Agent K717 (Tome V de DYSTOPIA)

Afin de comprendre pourquoi sa mère et lui n’avaient pas été protégés par le groupe communautaire dont il était issu, alors qu’il s’agissait de l’organisation sociale la mieux préparée aux bouleversements qui devaient suivre, il eût fallu qu’il connaisse la petite histoire s’encastrant dans les rouages de la grande, ce que sa mère n’avait jamais permis.
K-717 s’était donc, très jeune, plongé dans l’observation et l’étude des grands mouvements, accompagnant la marche du monde, afin d’en affiner l’analyse, et éventuellement d’en tirer une modeste compréhension.
Il lui apparaissait évident que la raison majeure pour laquelle les puissances industrielles traditionnelles avaient progressivement fusionné dans un seul gouvernement mondial, était la perspective d’apporter une réponse collective aux impératifs du moment : la lutte contre les successives pandémies meurtrières et la gestion des flux de réfugiés, réfugiés de guerre, et des réfugiés climatiques, de
plus en plus nombreux.

Une gouvernance collégiale avait été, dans un contexte globale de raréfaction des ressources, la solution la plus praticable.

De plus, les puissances industrielles s’étant transformées en technocraties: la plupart des innovations de scientifiques, ingénieurs ou inventeurs avaient été raflées par les grands groupes financiers, états puissants au sein d’ états moribonds. Ces organisations transversales comptant plus d’aspirants à leur citoyenneté que de citoyens, s’étaient hatés de les breveter, cadenassant des licences et des droits qui étaient ensuite protégés par de hautes murailles barbelés les cloitrant à jamais dans le domaine privé.

Le cartel militaro-industriel avait ainsi, sur des décennies, fait passer les plus grandes découvertes dans le domaine des Neurosciences, des Biotechnologies, de l’Informatique et des Sciences Cognitives dans la sphère occulte de l’ultra-secret, auquel l’indélébile tampon « Defense » avait été apposé.

Le domaine public, et la société civile, avaient été volontairement privés des informations auxquelles ils auraient du avoir accès si l’idée d’interet général et bien commun, se matérialisaient vraiment en période-post electorale au lieu de rester dans l’ illusion féerique du scrutin, au même titre que les lutins, les fées et les barbus en costume rouge.

Le citoyen lambda, qui avait réellement pensé, à défaut d’être au coeur des préoccupations des candidats et des élus, posséder un quelconque pouvoir d’agir grâce à l’empowerment utopique dont il avait bénéficié entre les années 90 et 2000, avait déchanté dès les années 2020. La démocratisation de l’information, de son partage et sa libre circularité au début de l’ère numérique, et le vent de liberté apporté, n’avait été qu’un mirage collectif. Mais mirage efficace.

La moindre interrogation? La réponse était aussitôt déroulée sur la toile, sur des dizaines de pages , dans plusieurs variantes parfois contradictoires donnant l’illusion du débat. Des révolutions avaient été organisées à la force du clic, des réputations détruites et d’autres, au contraire, crées de toute pièces. Le pouvoir semblait n’avoir jamais autant appartenu au peuple, qui regardait à présent- pauvre peuple parvenu- de haut l’époque des encyclopédistes durant laquelle le savoir était confisqué et thésaurisé par quelques scriptes, sans réaliser qu’eux-même subissaient la même éviction des zones réelles de pouvoir, qu’étaient l’information et le savoir.

Dès 2035 le domaine militaire fût le premier à comprendre le potentiel illimité et démiurgique du secret, autour des découvertes scientifiques et technologiques les plus avancées, en terme de manipulation et domination. Car là résidait le vrai pouvoir, bien plus dans l’omerta que dans les avancées technologiques aussi éminentes soient-elles.

Un groupe cible fût désigné comme cobayes humains pour les expériences nécéssaires à la mise au point de ces innovations, à la pointe du progrès. Des listes secrètes fûrent ensuite dressées. Souvent de façon arbitraire: des lanceurs d’alerte un peu trop alertes, des militants ecologistes trop virulents, parfois de simples dénonciations non fondées de citoyens faisant l’objet de la jalousie ou vindicte de leurs pairs. Seuls les terroristes en herbe avaient parfois tendance à disparaitre de ces listes, notamment les éléments les plus prometteurs car ce groupe social était souvent recyclé pour les besoins d’actions de terrain.

Les décideurs, autrement dit ceux qui finançaient ces programmes, restaient tapis de l’ombre. Nul ne les connaissaient, et leurs desseins étaient encore plus obscurs. Ils avaient réussi là où même le diable avait échoué: faire croire au quidam qu’ils n’existaient pas. Quiconque les évoquait était aussitôt taxés de l’étiquette honteuse de « complotisme ».

Tout au plus, trouvait-on la trace, en filigranne, de ce conglomérat de décideurs dans le regard biaisé des médias, chargés d’orienter habilement l’opinion publique.

Les premiers cas de Havana Syndroms, correlés à la cybertorture et à une forme aussi furtive qu’efficace d’ élimination sociale déjà pratiquée seculairement dans certaines cultures comme sanction et mise au ban du groupe, apparurent simultanément dans les bassins territoriaux majoritairement occupés par les populations édenistes.

Outre la cybertorture, les groupes cibles, volontairement isolés individuellement, subissaient des dénis de droit, de justice , de services et autres atteintes à la personne, ainsi que des menaces et intimidations dont il était impossible d’identifier clairement celui, ou plutôt ceux qui les perpétraient.

Plus rarement, on retrouvait aussi parfois dans ces listes occultes d’anciens agents et employés repentis des renseignements généraux, ou encore des scientifiques dissidents refusant de voir leurs découvertes détournées de leur objectif curatif et préventif, initial.

Au fur et à mesure des années, et malgré les pertes civiles liées à ce ciblage qui en isolant les cibles avant de systémiquement les liquider, empêchait toute association de victimes d’ émerger puisque seuls subsistaient dans la durée, les agents infiltrés se faisant passer pour des victimes,

des voix commencèrent à s’élever avec persistance pour dénoncer ces abus.

La pierre angulaire de ce système reposant sur l’idée de communauté, des années d’observation dans le cadre libertaire de la démocratisation numérique avaient permis grâce au succès immédiat des réseaux sociaux, de comprendre comment s’organisaient et fonctionnaient les « tribus modernes » , et surtout de subtilement saisir les mécanismes de viralité et circulation de l’information en leur sein.

A la fois famille extra-élargie et groupe social régis par des codes identiques à ceux des états, avec un referentiel de valeurs morales et éthiques partagés, des tribunaux et assemblées participatives informels, des mécanismes de sanctions ou au contraire de validation, une hiérarchie et une organisation interne leur étant propres,

la communauté était l’échelle, ou corps intermédiaire, qui interessait véritablement ces puissants conglomérats de l’ombre.

Les édenistes étaient une minorité qui avaient eu le mérite de trés rapidement s’organiser économiquement et de devenir une force politique incontournable sur l’échiquier national.

Mais les valeurs qu’ils portaient, s’accomodaient de plus en plus mal du modèle prétendumment démocratique, alors en place, et inquiétaient beaucoup en raison des dérives rigoristes.

Leurs dogmes présentaient la particularité de changer suivant l’interprétation qu’on en avait. Ainsi il était souhaitable qu’une femme se couvre le chef, soit à l’aide d’un voile ou d’une perruque, même lorsque le mercure grimpait si haut qu’il devenait difficile de supporter sa propre masse capillaire. En revanche, on appréciait qu’une femme présente un visage nu et sans artifice, comme si le naturel avait des zones précises et cartographiées dans le corps féminin.

L’humilité et la pondération étaient des traits de caractère recherchés, y compris en milieu professionnel face à des collègues masculins autorisés à afficher ostentatoirement leur jubilation à la moindre, fût-elle médiocre, réussite. Comme partout ailleurs, la femme devait être « sous contrôle ».

C’était cependant une communauté forte et solide, implantée par vagues migratoires successives depuis des centaines d’années sur un territoire qu’elle avait aidé à batir. Elle était à la fois crainte, admirée et jalousée, parfois même haie au point de régulièrement servir de bouc-émissaire aux différents échecs des politiques publiques en leur direction.

Le sénateur Fontaine fût le premier à entrevoir le potentiel que lui offrait son capital social si avantageux, et associa ses représentants les plus populaires, des présidences associatives aux personnalités en vue, à la plupart de ses campagnes de pacification. Reconnaissance publique qui lui valut une adhésion sans réserve.

L’ ascension de cette communauté connut dés lors deux trajectoires: l’une visible au sein d’institutions, sociétés privées, établissements publics, organismes internationaux où elle fût de plus en plus représentée, à des niveaux de responsabilité de plus en plus élevé. Digne et méritante, régulièrement citée en exemple.

Puis une autre, secrète, plus larvée, au travers de sa pègre, car comme dans toutes communautés ou organisations sociales, chacun des deux extremes, le fleuron de la méritocratie comme le background mafieux, avait son utilité.
Le marché des cobayes humains et la sous-traitance du gang-stalking et de la cybertorture représentant un marché informel florissant, les investissement affluèrent massivement quand l’occasion se présenta. Sans état d’âme, comme l’esclavage en son temps.
La seule solidarité qui subsistait à ce moment là, quand les liens familiaux, claniques, matrimoniaux, religieux, ethniques s’effondraient, était la solidarité de classe réunissant les pionniers dans le même « doux » commerce.
Ceux qui avaient le capital social et financier leur donnant accès à une information et un marché encore confidentiels, une niche.

Certes, les mafias edenistes et les quelques afrodescendants admis, n’avaient accès qu’à la partie opérationnelle du modèle économique: la filature, les theatres de rue, campagnes de bruit, sabotage, intrusion à domicile et autre intimidations ayant pour but de déstabiliser la victime, avant le stade fatidique de la « décomposition ».
Mais si le gang-stalking était un système de triangulation visant à encercler la victime, la cerner de tous les côtés en ne lui laissant suivant l’art de la guerre que l’issue qu’on voulait la voir prendre afin de mieux la piéger,
ce triangle supposait une base et une hiérarchie. Les cercles mafieux issus des dernières vagues migratoires, méprisés du haut de la pyramide, étaient encore à la base, tout en intégrant très vite les codes du « métier ».
En haut de cette pyramide se trouvait des cercles totalitaires plus expérimenté, d’une cruauté froide et sanguinaire. Composé de tout ce que la pègre pouvait compter de politique, policiers, militaires, élus, journalistes regroupés en factions de gangstalkers, ils pratiquaient la cybertorture aussi bien récréative que génocidaire, via des agressions satellitaires, par voix intracraniennes et ondes éléctromagnétiques.

