aquilin, ses fines tresses ramenées en chignon. Elle trépignait de froid, tout en exhalant à intervalles réguliers de petits nuages de buée. C’est elle qui l’interpella la première.

— Vous seriez intéressé par une réduction immédiate de 15 pour cent sur votre prochain abonnement mobile ? Dit-elle machinalement en lui tendant un prospectus.

Elle en tenait encore une bonne centaine, si ce n’est plus, dans ses mains aux doigts congelés par le froid.

— Ça tombe bien, je voulais justement changer d’opérateur, mentit-il, tu m’en dis plus sur cette offre ?

Il se rapprocha aussitôt d’elle, en lui offrant son plus beau sourire. Ne dit-on pas que la première impression est toujours la bonne ?

Ce jour-là, ils discutèrent une bonne demi-heure : durant les cinq premières minutes de son job de merde suivant ses propres termes, puis les vingt-cinq minutes restantes, de son accent rappelant les rives du lac rose, de son enfance entre Dakar et Saint-Louis, et du séjour de Craig des années plus tôt au Sénégal, qui lui avait laissé un ineffable souvenir. Elle était tellement plus belle de près : le grain de sa peau était si fin et lumineux qu’il en était irréel. Il avait froid, lui aussi ; et l’entêtante et brumeuse idée qu’il se réchaufferait, rien qu’en la touchant tant elle irradiait. Brune et solaire.

Il lui proposa un chocolat viennois, qu’elle déclina d’abord et finit par accepter, lorsqu’il s’engagea à l’aider dans la distribution de ses tracts. Une heure plus tard, ils étaient attablés dans un café aux abords de la fac, et il entreprit d’en savoir plus sur elle, mais ses réponses polies et adroitement évasives ne lui permirent, à aucun moment de déterminer, si elle avait un petit copain. Ici ou là-bas, puisqu’elle n’était venue ici que dans l’objectif de faire un master sur trois ans, dans le cadre d’un programme de mobilité étudiante.

Petit copain ou pas, Craig présenta rapidement Sophie à sa mère dont l’opinion lui importait suffisamment pour n’avoir jamais dépassé la barrière du troisième rendez-vous lorsqu’elle émettait un avis négatif sur une de ses relations. Il fut soulagé qu’elle l’apprécie au premier coup d’œil.

Sa mère accueillit Sophie avec la même bonté tantrique qu’elle étendait à tout être vivant, qu’il marche sur deux pattes, quatre, trois, qu’il rampe ou qu’il donne l’illusion d’être parfaitement immobile. Elle lui avoua beaucoup plus tard qu’elle avait pourtant su, en posant les yeux sur elle, que leur union serait aussi éphémère que l’instant fugace qui lie l’adolescence à l’entrée dans le cirque, ou société circulaire des adultes (« dont la plus grande gloire consistait à tourner les trois quarts du temps en rond ».).

Mais nul ne pouvait en prédire la durée qui variait selon les individus : Une semaine, un mois, un an ou dix, qui sait combien de temps durait l’aveugle obstination ?

Issue de la grande bourgeoisie de Saint-Louis au Sénégal, Sophie avait déjà été introduite aux prétendants parmi lesquels elle devait faire un choix sérieux de relation, quelle qu’en soit la durée, il y a de nombreuses années.

Leurs parents fréquentaient tous les mêmes cercles. Si ses parents avaient une nette préférence, ostentatoirement affichée pour Anicet Gaye, fils de notaire, devenu clerc, Sophie avait décidé de très longue date que ça serait, du premier stade de sa vie amoureuse jusqu’au mariage, exclusivement Mansour David Diop.

Ils avaient écumé les mêmes bancs d’école privée, épuisé les mêmes monitrices de catéchisme, s’étaient embrassés pour la première fois derrière l’église.

Ils s’étaient quittés résolument fâchés lorsque son visa pour les États-Unis avait été refusé ; et que rejetant pour la première fois, avec une détermination nouvelle, ses caprices, il avait maintenu son projet d’internat de médecine à Philadelphie, la laissant affronter seule le froid d’octobre en France.

Depuis, ils n’échangeaient que des vœux courtois aux Noëls et à leurs anniversaires respectifs, comme l’exigeait la tradition. Ils étaient très peu versés sur les réseaux sociaux, ils n’avaient donc de nouvelles que par le biais de leur entourage commun.

C’est cette partie d’elle qui échappait à Craig lorsque son regard se perdait au-delà du sien, et que rien, pas même ses étreintes fébriles, ni son désir nerveux et membré, ne la maintenait dans le partage de l’instant présent. Elle le bouleversait et son mystère l’enivrait. Outre sa sculpturale beauté, c’est son inaccessibilité de madone exotique qui avait cloué Craig sur l’autel de l’amour à sens unique.

Plus il la recherchait et plus elle lui échappait. Il avait beau lui présenter tous ses amis, l’impliquer dans chaque pan de sa vie, elle lui refusait obstinément l’accès intime à la sienne.

En trois années universitaires, le temps que s’achève son cursus universitaire, il n’eut qu’une seule fois, l’occasion de rencontrer sa sœur aînée.

Ce jour-là, assis sur un banc de métro à l’avant du quai de la station Arts et Métiers, il avait longuement réfléchi à la phrase d’accroche qui le rendrait immédiatement sympathique à cette sœur que Sophie craignait, une sortie brillante et drôle qui en ferait une immédiate et indéfectible alliée. Or, Mathilde, sa sœur, ne descendit même pas de la rame : d’un geste leste et vif qui tranchait complètement avec son habituelle indolence lascive, Sophie bondit jusqu’à elle, lui claqua deux bises et prit le paquet qu’elle était venue chercher.

Craig, surpris, n’eut même pas le temps de se lever que les portes se refermaient sur Mathilde, qui agitait sa main à la seule attention de sa sœur.

Ce qui l’avait laissé en état de quasi-sidération était moins la rapidité de la scène que la phrase lancée par Mathilde entre les deux portes se refermant :

« Mansour te passe le bonjour ».

Plus tard sur le chemin du retour, il lui demanda :

— Qui est Mansour ?

— Oh, un ami de la famille, Lui répondit Sophie de son élégante voix traînarde.

Craig regardait non sans angoisse, le sablier des trois années s’écouler inéluctablement, chaque jour les rapprochant davantage de son retour au pays. Il cherchait des stages à sa place, entourait les propositions d’emplois qu’il trouvait dans des journaux achetés spécialement à cet effet. Elle repoussait le tout nonchalamment.

— Je vais regarder, Lui répondait-elle invariablement en s’engouffrant dans la couette, les jours ensoleillés où ils auraient pu aller au ciné ou se balader sur les quais de Seine.

Lorsque sa mère lui fit remarquer qu’elle dormait beaucoup, il évoqua aussitôt, un doux sentiment diffus accompagnant cette interrogation, une possible grossesse. Cela figurait bien parmi les signes précurseurs, non  ?