Cette mafia fasciste étaient elle-même la lie, du triangle dont ils étaient la base. Et ainsi de suite. L’ultime sommet n’était visible d’aucun de ceux avec lesquel l’agent 717 avait pu être en contact. »

Certains, cependant, parmi les minorités visibles évoluant dans l’univers informel du crime organisé, visait le plus haut sommet de l’échelle sans considération pour leur milieu d’origine, auquel ils ne se sentaient que trés vaguement lié. L’agent k-717 était arrivé dans ce monde/secteur d’activité un peu par hasard, enchainant successivement les petits jobs de receleur, faussaire ou encore de gros-bras pour des trafiquants notoires. Le marché noir des cobayes humains étant encore ultraconfidentiel, il se hissa dabord, après avoir fait ses preuves, au niveau le plus accessible. Celui de chef de secteur, en charge de recruter les agents pérpetrant des dénis de services et et de justice dans le quotidien d’une personne ciblée, tout en portant atteinte à ses droits: Elus federaux, magistrats, Directrice de banque, employé de poste ou d’un fournisseurs d’accès à l’énergie ou de télécommunications, Travailleurs sociaux, directeurs d’écoles, professeurs, fonctionnaire de police ou pompiers, employés municipaux, d’hopitaux,…. Inflation rimant avec corruption, la libre coopération de ces derniers n’étaient pas difficile à obtenir. Ni celle de collègues, voisins, amis et membres de la famille.

Cette activité apportait de nombreuses satisfaction, en particulier sur le plan matériel, sans majeur inconvénient: les cibles ayant été officieusement placées sur des listes noires para-gouvernementales, leurs plaintes n’entrainaient aucune poursuites. Les éliminer comportait même moins de risques que le recel, ou la vente d’opiacées, bien que ce secteur était appelé à évoluer en raison de projets de lois abrogeant leur interdiction.

Les missions étaient répétitives et consistaient pour la plupart à rendre la vie de la cible la plus insupportable possible à travers des fraudes repétées sans possibilités de réparation ou dédommagement, puisque tout l’écosystème était complice. Le climat continuel de harcélement otait progressivement toute résistance à la cible, rendant le boulot encore plus soporifique. Mais certains se révélaient dans l’adversité, et loin d’être des pignatas géantes, renvoyant parfois par effet boomerang, une risposte qui aurait dû être dévastatrice pour leur organisation, si leur crime n’était couvert en haut-lieu.

Il était alors recommandé de pousser plus loin le recrutement, jusque dans l’entourage de la cible. Les équipes lançaient souvent des paris sur le temps qu’il faudrait à un mari pour partaciper à la traque de sa propre épouse, voire son enfant. Ou sur le temps moyen de dislocation des liens familiaux, une fois cette sphère infiltrée. Mais aucun d’eux n’avait de doute sur le principe sur lequel se fondait leur modus operandi: Les êtres les plus proches de la cible, avaient aussi un prix. Et ceux qui n’étaient pas à vendre, echappaient peut-être à la loi de l’offre et la demande, mais pas aux lois physiques de la vie et la mort.

Lorsque le supérieur de K-717 l’informa d’une place vacante- un repenti parti faire pénitence dans l’au-delà- au sein des équipes dédiées à la cybertorture, une cellule chargée de la torture éléctromagnétique depuis les murs mitoyens du lieu de vie de la cible, il se positionna aussitôt dessus.

Ces ondes incapacitantes, étaient capables de déclencher des cancers en un temps record, des AVC quasi immédiats, des lésions cérébrales irreversibles. Les cibles se plaignaient auprès de medecins, n’y comprenant rien, de symptomes les invalidant durablement. Les pathologies provoquées par des facteurs exogènes, passaient pour des affections endogènes que les spécialistes, même les plus pointus, cataloguaient dans la categorie fourre-tout des « maladies orphelines » ou psychosomatiques.

Combien de cibles, dépassées et esseulées, se jettèrent dans le froid matinal et glacé du lac, afin de n’avoir plus à affronter de lendemains douloureux? Leur nombre était probablement plus élevé que celui imaginé, mais K-717 avait été témoin d’au moins une dizaine d’entre eux, en lien avec le harcélement infligé. Sortie de dispositif positif. Prime collective, et individuelle pour l’agent le plus impliqué dans cette réussite.

Sa candidature auprès de la cellule de cybertorture, fût bien entendu suivi d’un entretien. Il rejoint le supérieur qui l’avait copté, dans un bar huppé du 8ème arrondissement. Malgré sa mise extremement soignée, k-717 dont la qualité première devait être sa capacité à se fondre dans la masse, était encore parfaitement identifiable comme étranger à ce lieu de socialisation. La jeunesse dorée fréquentant ce bar portait des vetements simples et débraillés, dont le prix représentait le triple de son complet italien.

Le recruteur parla le premier. L’ effaceur ne lui adressa jamais directement la parole. Son recruteur qui l’avait chaudement recommandé, répondait à toutes leurs questions, avec l’habituelle assurance qui le caractérisait. K -717 fût ensuite autorisé à echanger des banalités avec le recruteur sur sa perception du métier et sa motivation, ses trois qualités et défauts, le folklore habituel des entretiens conventionnels. Le recruteur hochait la tête en prenant aléatoirement quelques notes: seule son attitude l’interessait. Le recruteur s’éloigna ensuite avec son supérieur au motif impératif de parler d’une affaire sensible et confidentielle. K-717 se retrouva donc seul, face au mutique effaceur et au sentiment diffus que le véritable entretien venait de commencer:

Vous m’autorisez à vous lire?

Je vous demande pardon?

Il sourit sans découvrir ses dents, ni même bouger un seul muscle du visage. Une lueur ironique et glacial traversa à peine son regard impitoyablement froid.

Votre mémodio présente une étrange particularité: il est complétement lisse.

Je ne vois pas ce que vous voulez dire….je suis désolé.

K-717 sursauta intérieurement , sans nulle autre trace qu’une insivible empreinte. Il pensa ostentatoirement: entretien, promotion, avantages, rémunération....Il avait même intercalé dans cette liste suffisamment longue et anarchique pour faire illusion, une petite amie, vénale et frivole, justifiant de régulières dépenses et la nécéssité d’une promotion.

Elle s’appelle comment votre petite amie? demanda tout à coup l’ effaceur.

Léa! répondit K-717 en mimant à la fois surprise et décontraction virile, une vraie pompe à fric!

L’effaceur détendit visiblement ses zygomatiques, et se hasarda même à ricaner faiblement:

Comme toutes les femmes, du reste…en tout cas, celles qui existent!

K-717 garda prudemment le silence, tandis qu’il poursuivait:

Vous êtes trés doué. Votre plasticité cérébrale est remarquable! Je dois l’avouer.

– Mais enfin, de quoi parlez-vous? insista k-717 avec assurance.

Vous le savez trés bien!

Ok, c’est pas moi qui vous jugerai…même si tout ceci devient trés bizarre. Je ne veux pas vous juger. Je sais pas de quoi vous parlez, mais c’est cool, ça me va!

– Il ne s’agit pas de juger mais de penser. L’acte de penser est trés instructif et implique, dans une interaction normale de s’interroger sur les aberrations discursives du locuteur qui nous fait face. Or, votre premier reflexe a été de penser à une petite amie imaginaire au lieu de vous inquiéter de mon discours …. »décousu », c’est bien ça,

– Je ne dois pas être trop curieux! tenta K-717 de plus en plus acculé, il vaux mieux pas dans ce métier.

Il ne se départit pas de sa tranquillité surfaite et travaillée. C’ était une autre de ses compétences, devenue habitude à force de pratique. Il avait une particularité: personne ne pouvait lire dans sa tête. Sa pensée profonde était protégée par un flot de pensées moyennes qu’il avait appris à moduler. Il était indetectable.

Et comment va l’autre femme de votre vie? Votre mère?

Là, K-717 ne put reprimer à temps le mouvement occulaire trop rapide qui lui échappa. Stupeur? stupéfaction et peur? Il n’avait pas eu le temps d’adapter assez vite sa pensée de surface. Cette fraction de seconde, ce bref moment de décomposition, pouvait l’avoir trahi.

On dit que les illisibles ne survivent pas plus de 3 à 5 ans dans ces camps de rétention. Vous le saviez? Ils disent que ce sont des asiles pour fous, mais bon…on connait, dit l’effaceur en avalant une olive noire.

K-717 garda prudemment le silence , en réponse à sa froide et gourmande impassibilité. L’effaceur prenait un plaisir grossier à parler la bouche pleine:

Vous n’avez fait que votre devoir citoyen. Vous n’avez pas à vous en vouloir! Mais pourquoi ne l’avoir fait qu’à moitié? Il eût fallu vous signaler aussi, non?

Que voulez-vous? , demanda t-il finalement, préférant jouer carte sur table.

Beaucoup parmi nos agents de terrain de premier niveau,comme vous et l’équipe que vous encadrez à merveille- vos chiffres sont remarquables- savent qu’il existe une unité de cybertorture, mais peu savent vraiment quelles sont leurs attributions.

Les ondes incapacitantes ne sont qu’une infime dimension de tout ce que nous sommes capables de faire. Je ne vais pas faire semblant de vous apprendre ce que sont les outils comme la télépathie synthétique , l’ interface cerveau-machine et compagnie. Nous avons lancé une nouvelle activité souterraine, une sous-traitance spéciale et confidentielle. Nous cherchons de nouveaux talents et votre don, ainsi que votre agilité peuvent particuliérement nous interesser. Nos cibles sont exclusivement des illisibles, des personnes qui échappent pour une raison qu’on ignore encore, aux technologies de lecture de pensée. Oubliez les dissidents, activistes, lanceurs d’alerte, ect…ils ne seront jamais aussi nuisibles qu’un illisible, même bien intégré. Je ne parle pas de vous, n’ayez crainte. Je comprends votre réserve. Comprenez aussi que nous ne pouvons les combattre, sans les comprendre. Nous avons nécéssairement besoin de profils aussi…précieux que le vôtre, pour y parvenir. Voulez-vous vous joindre à nous?

L’effaceur lui tendit la main.

Je suppose que vous ne me laissez pas le choix. C’est avec vous ou contre vous?

K-717 saisit la main de l’homme, scellant leur accord.

– Votre remuneration sera sans commune mesure avec celle pour laquelle vous postuliez. C’est comment dejà….Léa? Elle sera ravie.

Il rit à gorge déployée, en secouant sa main avec poigne.

Cela semblait être le signal qu’attendait le faux recruteur, et le supérieur qui avait organisé ce recrutement innattendu. Les deux le félicitèrent chaleureusement, et portèrent un toast à sa nouvelle promotion, sans en aborder les détails.

Sur le chemin du retour, dans sa déambulation lente et sinueuse entre les allées de la capitale, semblables aux galeries d’un gruyère, K-717 repensa au sourire glauque de l’effaceur dont il ne sut jamais pourquoi il était appelé ainsi, puisqu’au final, il était le véritable recruteur. Ce dernier avait fait remonter en lui un souvenir qu’il avait essayé d’effacer toute sa vie durant: le regard embrumé et désorienté de sa mère, la brève douleur qui crispa son beau visage à l’ovale d’une douceur parfaite, quand elle comprit. Et enfin, le pardon qui accompagna l’acceptation de son tragique destin. Il dut lutter toute sa vie contre cette insoutenable bonté dans le regard qui le paralysa tel un dard ambré. Ce jour-là, une partie de lui resta figée, comme l’adolescent qu’il était alors, pétrifiée par sa propre trahison et crucifié par l’immediat pardon sacrificiel de sa mère. C’était elle ou lui. Il n’avait pas eu le choix. Il s’était choisi. Une marée fauve l’encerclait depuis, menaçant de l’engloutir, l’anéantir à tout instant.

Le sourire carnassier de l’effaceur le lui avait rappelé ce soir: cette vie que sa mère lui avait donné par deux fois, ne lui appartenait désormais plus. Lorsqu’il intégra le cercle, c’est ainsi qu’était nommé entre initiés le pôle de contrôle des opérations psychotroniques d’ultra-surveillance, qui comprenaient des actions invasives sur le cerveau des cibles via neurotechnologie, et des actions de manipulations visant à les conduire aux portes d’une folie ambre.

Ce niveau de technicité était jalousement gardé par une communauté hermétiquement homogène qui ne s’etait jamais perçue autrement qu’en garante légitime de l’ordre établi et de la perennité des équilibres sociaux. Cette aristocratie du renseignement accueillit l’etranger dont il avait l’air avec condescendance, voire un franc mépris. Un des agents les plus ouvertement racistes ne lui adressait même pas les salutations d’usage. Parfaitement imbuvabe malgré les pintes d’alcool ingurgité aux heures de service, il s’appelait Bender.

Cette ultrasurveillance, doublée de moyens technologiques innovants et ignorés du commun des mortels qui accusait 30 à 50 ans de retard sur les avancées militaires et scientifiques, rendait l’état de guerre à la fois permanent et indétectable.

Lors de son allocution dans le contexte explosif de la première pandémie, le secrétaire général des états féderaux réunis, alors en fonction, avait bien repété à sept reprises le mot « Guerre ». Mais tous avait imputé ce martélement sémantique à l’âpre combat que les médecins, infirmiers et aide-soignants devenus mercenaires de la santé ferraillant jours et nuits sur les premières lignes de front contre une forme inconnu et meurtrière de SRAS, qui décima la population mondiale de plusieurs millions de personnes, en cinq ans seulement.

En marge, les pires exactions étaient commises par un petit nombre d’experts ultra-entrainés dont je venais de rejoindre les rangs sur des cibles isolées, cobayes d’experiences médicales non consensuelles, allant des tests interface-cerveau-machine, des nouvelles molécules, des lasers ou tout simplement l’étude comportementale dans un contexte simulant l’effondrement. C’était aussi une guerre secrète, une guerre de territoire, contre la menace que ces profils ciblés représentait.

K-717 fut affecté dans un premier temps à l’unité Precrim, les illisibles étant par défaut des criminels dont l’ éventualité du passage à l’acte ne souffrait aucune contestation.

  • Bon, comme tu t’en doutes, c’est un programme occulte, au sens de caché hein…pas le truc de sorcier, façon Dr Dramé-amoureulogue heun…..

Il rit grassement, sans réaliser le racisme suintant de sa blague.

  • Je veux dire que c’est classé, en fait. D’ailleurs, je ferai bien de te faire signer la fiche de confidentialité” Il la lui tendit, avec un stylo en même temps qu’il prononcait ces mots. Donc , tu observeras bien vite que ce programme comprend différents aspects qui le rendent assez unique: pour ceux qui en douterait encore, il s’agit bien d’un programme « occulte » ou « classé » corroboré entre autres: -par les moyens mis en Oeuvre, par les moyens humains et le moyens technologiques issues d’innovations secret-défense, par le protocole appliqué similaire à des milliers de cibles à différents endroits du monde, par la coordination et le contrôle du ciblage, par l’omerta qui l’entoure, ainsi que la peur que cela suscite chez les non victimes, par la facilité à recruter des harceleurs et à leur faire commettre des actes criminels (on les fait quand même signer des clauses de confidentialité) et enfin par le fait que des technologies autres que le GPS sont utilisés pour tracer le gibier au mettre prés et à la seconde prés (implant, empreinte biodynamique etc)….T’as des questions? Non! Tant mieux! Au boulot!« 

Il ne lui avait même pas laissé le temps de répondre, et lui tourna le dos en s’éloignant à grands pas.

Tout comme le pouvoir profondément enfoui dans les racines mêmes du pouvoir représentatif, celui qu’on ne voyait jamais, instrumentalisait les communautés les plus influentes à leur insu, les mafias communautaires avaient aussi leurs propres stratégies de contrôle social, leur assurant une domination complète sur une portion de territoire ou une part de secteur de l’économie informelle.

Ils exerçaient des pressions simultanées sur leurs proies et leurs environnements immédiats, afin de créer d’irréductibles antagonismes et une telle situation de stress et d’angoisse qu’émergeaient systémiquement les conditions d’une implacable guerre fratricide et une escalade de la haine, se nourrissant de leurs peurs respectives, là où il y aurait dû y avoir coopération suivant leurs us et coutumes.

Ces pègres communautaires étaient si douées qu’elles parvenaient à fractionner le tissu social, entrainant même des représentants d’associations afrodescendantes, autrefois idéalistes et combattifs, dans l’instrimentalisation de cas d’abus graves relevant du droit commun, à des fins de promotion personnelle.

Dans le cas de Guinée Ebode, un des cas d’illisibles les plus problématiques, ce réseau intermédiaire et souterrain s’était assuré que le plus emblématique activiste de la cause afrodescendante, après qu’ils l’aient contacté, rejoignent leurs rangs d’indics, et l’ayant adoubé, réaffirme le discours cousu de gros fils drus et mensongers, suivant lequel elle serait folle, et que les armes furtives dont elle parlait, armes militaires aujourd’hui homologuées, n’existaient pas.

Contrairement aux commanditaires distribuant les primes en cas de sorties positives, eux n’avaient aucun interêt à tuer. Outre le fait que cela allait à l’encontre de leurs principes, cela bousculaient aussi leurs interêts. K-717, étranger et insensible à tout cela, observait ce marché noir placidement. Il tolérait les double-facturation énergétiques, la surfacturation en eau, les régulières ponctions des comptes bancaires des ciblés, le détournement de leurs pretations sociales…A la condition que l’opinion publique ne soit jamais avisée du fait qu’une femme absente de son domicile pouvait voir sa consommation d’ eau augmenter de 80 mètres cube en un week-end, sans fuite d’eau, ni explication logique.

Ou encore qu’un conseiller bancaire pouvait s’approprier le contenu du compte d’un particulier à la gestion saine, pour peu que ses équipes « arrosent » les bonnes personnes: aucune enquête ne sera lancée nulle part, et le dossier sera clos, sans l’ombre d’une poursuite judiciaire.

K-717 devait parfois intervenir dans des situations trés délicates. Il n’était pas fier d’avoir du recourir à des solutions extrêmes pour couvrir les abus de ses équipes « terrain » qu’une cible, particulièrement alerte, un fonctionnaire territorial, avait réussi à dévoiler. Il avait alors dû créer un chantier pour chaque membre de sa famille, en leur offrant les opportunités qu’ils souhaitaient, et en leur permettant d’accéder à des sommets leur parraissant inatteignables:

Qui l’amour fou d’une trop jeune et belle dulcinée aux formes affolantes, Qui une ascension professionnelle fulgurante dans les plus hautes sphères étatiques, Qui la renommée sur la scène internationale, le succès, la gloriole…Tous avaient refusé de revenir au point initial, après avoir goûté aux délices d’une vie facilitée par une main invisible et agissante. Ayant déjà trempé dans plusieurs subterfuges illégaux visant à harceler « gentiment », « pour la forme », leur proche, poursuivèrent leur belle lancée, en allant crescendo.

Ces proches bienveillants, niant les actions qu’ils perpétraient sur la cible, en lui conseillant même de demander de l’aide, de prendre soin de sa santé mentale, se sont au final tous retrouvés dans des situations les contraignant quelque soit leur regain de conscience ou remord, à continuer: Fraude fiscale, scandale sexuel, extorsion de fonds, escroquerie en bande organisée. Ils étaient, sous la pression de mafia communautaire, secondées des cellules « Precrim »/De renseignement, si loin qu’il leur semblait impossible, même en groupe, de venir lui demander pardon. Ils préféraient fomenter un complot interne encore plus glauque, quitte à faire peser sur la cible, leur proche, de fausses charges les dédouanant, aux yeux de la société, de leurs vrais crimes.

Non, K-717 n’était pas fier: ils n’avait pas gravi les échellons pour ce spectacle affligeant, car les tortionnaires dans leurs tentatives ridicules, tentaculaires et desespérés de piéger la cible, étaient pris à leur propre piège, comme une araignée s’emmelant les pattes dans sa propre toile, prisonniers de leur propre haine.

Ce qui l’interessait à l’exclusion de tout autre chose, c’était les mécanismes de surveillance et les imperceptibles leviers de ce jeu de traque, composé de deux catégories: Ceux qui savaient que cela reposait sur de la manipulation, et ceux qu’ils l’ignoraient.

Il ne pouvait s’empêcher de mépriser ces derniers. De ce qu’il avait observé, chaque information glannés par les indics-terrain et les agents Pécrim-Renseignements, était remontée vers les commanditaires, qui à leur tour, diffusaient de fausses informations, melées d’éléments réels dans le but de créer une émulation, invitant un maximum de personnes à participer avec conviction à la traque et à l’ingérence insidieuse dans la vie privée de la cible. L’infiltration d’initiatives de solidarité citoyennes comme « Voisins Smart » avait par exemple donné d’excellents résultats dans le cadre de campagne de calomnie et diffamation. Cela allait au delà du simple fait de livrer à un groupe servant de relais, à un autre groupe, et ainsi de suite, une personne désignée.