— Je pense plutôt à une déprime passagère, Opposa fermement sa mère, le ramenant instantanément à la plate réalité,Peut-être le mal du pays. Avez-vous évoqué ses projets ? Compte-t-elle rentrer chez elle ou saisir les opportunités professionnelles qu’elle pourrait avoir ici ?

L’adjectif « professionnelles » était de trop. Tous les deux le savaient, mais malgré toutes les tentatives de Craig, Sophie refusait de s’impliquer dans une quelconque discussion claire sur « l’Après ». Ce qui n’empêcha pas cet « Après » de lui tomber dessus un jour où elle vint solennellement au salon « les remercier, lui et sa mère pour l’accueil qu’il lui avait fait et le soin avec lequel ils s’étaient occupés d’elle ». Elle avait pris son billet, un aller simple et partait dans une semaine. Elle vivait depuis un an chez eux, et n’avait donc pas besoin du mois de préavis sur lequel Craig aurait pu compter pour la convaincre, quitte à la demander en mariage.

Ce fut la semaine la plus courte de sa vie. Toutes ses tentatives rencontraient le même front hermétique : comme elle était désolée qu’il le prenne ainsi, pourtant elle avait toujours pris soin de ne rien lui promettre. Bien sûr qu’elle tenait à lui, mais sa vie n’était pas ici. Ils l’avaient toujours su… Elle rentrait chez elle, à présent. Dans un endroit qui lui ressemble, et auprès de gens qui l’attendent.

— Et nous ?

Ils avaient passé de bons moments, qu’il ne fallait surtout pas gâcher. Il lui fallait rentrer.

Il trouva le courage seulement à l’aéroport, quasi au pied de l’avion, alors que l’hôtesse hâtait les derniers passagers vers l’embarquement, de demander :

 Et Mansour ?

Je t’écrirai, promis ! Lui répondit-elle, avant de disparaître derrière la porte d’embarquement.

Elle écrivit en effet, de nombreuses années plus tard, lorsque le souvenir de leurs étreintes s’était contracté à quelques vagues sensations éparses et que l’amertume succédant à l’amour avait rendu tout espoir, non plus douloureux, mais lourd, inutile et futile.

Elle écrivit une dizaine de lettres en quelques années, en réponse à la soixantaine de celles qu’il lui avait convulsivement envoyées. Certaines de ses lettres étaient accompagnées de précieuses photos qu’il épinglait les premiers temps, sur son mur. Lorsqu’ils se mirent tous deux aux réseaux sociaux, surtout professionnels, il leur arrivait d’échanger des banalités sur leurs pages respectives. Il essayait d’être fin et spirituel. Elle lui répondait laconiquement, à sa manière habituelle posée et détachée de toute urgence fébrile ou émotion excessive.

Elle écrivit à la main leur adresse sur l’enveloppe, contenant le faire-part de mariage qui finit à la poubelle, aucun d’eux n’ayant les moyens ni l’envie de faire le déplacement. Il fut tenté de le récupérer et de l’épingler au mur, conscient de rejeter définitivement une partie d’elle. Puis se ravisa, décidant que cette partie de l’histoire ne le concernait plus.

Mansour David Diop épousait Sophie Anna Angrand-Faye, et ce n’était plus son affaire.

Son fétichisme résiduel s’exprimait ailleurs. Il recherchait compulsivement dans les sites de rencontre le tourneboulement qu’il avait ressenti dans tout son être, lors de cette première rencontre. Comme si, malgré l’écran, la mauvaise définition de certaines photos et la forte probabilité que certaines soient très largement retouchées, il pouvait être à nouveau saisi par cette émotion.

Il était toujours invariablement déçu, et cela avait été le cas avec Jemmi, comme avec toutes celles qui l’avaient précédé. Jemmi était une fille d’ici. Elle avait grandi en banlieue, au milieu de noirs, de blancs, de chinois et d’arabes dans un brassage plus ethnique que social. Elle avait fait ses humanités à la Sorbonne, était fille d’un prof resté au pays, et travaillait dans le social. Mère d’un petit garçon adorable dont lui et sa mère s’étaient complètement entichés dès le départ, elle ne faisait pas longtemps illusion dans le rôle de l’étrangère auquel une partie de la société voulait l’assigner : elle était, par endroit, peut-être plus française que lui, ayant pris toute une année sabbatique avec l’un de ses ex, pour « voir du pays en mode road-trip » comme elle disait. Il l’avait très rapidement aimé.

Mais il ne s’était pas attaché à elle, comme à la douce Muna qu’il rencontra, quelques mois après s’être officiellement mis en couple avec Jemmi, et avoir pris ses marques dans le très agréable et gratifiant rôle de beau-père. Jemmi et son fils Yohann avaient apporté de la joie dans sa vie. Une vie que Muna, fille de Douala, devait chambouler à jamais.

Lorsque Craig arriva à Douala, il fut surpris par l’état de délabrement de l’aéroport, sa singulière désorganisation et l’apathie générale du personnel, qui ne sortait de sa léthargie qu’à la vue d’un billet, se montrant alors prompt à aider et orienter le voyageur avec la plus grande amabilité. La chaleur suffocante et l’assaut des porteurs dont le plus jeune était à peine plus âgé que Yohann acheva de l’assommer. Son pote Malek, qu’il était venu rejoindre pour les fêtes de fin d’années, se dirigea vers lui en écartant de la main l’essaim de porteurs qui continuait de s’agglutiner autour de Craig. Ils s’étreignirent virilement, après un check amical. Puis se dirigèrent vers le parking.

— Enfin ! C’est dément, t’es enfin là … On va passer de ces fêtes de fin d’année ! C’est la meilleure période pour venir à Douala.

— Attends, c’est ta caisse ? Tu te refuses rien…

— Hé, on est DG d’une grosse boîte informatique ou on l’est pas ?! On est encore jeune ou on l’est pas ?! Ben voilà, la vie n’attend pas, mon ami. Allez, grimpe.

— Tu me laisses la conduire ?

— Même pas en rêve ! Douala est une jungle en voiture, on en a pour au moins une heure d’embouteillages et les piétons sont encore plus coriaces que les conducteurs.

Ils prirent place dans l’Audi A5 métallisé. Lorsque la décapotable fut lancée à vive allure, et que Craig sentit son visage fendre le vent, une cascade d’odeurs chaudes et de couleurs vives lui rappelant son précédent voyage au Sénégal, pays tant aimé, tant aimé, il fut saisi d’une émotion traître qui lui arracha quelques larmes. Heureusement, masquées par d’opaques et larges lunettes de soleil.

Malek n’aurait jamais compris qu’on puisse regretter à ce point une femme. Il était installé depuis tout juste un an à Douala, où il jouissait d’une position confortable d’expatrié, avec voiture et appartement de fonction. Directeur général d’un grand groupe informatique qui cherchait à s’implanter en Afrique centrale, il ne ménageait ni ses efforts au travail ni le mal qu’il se donnait, lorsqu’il était en congé, à prendre autant de plaisirs que possible.

Craig n’arrivait plus à suivre le rythme effréné avec lequel il changeait de copines, « Des filles faciles », précisait-il pour excuser son manque d’état d’âme.