Cela s’inscrivait, et c’est le niveau que K-717 voulait atteindre, dans la maitrise de processus naturel plus vieux que le monde lui même, du moins le monde habité, et sur lequel l’homme avait enfin une prise: le détournement des ondes Alpha du cerveau humain, se situant exactement sur la même fréquence que la résonnance éléctromagnétique terrestre, afin d’asservir toute âme qui vive aux désirs, mais plus encore aux intérêts convergents des commanditaires. La liberté devenait dans ce contexte une utopie inutile, comme l’était l’amour dans les mariages de convenance.

Quelle place dès lors pour le libre-arbitre?

Quelle place dès lors pour le libre-arbitre ? N’avait-il jamais été autre chose qu’une vaste farce illusoire ? Si le monde se divisait entre les possédants et les possédés, K-717 était prêt sans état d’âme à servir le premier groupe, les observer, apprendre, maîtriser leurs codes afin d’ en être adouber et d’échapper à la condition servile de la deuxième catégorie.
Le libre arbitre ne concernait que l’individu, et celui-ci avait été enseveli sans s’en rendre compte sous le poids communautaire. Il s’était dilué dans un tout difforme, qui avait annihilé toute velléité de liberté.
Cette notion de communauté était partout, y compris au cœur du programme de prévention du crime, PRECRIM, reposant lui-même le crime organisationnel… communautaire. Il fallait cependant prendre ce concept au sens le plus large possible : communauté d’influence, communauté d’intérêt, communauté religieuse, communauté ethnique, communautés d’idées, communautés d’âge, communauté financière… On pouvait même substituer ce terme, par souci de précision, par celui de « capital social ».

Et pour encore mieux en saisir la signification, on pouvait même remonter jusqu’au début des années 2000 avec l’essor des RS (Réseaux Sociaux) et la façon dont un individu venait agréger une communauté, qu’il croisait dorénavant tous les jours et avec laquelle il interagissait, là où dans les années 80… il ne les croisait qu’en de rares occasions privées comme les mariages, fêtes d’entreprise, tournoi de foot, réunions de CA précédant la distribution de dividendes, AG annuelles permettant aux membres réunis autour d’un même projet asso de
mieux se connaître ou se détester, etc…
Ces espaces publics de socialisation étaient leurs premiers mouchards, tout compte fait. Et une fois les leaders et prescripteurs d’opinion au sein de chaque groupe communautaire repérés, et neutralisés par le bâton ou la carotte, la véritable communauté organique, corps intermédiaire supposé protéger l’individu, s’attaquait tel un cancer à ses propres membres par le biais de son background mafieux.
C’est ce dernier, ce pan communautaire crapuleux, prestataire de service idéal pour toutes sortes de sales besognes, qui intéressait K-717 en tant que recruteur, et sur lequel il décida d’appuyer sa légitimité. Il entreprit, dès les premières semaines de sa prise de poste, d’en apprendre aussi davantage sur les racines para-institutionnelles du programme de PRECRIM.
Le dispositif utilisé avait été pensé par la Stasi allemande, et s’inspirait des programmes développés par les ingénieurs et scientifiques nazis, ayant été exfiltrés d’une Allemagne vaincue et en déroute, après la seconde guerre mondiale. Il broyait indifféremment hommes et femmes, noirs et blancs, riches et pauvres, dissidents ou simples citoyens.
Lui-même pressentait à travers les contours des vagues sporadiques de haine qui le submergeaient par petites bouffées, les prédispositions naturelles qu’il pouvait avoir à la torture, à la déshumanisation de l’Autre, et qui n’avait rien à voir avec la cible en elle-même, mais à la condition dans laquelle elle était enfermée et qui la condamnait à la différence. Que n’avait-elle appris comme lui, à comprendre sa nature, et surtout à la masquer ?
Guinée était une illisible qui avait décidé de ne pas se cacher. Mais peut-être n’avait-elle jamais été entraînée à le faire, et ne savait probablement pas qu’il était possible d’aspirer à la « normalité », en tant qu’illisible, pour peu que l’on soir prudent. L’agent K-717 avait dû lui-même apprendre, au prix d’efforts qui lui parurent parfois insurmontables, depuis sa perspective d’enfant, non pas à taire sa voix intérieure, mais à amplifier celle qui était supposée la couvrir, comme une télévision dont le bourdonnement continuel avait pris corps au point
de devenir une pleine présence.
« Cette maison est ton mental, lui répétait sa mère inlassablement. Tu réserves à ta voix de surface, ta « couverture », une pièce de cette maison. Une pièce importante, mais pas centrale. Fais bien la différence. Et tu apprends à circuler à pas feutrés dans l’espace qui te reste. Sans un bruit. »
Il regardait cette mère si belle à ses yeux, si étrange aux yeux des autres. Il n’avait hérité que d’un œil, de cette femme : le gauche et encore, pas en toute circonstances. Il ne sut d’ailleurs jamais définir ce qui animait cet œil gauche, résolument noir en temps normal. Des teintes chatoyantes mêlant le fauve, le vert et le gris, sur un lit de miel, ondoyaient autour de son iris : était-ce la luminosité, le temps, son humeur, la température ambiante ? Une porte s’entrouvrait précisément au moment où les secrets dont recelait son âme devait rester muets. Sa magnifique mère dont le regard lumineux portait avec la même distance blasée sur toute chose, y compris son fils, la même contemplation incandescente, était inquiète.
Or, une certitude même tragique était préférable à l’inquiétude, plus grand péril que le danger lui-même. Elle le conduisit dans un magasin de jouets, un jour, en l’autorisant à choisir 3 jouets. Pas un, ni deux mais carrément trois. Tout à sa sélection joyeuse et compulsive, il en oublia jusqu’à son prénom. Le choix fût difficile, il reposa le même jouet une demi-douzaine de fois, avant de se décider à le prendre, puis changeait d’avis et le reposait à nouveau. Finalement, son choix définitif s’arrêta sur trois articles au prix modéré. Lorsqu’ils passèrent les portes du magasin, elles sonnèrent si fort qu’il eut l’ impression de vibrer. Un drone se présenta aussitôt et lui intima l’ordre de retirer son sac à dos, pris de secousses assourdissantes. Sa mère saisit le sac et en
sortit un des jouets qu’il avait reposés. Il la regarda avec stupéfaction, prêt à se justifier et comprenant en fixant la flamme de son regard, que c’était parfaitement inutile. Elle savait que ce n’était pas lui, c’était elle. Le drone scannait sa pensée, de présumé coupable, au même moment :
« Je n’aurai pas dû poser mon sac entrouvert au sol. Ce foutu ballon a dû
tomber dedans, sans que je le vois. Je crois même que c’est maman qui a
ramassé mon sac, elle a pas dû non plus s’en rendre compte. C’est ballot de se
faire engueuler pour un jouet qu’on veut même pas. QUI joue encore au ballon
de nos jours, comme les pépés des coupes du monde de foot, alors que la
dernière génération de métavers offre plus de possibilités et sensations ? Je suis dég ! Je vais me faire tuer ! Qui va croire que c’est pas moi !
»