Une d’entre elles avait cependant réussi à s’imposer au-delà du temps réglementaire, et avait dépassé le record des quatre mois, sans qu’il ne soit cependant question d’exclusivité.

— Tu vas la voir, Dit-il, les cheveux au vent et la main négligemment posée sur le volant, Mon Dieu ce morceau ! Elle est assez canon. Plutôt marrante aussi. D’ailleurs, elle m’en a sorti une bien bonne tout à l’heure en proposant de nous préparer un repas pour ta venue. On ferait mieux de se dépêcher de rentrer avant qu’elle ne foute le feu chez moi, cette greluche est pas fichue de faire cuire un œuf… En revanche, elle a bien d’autres talents…

— J’imagine ! Ça va faire combien… Cinq, Six mois que vous êtes ensemble ? À quand les faire-part de mariage ?

— M’en parle pas !On imprimera les tiens avant les miens… n’est-ce pas « papa Craig »… papa… papa… Papa… Papounet…, Répétait-il sur différents tons, dont aucun ne correspondait à celui d’un enfant, ou alors toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé aurait été purement fortuite.

— Jemmy te passe le bonjour, Coupa Craig, j’en ai une bien bonne moi aussi : elle m’a mis une boîte de capotes dans la valise, en me suppliant de ne pas lui ramener de maladies.

Malek éclata de rire, en tapant son volant des deux mains :

– Alors, ça, CA, c’est drôle ! Sacrée Jemmi, va. Elle connaît ses sœurs camers.

L’embouteillage était interminable, et bien que les voitures avançaient difficilement, pare-chocs contre pare-chocs sur l’unique voie cahoteuse, des marchandes portant sur le chef leurs calebasses pleines de fruits et légumes, des enfants joyeux, aux rires fugaces et des passants affairés traversaient anarchiquement, sans se soucier de ces inutiles rangs continus de ferrailles aux klaxons bruyants, qui barraient leur voie.

— Gimme me the way, ballock, Hurlait une réplique de sumo en robe fleurie, martelant la voiture à l’avant de son poing libre, tandis que l’autre traînait énergiquement un enfant sans âge affichant la placide morgue d’un ancêtre,

—Abeg, don’t fool me heee !, Menaçait-elle

L’automobiliste remonta prestement ses vitres malgré la chaleur écrasante. Malek regardait la scène, amusé :

— Tu vois ? C’est pas le Code de la route ici, mais le code de la brute.

Des rues décrépies aux trottoirs encombrés se suivaient sans monotonie. Les voitures semblaient mettre un point d’honneur à se garer n’importe où et n’importe comment. sur la chaussée crevassée, y compris en plein milieu d’un rond-point. La plupart des situations croisées étaient hallucinantes…

Des benskinneurs, motos-taxis, défiaient la gravité en nombre de passagers, et la vie en slalomant nerveusement entre les voitures. Un concert perpétuel de klaxon couvrait les invectives des usagers mécontents.

Située dans le golfe de Guinée, en bordure de l’océan et implantée à l’embouchure du fleuve Wouri, Douala, contrairement à la plupart des villes maritimes, donnait plutôt l’impression d’être sortie anarchiquement de terre comme un champignon hallucinogène.

En arrivant dans la résidence de 4 étages où Malek avait établi ses quartiers, Craig fit la connaissance de Cathy, une jolie fille au teint clair qui parlait avec le nez en entravant volontairement respiration naturelle et accent local ; Elle « whitisait » comme il devait l’apprendre plus tard. Elle portait une perruque blonde, une jupe exagérément courte, un maquillage outrancier, et correspondait en tous points aux filles physiquement intelligentes, dont Malek appréciait la compagnie. Son parfum poisseux lui colla longtemps à la peau lorsqu’elle lui fit deux bises sonores, en plaquant son opulente poitrine contre Craig.

— Il est timide, Ne cessait-elle de répéter pour masquer son propre sans-gêne.

Mais elle avait fait livrer, grâce lui soit rendue, un fabuleux repas en abdiquant lucidement à toutes velléités de cuisiner sans micro-ondes. Craig et Malek l’en remerciaient à chaque bouchée.

— Oh pas de quoi, les gars, c’est Muna, tu connais Muna non ? Sa voix reprenait sa coloration originelle, la go là avec qui j’ai fréquenté au petit-joss, non ? Son teint est noir comme ça comme le fond de la marmite. Mama, Noirata… tu l’as déjà vu, non, Malek ? C’est donc elle qui a cuisiné ça avec sa maman, qui vend les plats au carrefour à New Bell, près du marché central. J’ai moi aussi été acheté ma part de nourriture naija, comme elles sont un peu Nigérianes là, tu vois non ? J’ai aussi pris les soyas chez l’aladji, qui vend côté d’elles. On connaît au moins la qualité là. Pas le brakata-brakata…

Le lendemain, alors que Malek était au travail, Craig eut le temps d’échanger plus posément avec Cathy. Elle whitisa les dix premières minutes avant de retrouver son accent de la veille. La journée était consacrée au repos, et elle s’attacha tout particulièrement à jouer les parfaites hôtesses, premier jalon vers le statut établi de maîtresse de maison qu’elle briguait depuis plusieurs mois. C’était une authentique gentille fille à l’humour décomplexé. Ils partagèrent joyeusement le petit déjeuner local, l’excellent beignet-haricots-bouillie de maïs sur le balcon.

L’urbanisme était chaotique : un réseau de fils et câbles électriques courait au-dessus d’un enchevêtrement de toits en tôle, et de quelques villas cossues. Des margouillats colorés passaient indifféremment des habitations les plus humbles ou plus fastueuses.

Le week-end arriva assez vite, et ils visitèrent tous ensemble Kribi, une station balnéaire à deux heures de Douala. Craig avait eu sa copine, Jemmi au téléphone la veille, qui leur avait recommandé un hôtel qui disposait d’une plage privée. L’établissement présentait, en effet, de confortables transats du côté de la mangrove, et on servait, côté plage, d’agréables et généreux cocktails. Cathy était venue avec une de ses amies, une grande fille élancée à la discussion particulièrement soporifique. Elle présentait systématiquement à Craig une nouvelle fille à chaque sortie, sans considération pour son statut véritable.

Mais cette fois encore, il était plus intéressé par le spectacle des oiseaux multicolores et des hérons, qu’ils observaient depuis le bungalow où ils étaient installés.

Le samedi soir, ils décidèrent d’aller « Bringuer », ce qui signifiait faire quelques bars, un bon restaurant et finir la soirée dans une discothèque, dans un état alcoolisé assez avancé. Le gardien de la résidence ayant loué ses services en qualité de chauffeur, la soirée était donc limitless, comme l’annonçait Cathy. Craig, gagné par l’euphorie des préparations, s’était enfin ouvert, non pas à l’idée de rencontrer quelqu’un, mais de passer une bonne soirée accompagnée.