Le drone énonça l’article de loi qu’ il avait transgressé, mais établit en même temps la non-intentionnalité du délit, ce qui mit un terme immédiat aux poursuites que le procès-verbal aurait dû entraîner. Sa mère, responsable légale, n’écopa que d’un rappel à la loi, sans contravention.
Ses yeux irradiaient d’un feu nouveau, il vit rarement sa mère aussi fière et aimante, pas même lorsqu’il lui rapporta plus tard les meilleures notes et distinctions des différents établissements scolaires qu’il fréquenta, au gré de leurs réguliers déménagements. Elle se pencha et l’enveloppa de tout l’amour dont, femme aux abois et traquée, était capable. Sans trace et sans bruit, comme ce jour où elle leva une dernière fois, son regard d’or et de pardon, elle lui cria, bien au-delà des mots, son amour.
Guinée ne partageait cependant ni le pragmatisme serein et résigné de sa mère
—Guinée voulait en découdre, résister, lutter – ni sa lucide acceptation de la complexité de la nature humaine.
Lorsqu’on l’affecta à son ciblage, l’équipe qui l’accueillit en était encore au stade de la manipulation mentale via la multiplication de pistes poussant la victime à se perdre dans les méandres des différentes hypothèses et liens de causalité ayant entraîné son ciblage. Guinée avait plusieurs membres de son entourage proche du pouvoir occulte, une cousine, un ex – conjoint, un ancien patron… Comme si gravir les strates les plus hautes du pouvoir impliquait nécessairement une allégeance à ce pouvoir souterrain qu’elle ne croiserait jamais. Elle avait également donné l’alerte sur deux aux trois faits de corruption dans sa brève carrière dans le milieu de l’édition numérique.
Il appartenait au réseau d’agents de veiller à ce que la cible n’approche jamais la vérité de trop près, même si dans les faits, effectivement, n’importe qui ayant de l’entregent pouvait commander une « neutralisation », ou le niveau supérieur, l’Élimination sociale ». Il suffisait pour cela de passer par le canal des « listes noires » rassemblant terroristes, écologistes, profils suspects et les « illisibles »
considérés de loin comme les plus dangereux du fait de la totale méconnaissance les entourant. Ces derniers mobilisaient des moyens technologiques, humains et matériels disproportionnés, au regard de leur ordinarité. K-7171 n’était même pas certain que Guinée, dans ce contexte, sache la raison véritable de l’intérêt que la machine d’état lui portait. D’après les fichiers la concernant, elle était passée, en moins de dix ans, d’illustratrice satirique de revue en ligne, et peintre
dont certaines des réalisations avaient même rencontré un succès d’estime au milieu d’un certain public, à ennemi d’état inemployable et infréquentable.
Dans cinq ans tout au plus, ce qui était encore officieux deviendrait officiel, et comme sa mère, les illisibles seront évacués vers des camps particulièrement inhospitaliers, dans la plus grande indifférence, voire avec l’assentiment de la population que l’on conditionnait déjà à cette finalité, via la dissémination intentionnelle d’éléments de langage précis dans tous les vecteurs de communication. La responsabilisation de la société civile vis à vis d’une menace pour la sécurité intérieure était le meilleur moyen de prévenir tout frein à la mis en place d’une politique liberticide musclée. Encore quelques incidents mineurs
mais très médiatisés, et les gens réclameront eux-mêmes les chaînes
technologiques de leur servitude. Les discours convergents de plusieurs
idéologues et politiciens laissaient peu de doutes sur l’issue prochaine du
référendum demandé par de nombreux citoyens dont l’inquiétude sourdait.
À cette injonction latente de vigilance citoyenne, organisée en milices locales comme « Voisins Smart », se superposait un autre élément de langage en filigrane, celui de la santé mentale, souvent associée aux crimes, exécutions et attentats les plus spectaculaires. Ce sujet devint même au fil des ans, une préoccupation mondiale faisant l’objet de nombreuses politiques publiques et levées de fonds privés. Sa mère n’aurait de toute façon pas échappé à la succession de rafles qui
iraient en s’intensifiant les prochaines années : Surveillance, neutralisation, élimination sociale. Les trois phases du programme PRECRIM de lutte contre les illisibles.
La bâtisse qui accueillait l’unité PRECRIM était relativement moderne, mais ne reflétait en rien le niveau élevé d’innovation technologique en son sein.
Chaque département travaillait en vase clos, parfaitement cloisonnés, afin de préserver le plus haut niveau de confidentialité autour de missions dont seuls ceux qui les coordonnaient, avaient une vue d’ensemble. Un scan rétinien était imposé à chaque phase d’émargement, et traçait avec précision depuis la prise de poste jusqu’à la sortie de l’édifice, le moindre déplacement des membres de
l’équipe, placés sous la responsabilité de Bender.
Les remarques méprisantes de ceux-ci, à l’égard des relais opérationnels de terrain, de petits repris de justice issus des minorités, suintaient un racisme rance et décomplexé, tenu cependant en bride par Bender qui n’en pensait pas moins mais ne voulait pas d’incident. Les équipes tournaient autour des mêmes missions qui ne requéraient aucune originalité ou créativité, mais de la pugnacité et de la ténacité : Agressions électromagnétiques dispensés par des
agents depuis des murs mitoyens, manipulations mentales via les Psy-Ops, encerclement institutionnel par le biais de montage abscons. Leur méthodologie, après des années de pratique, était bien rodé. Ils avaient aussi la charge d’opérations de désinformation via de fausses cibles, agents infiltrés qui devaient entretenir chaos, désorganisation, tout en répandant intentionnellement de fausse théorie comme celle d’extra-terrestres, qui apportait confusion et discrédit aux
groupes de cibles.
Ils expédiaient aussi, tâches plus ingrates, des dossiers de presse, pré-
tamponnés des ministères de la santé publique ou de la sécurité intérieure, sur le complotisme, la santé mentale ou le danger latent de terrorisme, suivant l’axe de communication choisi.
Peu de temps après son arrivée, leur cellule, ou plutôt celle dirigée par Bender, essuya un échec cuisant. Le fils d’un riche diplomate étranger, soupçonné d’espionnage industriel, avait à l’issue d’un ciblage intensif de plusieurs mois, regagné la maison familial située à quelques stations de bus de sa modeste chambre d’étudiante dans l’intention de liquider son père. Les voix synthétiques induites par l’équipe et l’intelligence artificielle associée, l’y conditionnaient depuis plusieurs semaines sans rien qui ne laissait penser qu’il passerait, en un si rapide laps de temps, à l’acte. Et précisément le soir où les effectifs alloués à sa
surveillance avaient été réduits de moitié. Les membres restants de l’équipe, restés éveillés non-stop grâce à un mélange d’amphétamines et de drogues importées, avaient piqué du nez durant trente minutes. Trente minutes de black- out. Trente minutes de répit et d’ersatz de liberté pour ce fils incompris reportant la responsabilité de ses échecs répétés car programmés, sur le dos d’un père aussi autoritaire qu’absent. Trente minutes durant lesquels, ne trouvant pas son père, il déchargea la haine et la frustration accumulées sur sa mère et sa sœur, avant de retourner l’arme contre lui. Le père, de retour de chez sa jeune
maîtresse, trouva dévasté, toute sa famille décimée. Lui, cible prioritaire, était indemne. Sortie négative.
Les grands organes de presse fédéraux reprirent les éléments de langage des dossiers sur la santé mentale envoyés par PRECRIM à l’office de santé publique, mais le prétexte du scandale évité de justesse, ajouté à la mauvaise gestion d’une équipe potentiellement sous l’influence d’opiacées au moment des faits, fût saisi pour écarter Bender, déjà sous la sellette. K-717 le remplaça au pied levé, et en profita pour établir un management plus « sain », si tant est qu’on puisse employer ce terme dans ce contexte.
Sa promotion lui permit d’opérer un rapprochement avec la catégorie de cibles pour laquelle il avait été affecté à cette unité dont il avait à présent le commandement, les illisibles. Et parmi ceux-ci, Guinée Oblé. Cinq années de ciblage avaient eu raison du fragile charme qu’il aurait pu lui trouver à ses débuts. Elle n’exerçait sur lui aucune attraction physique, mais il était difficile d’échapper à la fascination morbide que procure l’accès illimité à l’intimité d’une cible soumise par la contrainte à une toute-puissance collective et décomplexée. Elle déclenchait en lui le même instinct primitif de prédation que celui de l’enfant, découvrant son vertigineux pouvoir sur la destinée d’une araignée, promise à la dissection. Dans quelle mesure, Guinée, « Dibobé » l’araignée dans son dialecte dont il avait pris le soin d’apprendre quelques
termes pour un ciblage plus pointu, était-elle consciente des raisons véritables de son ciblage, et de sa condition d’illisible ?
Le maintien dans les listes noires, watch-list, dans lesquelles l’appareil d’état emmurait des individus comme elle, menaçant le prochain déploiement d’unsystème généralisé de lecture de pensée, était une nécessité. Outre sa capacité de cœrcition, ce ciblage permettait également aux départements scientifiques de PRECRIM de poursuivre leurs analyses comportementalistes sur les illisibles.
Ainsi, Guinée répondit souvent les premiers temps aux « voix intrusives » et synthétiques, ayant fait irruption dans son quotidien par le biais de ce dispositif, l’enfermant dans une geôle invisible, avant de se forger une carapace encore plus solide que son illisibilité : l’indifférence. Les données neurocognitifs, extraites de son electrœncéphalogramme, étant inaccessibles, c’était les données subvocales comme le mouvement des lèvres, oculaire, la température, la gestuelle, qui leur permirent de comprendre l’imprégnation réelle du dispositif sur Guinée. Si l’imperméabilité de ses pensées rendait la dimension invasive
difficile, pour ne pas dire inutile, il y avait cependant d’autres moyens de la faire réagir…
— Qu’est ce qui se passe, demanda un jour l’officier K-717 à ses agents
hilares et survoltés.
— On a coupé le son, répondit l’un d’eux entre deux quintes de rires mais
écoutez-ça !
Il augmenta le volume et zooma avec une précision millimétrique la caméra sur le visage boursouflé par la colère et la rage de Guinée :
— GROS FILS DE PUTE ! CONNARDS ! ALLEZ-TOUS VOUS FAIRE
FOUTRE ! ! ! VOUS AVEZ PAS HONTE ? ! ! ! ! ! HEIN… C’EST UNE
ENFANT, BORDEL ! ! ! ! !
— Que se passe-t-il, s’alarma K-717, pourquoi parle-t-elle de sa fille ? Que lui avez-vous fait ?
— Roo, on lui chatouille juste un peu les dents avec le SDR. Ca va lui faire un joli petit sourire de Mauricot !
Le SDR, Système de Déni réactif était une arme militaire non létale, à énergie dirigée, qui avait pour effet d’exacerber sous la chaleur des tirs, les molécules d’eau présentes dans la peau d’une cible.
— Si vous pouviez éviter les remarques racistes en ma présence, tempéra
l’officier, et tant qu’à faire… évitez de toucher à la gosse aussi : ce n’est pas unecible principale.
Il était certes facile d’acheter n’importe quel médecin afin d’apposer aux
dossiers des cibles se rendant aux urgences dans l’espoir d’y demander de l’aide, n’importe quel faux diagnostic, mais il était inutile de prendre un risque accru avec une enfant en bas âge.
L’officier K-717 prenait moins de risques que son prédécesseur, Bender, qui avait poussé l’hubris jusqu’à essayer de faire enfermer illégalement une cible ne présentant en amont aucune pathologie psychiatrique, après l’avoir entraîné dans un hôpital sous le prétexte d’y accompagner son conjoint souffrant. Le conjoint, comme l’équipe médicale, et toute la famille de la cible étaient complices. La cible avait réussi à enregistrer la scène ubuesque d’un médecin d’état à la déontologie douteuse, Mengele moderne, tentant maladroitement de lui faire accepter un diagnostic de schizophrénie qui aurait davantage concerner son ex-conjoint, le seul à s’être exprimé face à la femme-médecin. Cette dernière, effrayée par son calme et sa détermination, avait finalement reculé et battu
platement en retraite. Le scandale avait été, par la suite, évité de peu, la cible ayant eu l’intelligence de changer aussitôt de pays et d’environnement.
Non, K-717 ne prenait jamais autant de risques. Il était difficile de dire si la cruelle subtilité de ses attaques le rendait cependant moins dangereusement offensif pour Guinée. Il calculait dans le cadre d’agressions électromagnétiques la température et la durée exacte au-delà desquelles la peau était susceptible d’être marquée, et s’y tenait rigoureusement sans tenir compte de la douleur infligée.
Et s’il lui arrivait dans des accès silencieux de colère fauve, de diligenter lui-même devant ses équipes médusées par sa distante méticulosité, des heures de torture à l’endroit d’une mère qui en dehors de l’illisibilité, n’avait rien à voir avec la sienne, il évitait toute trace de brulure ou desquamation pouvant constituer une éventuelle preuve, bien qu’elles soient largement ignorées des institutions régaliennes, les cibles étant devenus d’informels citoyens de non- droit.
Imitant ses troupes testosteronnées, il plongeait lui-même dans la petite
boutique aux horreurs mises à leur disposition et choisissait dans le large arsenal des armes furtives, celle qui correspondait le mieux à l’effet souhaité sur le moment : torsion musculaire, accélération du rythme cardiaque, fatigue, brûlure entrave à la respiration, nuisances acoustiques délivrant insultes, menaces et
humiliations…
Quelque chose en lui glissait subrepticement dans une zone sombre et reculée, allant au-delà de la représentation immédiate qu’il offrait à ses pairs, par-delà de sa propre jubilation intérieure, encore au-delà de sa colère aigre, rouille, désertée par les larmes et de sa culpabilité qui avait finir par jaunir et se flétrir comme une feuille morte.
Il eut été logique que s’installe entre lui et ce foyer, une solidarité tacite en sa qualité d’illisible, dont la mère fût aussi discriminée et torturée pour les mêmes motifs que Guinée, mais il ne décelait pas la moindre forme d’empathie dans au fond de lui-même. Au contraire, la grisante liberté de la torture assumée, semblait agrandir les proportions d’une pièce intérieure qu’il avait toujours perçue comme exiguë. Il poussa même un jour le vice jusqu’à s’introduire chez elle, en son absence, tâche réservée habituellement aux « pioches », petits indics de terrain. L’appartement, petit mais lumineux, donnait par son côté propret,
l’apparence de l’équilibre et de l’harmonie du bonheur domestique en l’absence de ses occupants. Ça l’amusait que Guinée s’évertue à garder le cap, en bonne petite mère-courage, certaine que l’ordre et la discipline qu’elle assurait à ses enfants au quotidien suffirait à pallier à la succession d’effondrement programmés, dont les pires restaient à venir.
— Mais pourquoi ne renonces-tu, tout simplement pas ? murmura-t-il en
reposant sur le guéridon de l’ entrée, à l’opposé de l’endroit où il l’avait trouvé, le cadre en bois de leur souriante photo de famille.
La tension entre elle et les différentes équipes en charge de son ciblage, qui la détestaient prodigieusement, découlait de sa maladroite résistance. Sans résistance, pas de tension.
« — Laisse-toi faire… »
Elle résistait à sa manière, sans réaliser que sa vaine agitation dans les sables mouvants de sa situation, ne l’enfonçait que davantage dans la fatalité. Face à l’implacable cruauté, elle s’obstinait à injecter de l’amour, de la tendresse, de l’humanité, à ses proches, à d’autres cibles et parfois, parfois seulement ces marques de faiblesses devenaientde puissantes et redoutables armes-boomerang, envers ses détracteurs. Car la garce éduquait, et pas que ses gosses :

« — Tu aggraves ton cas... », finit-il par lâcher pour lui-même.
Il alla enfin déposer dans le salon, sur le lit qu’elle partageait avec sa fille
Wely, un T-shirt où il venait de faire imprimer en lettres capitales, sur le devant
« Ils ne m’ont pas cru… », et au dos « … alors ils m’ont cuite ! », également
illustré d’une jeune jouvencelle dont l’armure était brechée de toutes parts. Ce soir, ils la bruleraient comme un poulet dans un rôtissoire. Le T-shirt était surtout un clin d’œil bourru aux équipes, dont il avait la responsabilité : il fallait bien maintenir la cohésion et la dynamique de groupe !
En rentrant à la base, une tour d’une soixantaine d’étage figurant encore parmi les plus hautes de la ville, il monta directement sur le toit. L’immeuble avait survécu à l’ère de la végétalisation systémique des tours, qui avait failli transformer le quartier d’affaire en jungle tropicale. En lieu et place de « poumon vert » et autres paradis écolo, vantés par les urbanistes, certains immeubles s’étaient transformés, colonisés par de denses plantes à la prolifération folle, et les moustiques les accompagnant, en fiévreuses forêts verticales. La PRECRIM, toujours soucieuse de faire des économies, en avait racheté un pour une bouchée de pain. L’officier K-717 se retrouvait ainsi souvent seul à fumer sa « clope de survie », dans le vaste pré-carré résiduel, vert et
spongieux, surplombant l’agitation de la ville, et des bureaux.
— Vous la partagez avec moi ?
K-717 se tourna vers la voix haute et féminine, qui l’avait apostrophé avec une
joviale assurance. Il fût immédiatement déçu par sa blondeur tapageuse, qui ne cadrait pas avec sa version personnelle d’une rencontre féline sur un toit brûlant.
Mais malgré l’aspect strict de son chignon et sa jupe de tailleur trop courte, elle débordait d’une franche et saine sensualité.
— Et si vous pouviez éviter d’écraser la mâche, ça serait pas mal, ajouta-t-elle en découvrant un large sourire, désarmant de candeur.
Il choisit néanmoins d’ignorer cette requête, qui ressemblait à une drôle
d’injonction.
— Et qu’est-ce qui vous fait croire que je veux la partager avec vous ?
— Ca aussi, je ne vous le demande pas, répondit-elle en retirant la cigarette de sa bouche, et la plantant entre ses lèvres fines, pulpeuses et écloses. Elles semblèrent rester un moment indéfini, entrouvertes, avant que l’intruse n’avale
goulument deux bouffées, dont elle siffla, plus qu’elle ne recrache, la fumée vers
lui.
— Vous voyez… vos mocassins hors de prix de parrains calabrais… ils sont
en train d’écraser en ce moment précis mon plant de mâche, poursuivit-elle, J’ai mis un temps fou à les faire pousser malgré la qualité plutôt pas mal du substrat.
Assez épais, c’est vrai, pas besoin d’un entretien excessif, non plus : ce qu’on jette pousse, et la pluie fait le reste. Mais quand même ! Un peu de respect pour mes petits. Je vous les présente ? Alors, de ce côté, on a les blettes, et par là, quelques fleurs parfaitement comestibles. Si un jour, vous avez une petite fringale, c’est libre-service. Ça remboursera la clope !
— Ok, je voyais que du vert jusqu’ici…, Rit-il, Et sinon, vous faites quoi ici ?
Enfin, à part faire pousser la forêt du Bengale ?
— Je vous laisse devenir !
— Que de mystère… hum, ça ressemble bien au département de la Biocom !
— Alors là… pas du tout ! Ceux-là ? Jamais ! Je fais partie de la scientifique.
— Ah ! J’aurai dû m’en douter… l’aristocratie du cercle ! Ca explique donc
vos bonnes manières, si respectueuse de l’espace de l’autre, de la distanciation sociale, de la propriété d’autrui…
— Si vous le dites ! Vous respecterez donc aussi le droit à la vie de mes
plantes, la prochaine fois. Et merci pour la clope, au fait, ajouta-t-elle en
balançant le mégot consumé dans le vide.
Ce bref échange avait émoustillé l’officier. Il avait toujours aimé les femmes effrontées, à la vive répartie. Il se surprit à aussitôt souhaiter la revoir.
Les jours suivants, il leva un peu le pied sur les cibles, notamment Guinée. Il la vit esquisser à travers l’écran du moniteur, quelques pas de danse dans la cuisine aménagée de son nouvel appartement, en s’époumonant dans la destruction en règle d’un tube d’Aretha Franklin.
Il eût un petit sourire mauvais : — C’est ça, profite ! Ca va pas durer…
Le haut commandement l’avait affecté à une cible surprenante, encore plusimportante que Guinée, si tant est que cela fût possible : Bender !
Il avait démissionné, officiellement pour des motifs personnels, mais nul
n’ignorait ses ambitions politiques et sa volonté de longue date de se consacrer à sa campagne. Le Haut commandement avait cependant des raisons de craindre que ses motivations soient d’un tout autre ordre.
— Nous avons noté, en croisant nos données confidentielles, des échanges entre Bender et des factions extrémistes radicalisées et sécessionnistes. Or, le cœur de la campagne de Bender est le discours haineux et edenophobes. C’est donc très suspect. Il passe sur liste grise. Tenez-nous au courant de toutes ses activités, physiques ou mentales, que vous jugerez suspectes. Il est très prudent, mais pas assez futé pour déjouer nos systèmes de pointe de contrôle mental, dont vous êtes le meilleur élément. J’ai eu vos retours sur les subvocalisations de
Guinée Oblé. Bravo ! On avait pas fait mieux depuis votre arrivée. Continuez comme ça, et vous aurez pour Bender, comme pour Guinée Oblé, des primes récompensant l’excellence de vos résultats, lui confia t-on lors d’une convocation.
Bien qu’il ne puisse se soustraire au stress communicatif lié aux objectifs
atteignables non atteints jusqu’ici, la surveillance de Bender s’avéra beaucoup plus facile qu’il ne l’avait imaginé. Il passait les trois quarts de son temps sous les jupes des femmes. Il en avait un cheptel si impressionnant qu’il aurait pu se passer du besoin irrépressible de séduire, propre aux hommes de son espèce. Il y cédait pourtant, même au détour d’un coin de rue, avec l’application messianique de celui qui remplit une mission capitale. Sa campagne électorale pour le poste de député semblait n’être qu’une activité annexe dans cet agenda
de playboy désœuvré au point de se perdre dans les quartiers les plus mal famés de la ville, comme celui dont la place rase accueillit autrefois la colline au crack.
Dans ce quartier, entré en sédition avec l’état fédéral alors en construction, et sous-quartier paupérisé à l’extrême, la première compétence avait toujours été la débrouillardise, car son économie parallèle ne reposait que sur les paradis artificiels bon marché et les faussaires de toutes catégories : Drogués, dealers, prostituées et sans-papier de passage se côtoyaient dans l’aveugle indifférence de
damnés partageant la même condition.
À une certaine époque, la colline au crack, rasée maintes fois, repoussait
inlassablement sur des montagnes de détritus, le service hygiène de la mairie ayant rayé ce quartier sépulcral de sa tournée quotidienne. Depuis les tentes en toile indissociables de la colline, des volutes de fumées consumaient lentement les corps décharnés de ces voyageurs dont la seule et unique destination était une mort lente.
À une certaine époque, ce quartier fût le seul endroit où sa mère pût encore trouver un bail officieux, sans qu’il ne sache jamais comment elle en réglait le loyer. Il maintenait les yeux obstinément clos lorsque le rideau séparant leur unique pièce laissait passer, sans un mot ni un regard dans sa direction, ces ombres d’hommes, et que le crissement de billets précipitamment enfouis dans sa besace, ne laissait aucun doute sur l’échange de bons procédés qui venait d’avoir lieu.
Et cependant, le pas royal de sa mère, son port altier et son mépris, d’autant plus sincère qu’il était masqué, pour les foules zombifiées hantant le sous- quartier, empêchait quiconque d’établir un lien équivoque entre elle et les âmes errantes de la colline.
K-717 apprit longtemps après son arrestation, que bon nombre d’entre eux, mouchards occasionnels, pions des théâtres de rue, « les pioches », ou pour les plus structurés, agents de liaison sur le terrain, avaient en raison de leurs petits arrangements informels, protégé sa mère et retardé la prise que lui, son fils, avait précipité.
C’est une de ses anciennes relations, agent de liaison, qui le brancha dans le business de la traque des « animaux », les illisibles, pestiférés parmi les
pestiférés, terroristes malgré eux. La moitié ne l’étaient d’ailleurs pas : ils étaient juste balancés par de proches ennemis aux bras longs. En gravissant les échelons, k-717 comprit que les parias de la colline étaient intentionnellement maintenus dans cette détresse, et instrumentalisés afin d’approcher au plus près les cibles, sans que les équipes détachées par les différents départements de la PRECRIM sur cette opération, n’aient à approcher les illisibles de trop près.
En y réfléchissant, sa mère non plus n’avait jamais trop apprécié la
dangereuse, car inévitable empreinte de cette promiscuité contrainte. Il se souvint que lorsqu’ adolescent arborant fièrement l’ombrage d’une moustache naissante, il l’accompagna un soir griller sa dernière cigarette de la journée en bas, avec la certitude que sa silhouette malingre suffisait à la protéger, il en eût la douloureuse preuve.C’était une nuit de velours, dont la chaude caresse était tissée par le chant des criquets. Sa mère s’était laissé aller à fredonner un de ces mélodieux chants
liturgiques d’un autre temps. Grisé par cette fugace proximité, figée dans la poésie de l’instant, K-717 eut le malheur de tendre la main vers elle pour lui demander une cigarette. Sa mère lui balança une gifle cinglante, qui lui rappela au passage qu’elle n’avait définitivement besoin de personne pour se défendre :
— Ne t’avise pas de toucher à ces merdes !, lui dit-elle, Et ça vaut pour toutes les autres merdes que comptent ce quartier de merde ! Allez, remonte ! J’ai pas d’argent à laisser chez un de ces charlatans de médecins pour une désintox ! »
Peut-être s’était-il aventuré, après son arrestation, dans le dédale sans retour des substances illicites pour oublier sa fantomatique culpabilité, avant d’en émerger, hagard et neuf, comme au sortir d’un mauvais rêve. Et de se jurer de ne plus jamais – au grand jamais – y toucher, et non y « retoucher » puisque ça n’était qu’un mauvais rêve.