Mais lorsqu’il vit Muna pour la première fois, il ne fut plus obsédé que par l’idée d’être auprès d’elle. Il ne croisa que rarement son regard durant la première partie de la soirée, et elle semblait le fuir à chaque fois qu’il s’en rapprochait. Le dessin soigné de ses tresses couchées donnait à son cou gracile des airs de flamands roses. Tout était grâce et équilibre, chez elle, jusqu’à son tempérament calme et flegmatique. Lorsqu’il revint des toilettes, Cathy, agacée par la contrition exacerbée de son amie, lui signifia avec soulagement qu’elle était partie. Et tant mieux ! Il lui courut aussitôt après dans le dédale de rues inconnues de ce quartier de la joie, en prétextant vouloir lui offrir sa course. Il entreprit cependant de la faire rester auprès de lui, toute la soirée.

Elle avait beau refuser et se montrer en apparence inflexible, quelque chose dans ses grands yeux noirs aux cils démesurément longs le retenait, le poussant à user de toutes ses ressources stratégiques pour l’inciter à rester. Elle céda finalement, et ils passèrent une soirée magique. La douceur de Muna était un baume retrouvé. Il la revit le lendemain, le surlendemain, chaque jour de son séjour, dont elle partagea bientôt aussi les nuits.

Bien que surprise par cette idylle naissante, Cathy se félicitait d’être à l’origine d’une rencontre leur permettant de constituer deux couples d’amis respectables en société, nouveau pallier vers le statut qu’elle visait. Cathy et Malek, Muna et Craig. On ne voyait plus les uns sans les autres, Malek ayant pris quelques jours pour montrer du pays à son ami, en galante compagnie.

Ils visitèrent notamment les chutes de la Lobe, une des rares chutes d’eau au monde tombant directement dans la mer, à bord d’embarcations ancestrales, les pirogues si chères au peuple Sawa dont Jemmi était originaire. Grego ne fit pas immédiatement le rapprochement entre le nom du lieu et le patronyme paternel de sa copine officielle, restée à Paris et certainement plus loin encore dans ses pensées.

Il tenait étroitement Munaolisa, de son vrai nom, par la taille :

— Tes parents t’ont-ils appelé Munaolisa, en hommage au célèbre tableau de la Joconde ?

— La Joconde ? C’est qui ça ? Tu parles même de quoi encore, toi le blanc ci he…

Muna ne jouait jamais de son charme. Son rire franc découvrait toujours entièrement ses belles dents régulières. Sa peau noire et lisse, ses tresses, son accent, tout était si originellement Elle.

— La Joconde, Reprit Craig, est un célèbre tableau de Léonard de Vinci, un peintre italien. Les gens viennent du monde entier pour l’admirer. C’est le portrait d’une femme, Monalisa, dont on dit qu’elle ne sourit pas vraiment. Je pensais que Munaolisa…

— Toi aussi Craig, tu ne vois pas qu’entre MUNAOLISA et MONALISA, ce n’est pas la même chose. Dans tout ça, je suis même sûre qu’elle aussi blanche que je suis noire.

Elle riait de plus belle. Irrésistible dans ce soleil caressant sa peau satinée.

— Ben quoi, tu es aussi une œuvre d’art et je suis venu du bout du monde pour te trouver.

— Tu es un vrai blagueur, mais un très gentil blagueur. C’est adorable de dire ça. En fait, mon prénom est igbo du Nigeria, comme feu mon papa. Là – bas, on nomme l’enfant en fonction des circonstances de sa naissance. Je suis née peu de temps après la mort de ma grand-mère, la mère de mon père. On m’a donné son prénom, MUNAOLISA, qui signifie Moi et Dieu.

Craig eut l’impression que Dieu lui avait en effet donné des ailes et un sentiment de liberté retrouvée.

À quelques jours de son départ, Muna décida de le présenter à sa famille ; C’était la première fois, affirmait-elle, qu’elle présentait un homme, en particulier « blanc » aux siens. Craig ne s’inquiéta pas du « en particulier », Muna était la candeur personnifiée.

Malek avait repris le boulot, et Cathy refusait de se perdre dans les « sous-kwata » par une telle chaleur, alors que la clim’ tournait à plein régime dans un appartement suréquipé, au frigo plein et que les vidéos de télénovelas ne manquaient pas. Muna était donc venue chercher Craig. Il était hors de question qu’il s’aventure seul dans les rues de Douala où ne circulait aucun blanc, pas même les fous qui étaient cachés dans des institutions spécialisées. Ils prirent une course commune jusqu’à la tour Orange qu’ils partagèrent avec une matrone encore plus bavarde qu’une radio déréglée. Sa jactance grésillarde n’avait pas de fin. Le passager de l’avant s’improvisait, quant à lui, géomètre :

« Voilà ça alors ! La route ci était cabossée comme la tête de Tintin hier encore. Quand tu vois qu’on a posé le goudron comme ça sur une portion de route, c’est que c’est la route qui conduit directement à la maison d’un ministre. Non, ne riez pas, ce n’est pas parce que le blanc est dans la voiture. Disons-nous les vérités, c’est que c’est la route d’un ministre, et il peut avoir mis, comme ça, le goudron de devant sa porte jusqu’à son bureau. Voici, comment on souffre ici : la voiture du ministre glisse comme dans un rêve, pendant que peuple waka sous un sévère soleil, ou est secoué comme euh… euh… les maracas dans une voiture. Esseu c’est alors normal, hum, Mr le blanc dites-moi alors… Esseu ça peut être comme ça à Mbeng, avec les bus et  la route lisse? »

Lorsque Radio Cameroun descendit enfin du taxi au grand soulagement de tous, la femme longue comme un miondo, qui prit sa place était son exact opposé avec sa bouche pointue, les deux sourcils froncés en V. Le taximan la reluquait depuis son rétroviseur en souriant. Peut-être son genre :

— La mère, ça va ? Comment ça va la mère ? On dit quoi ma mère ?

Il multiplia les variations afin d’appâter la moindre réponse, de sa part.

— C’est quoi, mon père ? Esseu c’est alors forcé de répondre ?

Le géomètre s’y mit aussi :

— ma mère, on demande par politesse si ça va, non ? Esseu c’est mauvais…

Miondo répondit sèchement :

— Ça ne va alors pas ! Esseu c’est aussi forcé d’aller ?! Hum… Si je vous demande même 10 000 là parce que ça ne va pas, vous allez me donner pour que ça aille mieux, hum mes pères ?

Le chauffeur et le géomètre battirent en retraite.

— Dis donc le match Cameroun – Côte d’Ivoire était un genre hein… ou c’est moi ?

— Non oh, vraiment, moi-même je n’ai pas vu comment les petits ont joué le ballon. Mon vieux père au village en fauteuil roulant joue plus qu’eux !

Miondo allongea encore plus sa bouche qu’elle fit crisper d’un tchip quasi circulaire.

Ils descendirent à leur tour. Les rues étroites qu’ils empruntaient sentaient la poussière, les papiers journaux dans lesquels étaient emballés à la hâte soyas brûlants et poissons fumants, et les effluves de sueurs après une journée de dur labeur ou de tranquille langueur à l’échoppe du coin.