Un homme éméché frappa sur le carreau de sa vitre, le sortant de l’horizon blafard de ses pensées noires. L’homme tendait vers la vitre teintée une main famélique et vide. K-717 lui balança des pièces à travers la vitre baissée d’un tiers, en lui intimant l’ordre de se barrer. Et il poursuivit méticuleusement le guet.
Une fois ou deux seulement, Bender s’enferma un peu trop longtemps, dans un restaurant qui se vida, trop rapidement. Il resta fermé avec deux vigiles postés à l’entrée, aussi visibles à travers la porte vitrée que leurs ostentatoires et inutiles oreillettes. C’était un établissement connu blindé, le Faraday Place, dont les murs étaient entièrement recouverts d’un revêtement spécial, composé d’un mélange d’aluminium, nickel et cuivre. Impossible d’avoir accès à quoi que ce soit. Les personnes que Bender rencontrait, voulaient encore moins être vus avec
lui que lui ne voulait l’être avec ses nombreuses maîtresses.
Mais le déroulement des rencontres laissait penser qu’il s’agissait bien de confidentiels déjeuners d’affaires.
Il fallait infiltrer le lieu. K-717 demanda une autorisation spécifique qu’il
obtint en moins de 24 heures, et soudoya un des plongeurs qui introduisit dès le lendemain un lointain cousin, dans l’équipe chargée du service en salle, en remplacement de l’Arrêt de maladie qui venait de tomber. Bender réapparut au bout de quelques jours, dans un restaurant truffé de nano-micros, répartis aux quatre coins de la salle. Le nouveau serveur était lui-même muni d’une micro-caméra de jour, et d’une caméra thermique dont la tête était à peine plus grosse qu’une épingle. Garés à quelques mètres, K-717 et son équipe de surveillance purent enfin identifier l’interlocuteur de Bender.
Un riche entrepreneur « du milieu », qui après avoir fait fortune dans la
cryptomonnaie dans le début des années 2010, se lançait à présent dans un marché pour le moins surprenant et fantaisiste : celui de l’invisibilité. Le son était malheureusement plus pointu que l’image. Bender conservait par ailleurs le même discours haineux, en changeant juste de cibles.
« Nous avons des ennemis ou adversaires communs. Appelez-les comme vous voulez. Moi, je préfère l’appellation claire et concise d’ennemis.
— Ennemi ? Ennemi d’État, vous voulez dire ?
— Je ne travaille plus pour l’état fédéral !
— Officiellement, c’est le cas… mais officieusement, qu’en est-il ?
— Ils font partie dorénavant de nos adversaires communs.
— Adversaire ? Vous n’aviez pas dit « ennemis » tout à l’heure ?
— Ecoutez… Ils nous ont utilisé l’un et l’autre, avant de nous jeter. Ils vous
ont instrumentalisé pour leurs sales besognes, vous ont laissé endosser seuls les responsabilités des opérations qui tournaient mal, entretenant ainsi une image détestable de votre communauté aux yeux de l’opinion publique.
— Vous les y avez bien aidé !
L’impassibilité des traits de Bender rendait difficile toute évaluation, même pour K-717, de sa sincérité.
— Et je ne le regrette pas, ajouta-t-il, car cela faisait partie de mon travail. Les choses ont changé depuis. J’ai moi-même été utilisé, manipulé et jeté. Je sais, et je le sais de source sûre, que vous avez gagné en compétences technologiques dans le domaine de la réalité virtuelle, augmentée et de l’optique. C’est absolument fascinant… Les gens pensent souvent à ce qu’il est possible d’ajouter au réel, alors que vous, c’est tout le contraire. Vous avez innové en travaillant sur ce qu’on pouvait lui soustraire.
Il marque une pause, probablement pour mieux jauger l’impact de ses paroles sur son interlocuteur.
— Nous pouvons-nous entendre, reprit-il, en nous affranchissant de la tutelle de l’état fédéral d’une part, et d’autre part, lutter contre un danger commun : Les illisibles. La seule façon de lutter contre l’illisibilité est l’invisibilité.
— Mais de quoi parlez-vous ? Arrêtez le vin, ça ne vous réussit pas.
— Allons, allons… Ne me prenez pas pour un lapin de six semaines ! Vous
êtes entrés à combien ? Dix, c’est ça ? Où sont passés vos quatre gardes les plus lourdement armés ? Bien qu’indécelables à l’œil nu, l’invisibilité ne masque ni l’odeur, ni le bruit, ni la chaleur. Vous devriez les payer un peu plus afin qu’ils évitent cet after-shave de piètre qualité.
Malgré la haute définition de l’image, K-717 ne perçut rien de ce qu’énonçait calmement Bender. Rien, si ce n’est un furtif mouvement cinétique, une ombre fugace attestant, en y regardant de plus près, de la présence d’au moins une masse énergétique supplémentaire dans la pièce. Effectivement, non visible à l’œil nu.
— Demandez à votre garde-chiourme de ne pas se tenir dans mon dos. Je sens son haleine de phoque d’ici !
L’entrepreneur murmura quelques paroles, dans une série de cliquetis
gutturaux.
Cette fois, le mouvement « invisible » fut nettement plus perceptible. K-717 fronça davantage les sourcils en se rapprochant de l’écran : il distinguait à présent, après avoir demandé au serveur infiltré dans le restaurant d’orienter la caméra thermique vers Bender, quatre silhouettes armées, se coupant nettement derrière lui.
Le rapport détaillé que l’officier K-717 fit au haut-commandant de PRECRIM ne suscita chez ce dernier aucune surprise. En revanche, plusieurs questions détaillées laissèrent supposer qu’il acceptait sans mal, et probablement depuis longtemps, l’existence d’une telle technologie. Il finit après plusieurs
hochements de tête silencieux, la plus grande discrétion et doublant sarétribution, laissa entendre que Bender pourrait faire l’objet d’une sortie positive prématurée, si les choses « tournaient mal ». Le terme spécifique lié à cette éventualité était « Exécution », mais il n’eût pas besoin d’être prononcé pour qu’il comprenne que Bender était devenu une menace pour le cercle.
De retour chez lui, K-717 alluma machinalement son écran de télévision dans la pièce principale de cet appartement impersonnel et dépouillé de toute décoration, qu’il avait investi en raison de sa proximité avec le quartier d’affaires, et son bureau. Il soupira. Un débat télévisé opposant Bender à la candidate écologique, animait l’ Agora, émission politique populaire présentée par une actrice reconvertie dans le politique-show. Il portait exactement les mêmes vêtements décontractés, et K-717 ne put s’empêcher de se demander laquelle de ses maîtresses l’avaient retenu au point de n’avoir pas eu le temps
d’enfiler une chemise ne jurent pas avec la veste qu’il venait certainement d’emprunter à l’équipe de stylisme de l’émission. Quelle tragique faute de goût qu’il méritait d’expier en ne passant pas le premier tour du scrutin ! Bien sapé ou pas, il l’avait de toute façon assez vu.
Il s’apprêtait à changer de chaîne par commande vocale, lorsqu’il réalisa que la télécommande à immédiate distance serait plus rapide et fonctionnelle que cette option ne reconnaissant pas une fois quatre, le son de sa voix. Celle de Bender continuait de bourdonner gravement en sérénade mélodieuse, entre les gloussements nerveux des deux femmes sous le charme. La compétition n’était pas celle que l’on croyait.
K-717 fût frappé par la précision acuité avec lequel le regard de Bender
pointait l’objectif, comme s’il regardait par-delà l’écran, et non pas seulement à travers celui-ci. Son regard perçant semblait le pointer :
« Vous me demandez, formula-t-il avec panache, si je regrette d’avoir quitté mes fonctions auprès de l’état-major fédéral ? Evidemment, car j’ai toujours eu à cœur de servir notre État, mais ma place me semble à présent plus utile sur le champ de bataille politique. J’ai cependant toute confiance en mes collègues, en particulier les nouvelles recrues prometteuses qui sauront efficacement me remplacer. J’apprécie leur dynamisme, leur fougue ! Je suis certain qu’ils ont déjà la main sur la télécommande, prêt à m’effacer de leurs champs d’action
malgré d’impressionnants états de service (sans fausse modestie)… privilège mesdames que vous n’avez pas sur ce plateau… vous allez être obligé de me supporter encore trente minutes. Et tout le plaisir est pour moi !
Elles rirent à gorges déployées en se tortillant les cheveux, comme s’il venait de faire la plus irrésistible et spirituelle des blagues. Mais K-717 eût l’impression malgré sa danse du paon, qu’il s’adressait à lui, et lui seul, aussi aberrant que cela puisse paraître. Fixant l’écran, il déposa la télécommande et s’assit sur le canapé. Bender poursuivit :
— Nos concitoyens sont probablement à cette heure-ci dans l’intimité de leurs foyers, confortablement assis sur leur canapé, avec un verre à la main, à tenter de se détendre après une laborieuse journée de travail. Je ne vais donc pas abuser de leur temps, ni de leur patience, et vous rendre le temps de parole.
K-717 tenait depuis quelques secondes un verre de gin, agrémenté de quelques glaçons et tranches de citron. Soudain saisi d’un doute lancinant, il prit un stylo et écrivit rapidement sur bout de papier traînant sur le carton lui servant de table basse, dont il présenta ensuite la partie manuscrite en direction de l’écran :
— Juste avant de vous donner la parole, excusez-moi de vous interrompre à nouveau, vous allez finir par me prendre pour un grossier personnage. Je me tiens face caméra devant les téléspectateurs (Le cameraman zooma au maximum la face carrée de Bender), et je tiens à leur affirmer que je les entends et que je les vois. Chacune de vos doléances écrites que je vous invite à m’adresser, en prenant là tout de suite si vous le pouvez, un stylo et un papier… je veux vous
dire que je vous vois, je vois vos espérances, et je verrais aussi les messages, toutes les doléances que vous voudrez bien me présenter. Je m’y engage ! J’y répondrai aussi directement qu’en ce moment !
L’animatrice reprit la parole, mais il venait de répondre à sa question.
Entraînant une série d’autres questions : Comment cela était-il humainement, et même scientifiquement possible ?
À moins que… Non ! Il vérifiait régulièrement et n’avait aucune caméra, ou micro installé à son insu chez lui. Son illisibilité était intraçable par le quidam, et sans intérêt, en dehors de ses missions, pour ceux qui l’employaient.
Le jour suivant, il délégua totalement le ciblage de Guinée Oblé à une équipe détachée, composée d’une dizaine d’opérateurs reconnus pour leur redoutable efficacité.