Un bric-à-brac de maisons en tôle ou en bois, rouge, verts, bleu, brun, ou en brique brut, de tailles et de couleurs hétéroclites déroulait son asymétrie devant les vendeurs à la sauvette, les marchandes de crédit téléphoniques postées sous de larges parasols ou de jeunes tireurs de pousse-pousse.

La musique était omniprésente.

Après plusieurs minutes de marche, ils entrèrent dans une cour intérieure rectangulaire, distribuant plusieurs cases propres malgré leur aspect délabré. Une nuée d’enfants piaillaient gaiement autour d’un ballon. Des fils de fortune, sur lesquels séchaient draps et linges, couraient de part et d’autre de leur espace de jeu, tandis qu’une grand-mère, mâchant placidement son kalaba, les menaçait de temps en temps, pour la forme.

Une jeune femme, bassine d’eau en équilibre sur la tête et bébé à bout de bras, nous salua, en se dirigeant vers l’unique pièce d’eau à ciel ouvert et à usage collectif, située derrière l’un des baraquements.

Nous entrâmes dans une des cases. Le mobilier était rudimentaire, et le confort spartiate, mais elle n’en était pas moins claire, aérée et agréable. Un ventilateur tournait à fond au centre de la pièce principale, faisant office de salon le jour, et chambre à coucher le soir.

Muna présenta à Craig les membres de sa famille :

Tout d’abord ses frères et sœurs, qui étaient au nombre de 3. Elle déclina leurs prénoms, puis se tourna vers un homme d’un certain âge, élégant et ventru, il tenait une Guinness à la main. C’était le grand frère de sa mère, l’oncle Socrate qui faisait office de père de substitution. Enfin, sa mère apparut, souriante, une écuelle à la main, Mama Rosa. Elle était connue de tout le quartier, et bien au-delà comme une cuisinière Douala hors pair, qui s’était aussi spécialisée en cuisine nigériane, comme avant elle, son feu mari.

— Mon fils, tu es venu ? Sois alors le bienvenu, hein. Assieds-toi, fais comme chez toi. Nous allons mettre la table.

Craig fut touché par la simplicité et la sincérité de l’accueil. D’abord gêné par sa condition d’invité, il se mêla très vite, une fois attablé, à la conversation animée qu’oncle Socrate maintenait avec l’art consumé de celui qui entretient un brasier :

— Je vous dis que moi-même je wanda que le fils de Jeanine, le petit-là, têtu comme ça avec sa tête dure comme la peau de caïman… voilà, celui qui avait les longs yeux sur Muna comme ça…

— Tonton Socrate, tu parles de celui qui faisait les aller-retours fatigué à Kondengui.

— Le gars avait même déjà pris la carte d’abonnement à la prison là, Blagua Ekessi, la sœur de Muna

— Je vous dis que je wanda, Reprit tonton Socrate, je vais voir la magie dans ce pays ! Comme aujourd’hui, chacun peut se lever et devenir pasto, le bandit là a aussi ouvert sa part d’église évangélique. »

Mama Rosa se mêla au divers, tout en profitant de l’attention détournée de Craig pour lui servir une double ration de ndolè :

— Il y’a eu une poussée d’églises évangéliques dans le quartier ci en deux à trois ans. Moi-même je ne savais pas que le quartier ci, où on laisse parfois les pauvres dormir le ventre vide sur la place du marché, comptait autant de chrétiens, de surcroît pratiquants. Les affaires du garagiste au carrefour ne donnaient plus ces derniers temps, donc lui aussi a transformé son local en deux temps-trois mouvements en église du renouveau

— Et puis, ils ont de ces noms, Renchérit Danny, le jeune frère de Muna, « Église du miraculé vivant, sauve et ressuscite », « Temple de la rédemption abondante, riche et nouvelle », « The blessing and heavenly place of the Very True God ».

— Comme quoi, la pauvreté a donné beaucoup de vocations, Conclut mama Rosa en s’asseyant enfin.

La famille était pieuse (le bénédicité avait été dit) mais sans bigoterie. Une voisine passa la porte, restée ouverte :

— Bonjour et bon appétit. Pardon, je ne veux pas déranger, mama Rosa, c’est toi que je suis venue trouver, pardon aide moi. Je n’ai plus l’huile à la maison pour cuire les beignets, comme tu me vois là. Même le paf, ce matin, je n’ai pas bu. Je rentre seulement du travail comme ça…

— Passi, tu racontes même quoi comme ça ? Pardon assied toi, tu viens, tu manges. Ekiee, tu fais même comme si tu étais étrangère. Tu whitises même en demandant l’huile ! Ou bien comme tu as vu mon « beau » blanc à table, tu fais les manières ?

Passi ne se fit pas prier deux fois. La main sur le mets de pistache, elle demandait, faussement surprise :

— Donc, c’est le chaud de Muna comme ça ? Le père, bienvenu chez nous, tu comprends. Tu es ici chez toi, nessa Mama Rosa ? Pardon, Ekessi, donne-moi n’importe quoi, je bois. Ma gorge est sèche, je sens que si j’avale quelque chose, ça peut caler, et me tuer une fois, Ajouta-t-elle malgré les 3 bouchées prestement englouties.

Muna devança sa sœur et entreprit de lui servir un verre d’eau glacé.

— Hum, Mouna, tu fais quoi, là ? Pardon l’eau, c’est pour la vaisselle. Sers-moi ce que tonton Socrate boit là depuis tout à l’heure. On ne laisse pas quelqu’un boire seul, c’est comme ça qu’il saoule mal. Il faut tout apprendre aux enfants de ce pays !

Après le repas au cours duquel Passi put faire des réserves jusqu’au moins la prochaine saison des pluies, Tonton Socrate invita Craig à prendre un digestif, temps dédié aux hommes tandis que les femmes vaquaient à d’autres occupations. Danny voulut se joindre à eux, mais son oncle le chassa comme un moustique anémié, puis se tournant vers Craig, il le conduisit jusqu’aux fauteuils entourant la table basse. Tonton Socrate tira solennellement sur ses bretelles, qu’il claqua avant de s’asseoir, invitant son hôte à faire de même. Il releva machinalement son pantalon, laissant entrevoir des mocassins de cuir brun parfaitement cirés. Il offrit à Craig une bière qu’il accepta, en renonçant à son café habituel qui aurait été une charge supplémentaire pour les femmes de la maison occupée à laver la vaisselle dans des conditions qui ne s’y prêtaient guère.

— Mon cher Craig, Nous sommes tellement contents de te recevoir.

— Et moi, je suis très heureux d’être là.

— En tout cas, tu as bien choisi. C’est pas parce que Muna est ma fille, car depuis que son père est parti, je prends soin de toute cette famille que tu vois ici. Ce n’est pas facile. C’est pourquoi un homme qui arrive dans la famille, c’est toujours une chance. Tu comprends.

— Oui, Répondit Craig, qui ne comprenait pas où il voulait en venir.

— Voilà, donc, quelles sont précisément tes intentions envers Muna ? En tant qu’oncle, et aussi père, je me dois de connaître ton positionnement envers notre enfant.

— Toi-même, tu as vu comme elle est belle hein… c’est parce qu’affaire de miss là, c’est pour les wolowoss, sinon elle pourrait être dans les premières plus belles filles du pays. Elle a fréquenté jusqu’au probatoire. Bon, les temps sont durs, elle a d’abord quitté. Mais si c’est la beauté, elle a. La tête, elle a. Le bon cœur, elle a. La cuisine alors, n’en parlons pas. Si c’est elle qui cuisine, c’est que tu peux même oublier les bonnes manières et lécher l’assiette. Tu peux même manger l’assiette une fois dis donc…Donc, quelles sont tes intentions ?

Craig n’avait pas immédiatement l’intention de la demander en mariage ni de l’emmener avec lui à Paris. Il l’adorait, mais était juste dans la légèreté de l’instant, sans projections.

— J’aime beaucoup Muna, Choisit-il de prudemment répondre.

L’oncle parut satisfait et soulagé d’avoir réalisé la mission que la famille entière lui avait certainement assignée.

— Ah voilà, mon « beau ». Trinquons alors, en famille. Trinquons d’abord, on parlera de la dot après. Tu n’es pas sans savoir qu’ici on dote nos filles. Il faut aller au village, voir les anciens et établir une petite liste. Bon, tout ça, ce sont des détails, on verra ça plus tard. Mon beau ! Muna aussi t’aime beaucoup. »

Il continua à lui énoncer les qualités de Muna, les valeurs familiales dans lesquelles elle avait grandi. Ils feuilletèrent ensemble l’album de famille, et Craig put observer la frappante ressemblance entre son père, seul absent et elle.

Au moment de prendre congé, tonton Socrate s’ éclaircit la gorge :

— Bon, mon beau, comme tu pars comme ça, garde à l’esprit que c’est ta femme qu’on garde ici. Toi-même tu vois la vie dupays, comment on se bat mais c’est difficile. Parfois, même 100 francs CFA, on ne trouve pas…en cherchant avec la torche !

Il avait découvert ses dents, et joignant la parole au geste, avait raclé d’un coup sec l’extrémité de son incisive avant, manquant de faire tomber l’une des rares dents encore en place de sa bouche édentée. Craig lui donna 50 000 francs CFA, qu’il aurait de toute façon dépensés dans un restaurant, en tête-à-tête avec Muna. Comme Muna arrivait pour le conduire à la borne de taxi, tonton Socrate glissa prestement les billets dans sa poche.

Craig remercia chaleureusement toute la maisonnée, et s’en alla, accompagné de Mouna. En marchant avec elle, main dans la main, il eut pour la première fois la conscience aiguë d’être quelque part responsable de son bien-être, au-delà de ses besoins primaires et immédiats.

Elle méritait d’être soutenue, encouragée et rassurée sur tous les plans, y compris matériels. C’est à cela que servait aussi un couple. Mais étaient-ils vraiment un couple au-delà d’ici et maintenant ?

Muna héla un benskinneur et bravant les regards des passants ébahis de voir un blanc marcher sur la route sableuse d’un sous-kwat, l’embrassa à pleine bouche, autre incongruité dans ce contexte local.

— Mon bon père, Dit-elle au conducteur qui venait de s’arrêter, Conduis-moi le djo ci a la résidence qui se trouve du côté de Bonanjo, premier carrefour, à côté de la dame qui braise le poisson, tu tournes au second feu à droite et tu remontes comme si tu allais à la pharmacie Kamga, tu vois la résidence de 4 étages là, non ?

— Oui, ma mère. C’est 10 000francs CFA.

— Ekiee, j’ai dit la pharmacie Kamga de Douala, pas celle de Pékin, mon ami ! 10 000 que c’est le tour du monde que je demande ?

— Bon, donne-moi 5 000.

— Non, mon père, regarde comment toi-même tu souris, tu ne te prends pas toi-même au sérieux en donnant le prix-ci. Vois comment tu mets tes dents en récréation ! Weeee, toi aussi, mon père, pardon, fais l’effort ! Ou c’est parce que tu me vois avec le blanc-ci ? C’est mon patron. Il rentre chez lui, il est très chiche. Prends même 1 500 comme ça, on laisse ! Vole même na sona bedemo, toi aussi.

— Bon, le père, je ne parle-moi plus avec la villaps ci. Monte pour 2 000, on part.

Craig monta sur le benskin, qui démarre en trombe. Le benskinneur n’avait le temps de personne, ici.

En agrippant le torse chétif du motard furieux qui insultait la mort, d’une accélération nerveuse à chaque virage, il repensa aux paroles de Mouna : « Chiche ».

Était-ce pour le jeu du marchandage, ou il y avait-il, comme derrière toute pointe d’humour, un accent de vérité ?

Certes, il n’avait pas été aussi généreux avec elle que le dépensier Malek l’était avec Cathy, mais il s’était toujours assuré qu’elle ne manque de rien.

Il revit le geste preste et leste de l’oncle Socrate, engouffrant les billets frais qu’il lui avait remis, dans sa poche à l’approche de Muna. L’image scintillante de ses Weston cirés lui revint en mémoire. Puis, il oublia jusqu’à son propre nom, pour prier un Dieu auquel il n’avait jamais cru, en s’accrochant de toutes ses forces au benskinneur-fonceur.

De retour à Paris, il fut surpris par son propre cœur bondissant d’allégresse, lorsque Jemmi, après une coquetterie relative aux nombres croissants d’appels manqués durant son séjour africain, vint le voir, accompagnée de Yohan.

Après distribution des cadeaux-souvenirs, sa mère emmena le petit au parc afin qu’ils puissent profiter de retrouvailles plus intimes. Il appréciait la créativité et aisance de Jemmi, ainsi que la familiarité sans gêne superflue, avec laquelle leurs corps s’emboîtaient.

Il reprit peu à peu une vie normale et s’étonna lui-même du naturel dont il sut instinctivement faire preuve lorsqu’il se mit à compartimenter sa vie : Jemmi à Paris, Muna au pays. Muna et les appels vidéo via internet, le plus souvent la nuit. Jemmi le rattachant à un quotidien bien rodé : Sortie de couple le samedi, et familial le dimanche. Mais Muna lui manquait, viscéralement. Peut-être même plus que le Cameroun lui-même, pays dont il s’était épris. Il se mit à l’appeler aussi souvent qu’il le lui était possible. Elle ne ratait aucun de ses appels, et lui permettait aussi, parfois, d’avoir la joie d’échanger avec d’autres membres de la famille.

Il commença à lui envoyer l’argent de sa scolarité. Puis celui des bouquins, celui des uniformes. Du Transport, des chaussures. Des repas de la pause méridienne. Socrate lui rappela qu’on l’attendait pour la dot de la petite et qu’un parent venait de décéder au village, il fallait cotiser pour les funérailles. Il envoya l’argent avec une impression têtue de déjà-vu : il lui semblait que ce proche était mort deux fois, à quelques semaines d’intervalle.

Jemmi trouvait Craig distant. Il ne lui avait pas vraiment donné de détails sur son voyage ou partagé d’anecdotes. Elle n’avait pas non plus insisté, préférant prendre le parti de ne pas savoir : ce qui s’était passé au pays restait donc au pays. Il lui semblait cependant que c’était aussi le cas d’une partie de lui. Autre fait notable : il lui arrivait de plus en plus d’être à court d’argent. Et lorsqu’il le lui empruntait pour équilibrer son budget, lui qui détestait etre redevable de quiconque, mettait deux fois plus de temps qu’à l’accoutumée, pour le lui rendre. Enfin, elle se sentait parfois seule en sa présence, au point d’avoir repris langue avec un correspondant sur Meet’Up, qu’elle avait rencontré en même temps que lui, un certain Claude.

Un samedi, où elle et Craig étaient trop épuisés pour sortir, ils se retrouvèrent tous deux à passer la soirée, chacun sur son ordinateur portable : lui prétendant être avec Malek, et elle avec une de ses cousines. Elle répondait en fait, aux sollicitations de plus en plus pressantes de Claude.

Le soir, lorsque Craig se pressait mollement contre elle, il lui arrivait de faire semblant de dormir, ce qui lui demandait moins d’effort que de faire semblant de jouir.

Elle prit un jour son courage à deux mains et lui demanda une explication. Soulagé de ne plus avoir à mentir, Craig lui avoua aussitôt la vérité :

— Mais… est-ce que tu l’aimes ?

— Je crois que… oui, quelque part je l’aime. Elle m’a bouleversé.

— OK. Est-ce que tu veux qu’on arrête notre relation pour que tu puisses vivre la tienne ?

— Je t’aime aussi Jemmi.

— OK, c’est bien beau tout ça, mais avec qui veux-tu être ? Tu ne peux pas espérer être avec nous deux. Tu le sais.

Il se tut. Son silence lui brisa le cœur, au-delà de ce qu’elle avait pu imaginer. Était-il en train de réfléchir, d’hésiter  ? N’était-ce pas une réponse en soi ? Était-ce une larme, aussi infidèle que lui, qui traçait seule et sans autorisation son chemin, le long de sa joue ?

— Avec toi, Répondit-il, résolu. Je te promets de mettre fin à cette relation à distance. Pardonne-moi, s’il te plaît.

Ce jour-là, ils firent l’amour avec une tendresse infinie. Elle se sentit fondre en lui, lorsque sa vague la submergea.

Pendant qu’il dormait, Jemmy subtilisa son téléphone et se rendit à la salle de bain, pour appeler le numéro étranger le plus fréquemment composé par Craig ces trois derniers mois :

— Allo chéri, Répondit une voix nonchalante et ensommeillée.

— Bonjour, pourrais-je parler à Munaolisa ? Demanda Jemmi par simple formalisme

— Hum… C’est elle-même.

— Bonjour Muna, je suis Jemmi, la compagne de Craig. Je suppose qu’il n’a pas dû beaucoup vous parler de moi.

Elle avait dit « compagne » à dessein, et non copine ou petite copine. Si elle avait même pu dire « sa femme », sans mentir, elle l’aurait fait.

— Non… il ne m’a pas parlé de vous.

— Très bien. Ce n’est pas très grave. Je sais qu’il vous doit de belles vacances et des souvenirs mémorables. Je vous remercie d’avoir pris soin de lui, tout le temps qu’il était au Mboa. Mais à présent, il est rentré auprès des siens. Votre histoire doit prendre fin.

Elle avait dit « Mboa », et non « France ». Sa propre voix s’était peu à peu colorée des accents du bord du Wouri, leur fermeté tranchante et sans concessions avec les âpres aléas de la vie.

— Hum… Et lui-même Craig est où présentement ?

— Il dort. Je ne compte pas le réveiller. Je voulais juste vous aviser de la décision que nous avons prise. Il serait souhaitable que vous ne vous accrochiez pas à des chimères et que votre vie reprenne son cours. L’âge grimpe vite pour nous les femmes. Il faut vous chercher ailleurs. Vous avez compris ? »

Elle lui parlait sans animosité, un peu à la manière d’une grande sœur plus expérimentée, rappelant à l’ordre la plus jeune, qui ne répondait pas.

Elle répéta : — Vous avez compris ?

— Oui, Dit Muna, J’ai compris.

— Très bien, je vous souhaite bonne chance Muna. Au revoir.

Apprenant son initiative à son réveil, Craig ne s’en offusqua pas. Pas plus qu’il ne s’énerva. Il était cependant triste de n’avoir pu accompagner cette rupture de mots bienveillants et rassurants, qui auraient atténué le caractère définitif de cette brutale révélation. Ce qui était fait, étant fait, il l’accepta. La vie reprit ainsi son cours, sans changement notable : métro, boulot, week-end.

Un couple d’amis les invita, une fois, à faire un ciné, suivi d’un dîner chez eux. Craig connaissait René depuis le primaire, tout comme Malek. Ils avaient fréquenté le même établissement privé. Les deux se détestaient : Craig faisait tampon. À la moindre occasion, une critique acerbe de René venait impitoyablement s’abattre sur le comportement ou une parole rapportée de Malek. So…Malek !

Au cours de la soirée, Jemmi en apprit davantage sur le voyage de Craig dans son propre pays que les trois derniers mois. Elle nota qu’il était passé à plusieurs reprises devant le domicile de son père à Akwa, sans s’y arrêter.

La séance de 19 heures laissant peu de choix contrairement aux suivantes destinées à un public moins familial. Ils regardèrent distraitement le blockbuster du moment, un fade navet… ce qui, en soi, est un pléonasme, avant de rentrer et se faire livrer des pizzas chez René et Dinah. Dinah : Jolie blonde scandinave, 22 ans, en échange Erasmus et en couple depuis peu avec René. Jemmi ne devait pas en apprendre davantage sur celle qui maintint toute la soirée durant, une sage distance sociale.

Peu après que les pizzas eurent été livrées, Jemmi se leva pour prendre congé, sans même prendre le temps d’y goûter. Au-delà du fait qu’elle n’était pas à son aise, elle ne se sentait tout simplement pas bien. Si ça ne les dérangeait pas, elle souhaitait rentrer se poser, en les remerciant pour leur agréable accueil. Dinah se montra étonnement compréhensive, René marqua un fort étonnement. Il regardait Craig, tout aussi médusé.

  • Je ne comprends pas, S’enquit-il, vaguement inquiet, tu veux qu’on rentre ?
  • Non, toi reste. On se verra plus tard à l’appart. Je ne me sens vraiment pas bien. Je dois me poser un peu. Au calme, tu vois…
  • Mais tu peux pas te poser cinq minutes ici, dans une des chambres ?
  • N’insiste pas, s’il te plaît, on se voit plus tard, Coupa-t-elle passablement énervée.

Jemmi éteint son portable qui ne cessait de vibrer, tandis que Craig, au bord des nerfs, sortit fumer une cigarette sur le balcon. Un homme blond attendait en bas. Lorsque leurs regards se croisèrent, il sut. Furieux, il balança la clope par-dessus la balustrade, regagna le salon qu’il traversa à la hâte, attrapant la manche de sa parka, juste avant que Jemmy ne franchisse le seuil de la porte.

  • Tu te fous de moi ? Tu vas le rejoindre, c’est ça ? Ton toutou, Claude, c’est ça ? J’y crois pas… Pétasse !
  • Lâche-moi, tu me fais mal. Je ne t’appartiens pas !

Leurs hôtes avaient gagné la cuisine par pudeur, mais ne perdaient pas une miette de la scène tragi-comique se déroulant de l’autre côté du mur.

  • Tu me fais ça ? Devant mon pote et sa copine, c’est ça ? Demanda Craig, tu crois que c’est le moment ?-
  • -Et toi, dis-moi, tu crois que c’est le moment qu’on ait une discussion sur ta relation parallèle avec Muna ? Tu as passé la soirée à lui envoyer des messages. C’est à se demander avec qui tu partages cette soirée, en fait.

Greg ne nia pas les faits. Jemmy en tira avantage. Elle continua :

-On en parle de tes SMS en aparté avec une relation supposément terminée ? Tu veux discuter ?! Très bien ! Alors, discutons aussi du fait que tu es toujours fauché dès le 15 du mois parce que tu prends en charge les frais d’une seconde copine, restée au pays ? Je suis supposée tout partager parce que tu as un foutu complexe du sauveur à soigner ? Tu as rencontré ses parents avant les miens, bordel, ça signifie quoi ?!

– Je sais, j’ai pas été voir ton père… j’ai pas vu non plus le sien… enfin, pas…

Il suspendit sa phrase, et la lâcha finalement, sonné. Elle tourna les talons aussitôt, dévalant les escaliers, le plus vite possible. Il ne la suivait pas, mais elle n’arrêta sa course qu’une fois sa main sur la lourde porte cochère de l’immeuble haussmannien, au rez-de-chaussée.

Claude l’attendait frigorifié et lumineux. Il se frottait les mains pour se réchauffer, aussi solaire qu’un astre.

-Enfin, Souffla-t-il, je commençais à me transformer en glaçon.

Elle se jeta dans ses bras :  Ouh là, ça va pas fort, poursuivit-il, allez, viens. 

Il l’entourait de ses bras puissants, en l’attirant vers son large torse. Il avait toujours été, pour une raison qui lui échappait, un roc auquel elle pouvait se raccrocher lorsque tout chavirait. Il n’était pas tout à fait un ami, et pas encore un amant, mais tout en lui donnait l’impression d’avoir été depuis toujours un refuge préservé. Et Jemmi avait le cœur vraiment en vrac : il lui fallait une Safe place. Elle aurait d’ailleurs tout donné pour troquer ses talons, sa robe trop courte et son make-up contre un jogging douillet et un pot d’Haagen Dazs.

-Le jogging, j’ai pas ta taille mais le pot d’Haagen Dazs, ça peut se faire, Dit-il en souriant, Ne t’inquiète pas, tout ira bien.

Claude était un tout autre monde : Blond aux yeux bleus, grand, traits réguliers, athlète de haut niveau, elle n’avait jamais compris ce qui l’avait attiré vers elle et semblait le retenir au point de l’attendre trois quarts d’heure, au pied d’un immeuble situé à l’autre bout de chez lui, dans un froid glacial.

Jusqu’à ce que Claude ne démarre et ne l’éloigne de ce lieu, Jemmi ne parvenait pas à distinguer les contours de ses sentiments envers Craig. Ils étaient un couple. Ils avaient même appris à finir leurs phrases respectives. Ils avaient leur chanson, un rap ! Leurs deux individualités se rejoignaient dans quelque chose de plus grand, essentiel : la famille. Elle souffrait lorsqu’il souffrait : son regard avait vacillé dans une indicible douleur, lorsqu’en partant, elle avait rejeté ce qu’il tenait pour acquis depuis des mois. Il eut ce furtif moment où dans un total oubli de soi, elle avait failli rester. Puis, elle s’était préférée.

-Prête ? Insista Claude, comme s’il lisait dans ses pensées.

-Allons-y ! Décida-t-elle.

Il tourna enfin le contact et la conduisit, chez lui, dans un arrondissement situé à l’autre bout de Paris.

Et pour la première fois depuis le retour de Craig, il la rendit complètement à elle-même. Bien plus que sa porte, il lui offrit l’espace dont elle avait besoin pour relâcher la pression et se ressourcer, sans jugement condamnant la moindre brèche ou obligation d’être forte, du moins, en donner l’illusion. Claude avait toujours su accueillir et adoucir l’acide amertume de sanglots trop longtemps refoulés. Il ne la laissa cependant pas pleurer trop longtemps, résolument décidé à ne pas jouer plus longtemps le rôle du « Bon pote ». Il l’embrassa tendrement, fougueusement et une fois qu’il eut pris pleine possession de sa bouche, il alla à la conquête du reste de son corps : il la caressait toujours plus profondément, laissant infuser un désir de plus en plus haletant.

Lorsqu’enfin, il la pénétra, chacun de ses sens, aiguisés, prit un relief nouveau. Ils tanguaient dans l’ivresse humide que leur procuraient leurs corps mêlés. Il avait tellement attendu ce corps oublié, négligé par un autre, qu’il avait failli en devenir fou. Lorsqu’elle le chevaucha à son tour, arrimée à lui telle une ventouse aspirante, elle fut saisie d’une danse frénétique qui les conduisit, quasi simultanément et dans une flottaison presque mystique, vers les ressacs de l’orgasme.

L’aube brumeuse les plongea dans un demi-sommeil, leurs corps déliés, encore enlacés. Ils se détachèrent progressivement l’un de l’autre, chacun protégeant son intégrité retrouvée. Les douces caresses et le frôlement, de nouveau timides, de leurs lèvres masquaient mal le fait qu’ils n’étaient pas une paire d’êtres humains cheminant dans la même direction, en position verticale. Subsistait une chaude, complète et enveloppante bienveillance réciproque, socle d’un attachement durable.

Jemmi sonda son esprit : elle n’y trouva ni regrets ni remords. Et encore moins, une quelconque once de culpabilité. Elle ne devait rien à personne.

Lorsqu’un peu plus tard, Claude la déposa au pied de l’immeuble de son compagnon, il lui demanda tendrement « Ça va aller ? », quand bien même la réponse ne le concernait plus.

Elle acquiesça, parfaitement calme. Puis ils prirent congé l’un de l’autre, rassasiés et libres de toute promesse superflue.

Jemmi frappa à la porte trois coups brefs et secs, prête à tout affronter, y compris une rupture.

Craig ouvrit, l’observa en silence, puis la prit dans ses bras : « Je te demande pardon. Je te choisis Jemmi. Je t’aime. » Elle se lova tout contre lui. Enfin, à la maison.