En effet, le réseau secondaire, celui qui menait dans une dynamique
communautaire des actions de terrain pour le compte des agents de la
PRECRIM, avait réussi l’exploit de créer un modèle économique prospère basé sur l’extorsion, la fraude et la spoliation de cibles faisant elles-mêmes l’objet de trafic humain. Tout ce qu’ils pouvaient tirer de cet informel marché étaient ensuite revendus à prix d’or à des sans-droits d’un niveau supérieur, des migrants ou étrangers de passage, également victimes de menaces et pressions ultérieures.
L’une d’elles avait été spécifiquement recrutée afin d’usurper le statut de
« peintre de la nouvelle vague » de Guinée : plus jeune, plus belle et plus docile, elle était parfaitement « bankable ».
Selon les estimations de leurs projections financières, elle devait leur assurer une rentabilité immédiate dans un monde où l’image primait sur le talent, qui lui faisait défaut.
Le milieu académique des arts n’échappait ni à la logique tyrannique de l’offre et la demande sans considération pour la valeur intrinsèque de l’œuvre ou de l’artiste, ni à la corruption. Et l’ère était aux bimbos pédantes.
Les éventuels réseaux communautaires afrodescendants sur lesquels Guinée aurait pu s’appuyer avait été préalablement retournés par un habile stratagème catoptrique dans lequel cette falsification était présentée aux groupes révolutionnaires, éparses et désunis, comme une action fédératrice, visant le financement d’une levée de fond au profit de leur cause.
La moitié des révolutionnaires étant des agents infiltrés grassement payés pour faire tourner en bourrique les quelques vrais activistes de ces groupes de pression, et faire échouer leurs opérations, l’illusion était complète. Par un savant jeu de manipulations et de reflections, où par effet d’ombres et de lumières, les miroirs reflétaient des faux révolutionnaires plus vrais que nature, accusant les probes activistes de la première heure de trollisme, et les reléguant dans les angles morts de la défiance et l’oubli.
Parmi les faussaires, se trouvait Bruce, agent récemment exfiltré, lors d’une opération aussi difficile que délicate : Il avait fallu trouver un corps du même gabarit que le sien. Par chance, une cible anonyme, à l’âge et au profil identique, harcelé depuis de nombreuses années à travers trois différents pays, avait finir par se convaincre, écoutant les voix synthétiques du programme de surveillance, que la mort était la seule issue à son calvaire et se l’était donné, seul, dans une caravane perdue en plein terrain vague.
Bruce avait notamment essayé d’enseigner à l’influenceuse et usurpatrice, les rudiments élémentaires du dessin en reproduisant indéfiniment et patiemment les contours d’un croquis représentant un ananas, ceinturé de bananes. De guerre lasse devant l’ampleur d’une mission manifestement impossible, il avait renoncé et s’était contenté de sortir avec elle. Elle avait d’autres compétences convertibles.
L’officier K-717 avait toute confiance en l’agent Bruce, véritable couteau-
suisse. Il put donc se pencher davantage sur le cas de Bender et des anomalies, ou technologies de transition encore confidentielles, dont il avait été témoin.
Cela dépassait la simple intrusion de l’inconnu dans le réel, ou l’abolition des frontières de sa perception, c’était un changement total de paradigme, bouleversant les lois connues de la physique.
Était-ce une technologie gardée secrète en raison de l’incidence qu’elle
pourrait avoir sur la population dont on ne peut connaitre à l’avance les
réactions, et du potentiel qu’elle pourrait avoir comme outil de surveillance, contrôle et déstabilisation ?
Car le plus surprenant, ne résidait pas tant dans la modification de la situation d’échange, et l’inexplicable interactivité. Non, le plus alarmant était le fait que cet échange s’affranchisse de la ligne du temps.
L’émission de politique-show, canal depuis lequel K-717 avait « interagi »
avec Bender à travers un simple écran de télévision, était une rediffusion! Cela signifiait que les valeurs du passé, du présent et du futur, dans cette interconnectivité disruptive, n’avaient plus cours.
Seule la possibilité d’une nouvelle forme de vitesse permettant au signal de parcourir le câble en un temps record – pouvions nous encore parler de « temps » – mais aussi d’offrir un nouvel espace de dialogue, lui aussi hors du temps, pouvait l’expliquer…
K-717 ne voyait rien en dehors de l’intrication quantique, déjà utilisée à titre expérimentale dans la cryptosécurité, qui puisse donner un sens à ce qu’il avait vu.
Le flux d’informations échangé pendant ces échanges semblait « répondre » de façon ciblée et personnalisée au destinataire se trouvant devant l’écran, comme les publicités s’adaptant aux recherches, ou même aux discussions des usagers, le faisaient désormais en marge du fil d’actualité sur réseaux sociaux.
Mais est-ce qu’une Intelligence Artificielle, associée à une modulation
quantique, permettait de différer ainsi la situation d’échange dans le temps ?
La rediffusion de l’ Agora datait de quelques heures seulement, mais si cette théorie tenait la route, jusqu’à quand pouvait-on remonter ainsi dans le temps, en conservant cette interactivité démiurgique ?
K-717 bouillonnait d’impatience : il n’avait ni les clefs, ni les outils pour
décortiquer et mieux comprendre ce phénomène. Plus jeune, il n’était pas mauvais en classe, mais lui et sa mère ne s’étaient jamais suffisamment attardé sur un territoire pour que s’installe la sereine et tranquille routine, propice à l’approfondissement de certains enseignements capitaux.
Ne réfléchissant bien que sur le toit, loin de l’agitation de la ville, là où les
gens paraissaient enfin ce qu’ils étaient aux yeux des puissants : des fourmis qu’ils écrasaient sans égards, et sans volonté spécifique non plus de les détruire.
Ils le faisaient par seule nécessité, comme la science dérogeant aux habituelles échelles de valeur humaniste, répandait la désolation au nom du progrès.
— À votre avis, les puissants sont-ils heurtés par la nécessité de déféquer, eux
que tout prédispose à la magnificence immaculée, ou vivent-ils ce fugace instant comme un mal nécessaire ? Comme, je sais pas… l’optimisation fiscale par exemple : Dealer un peu avec du sale, pour rester clean. Du moins en donner l’impression ?
Il sourit avant même de se retourner. Il était heureux de la voir. Une partie de lui l’avait même peut-être attendu, à son insu, à chaque fois qu’il était monté ici.
— Mais comment faites-vous pour taper à chaque fois dans le mil ? Des dons médiumniques ?
— Pourquoi ? La grosse commission se fait présente ?— Je ne suis pas un puissant, vous savez. Je ne présente aucun intérêt.
Il espérait cependant qu’elle en est un, même mesuré, pour lui. Il était le
premier surpris du plaisir qu’il retirait de sa présence, lui dont la solitude avait toujours été la seule, fidèle et rassurante compagne. La volonté de mieux connaitre un être humain prenait insidieusement le pas sur son impérieux besoin de demeurer seul. Elle était belle, certes mais il avait déjà croisé des beautés brunes plus piquante et incendiaires. Son attrait ne s’attachait pas prioritairement au physique : le son de sa voix ou l’agréable sensation de la sentir proche, et être bousculé par sa vive répartie, l’aimantaient.
— Je ne voudrais pas vous importuner, mais pourrai-je avoir votre avis sur un point ?
— Dites toujours, dit-elle en retirant de ses lèvres la cigarette qu’il venait
d’allumer, avant de la porter à sa bouche gourmande.
Troublé par cette proximité, et ce qui se rapprochait le plus d’un rituel entre deux individus devenus proches, il poursuivit en essayant de garder intacte son habituelle contenance :
— Comment peut-on expliquer l’interactivité entre des contenus numériques ou digitaux, et un spectateur ?
Il précisa devant sa moue dubitative, derrière les volutes de fumée :
— Comment expliquer qu’un spectateur devant son écran de télé puisse
interagir avec les intervenants d’une émission de télé, en rediffusion, sans possibilité qu’ils ne soient connectés par aucun dispositif connu… comme s’il interagissait à travers l’écran devenu aussi transparent qu’une vitre ?
— Et vous êtes certain qu’il n’y a pas de connexion préétablie, aucune
possibilité de direct ?
— C’est même le seul point de certitude que j’ai. Mais bon, je n’ai peut-être pas le bagage qu’il faut pour en avoir d’autres. C’est pour ça que je vous sollicite… J’en suis restée au principe de la fibre optique qui permet par effet depropagation de la lumière via un vecteur, de recevoir plus rapidement tout un flot d’informations. Je suis aussi un peu ce qui se fait dans le domaine du quantique, avec le principe d’intrication qui redéfinit le concept même d’instantanéité… mais c’est à peu près tout. Mes connaissances s’arrêtent malheureusement là.
— Je suis impressionnée… et moi qui vous prenait pour un simple écraseur de plantes ! Ce dont vous parlez est un champ d’étude qui reste toujours ouvert, à ce jour. Les avancées dans le domaine du quantique et de la supraconnectivité permettent d’affirmer que la quantité d’informations pourrait être multipliée par 10000 suivant que l’on parle de physique classique ou quantique… enfin, en ce qui concerne le processus dynamique du cerveau, autrement dit la conscience. Et
par ailleurs les ondes lumineuses véhiculées par la fibre optique, puisque vous en parliez, transportent des dizaines de milliers de fois plus d’informations que de simples ondes radio. Ces transmissions qui se font à la vitesse de la lumière, sont à la base de notre communication moderne. Il faudrait qu’il y ait un échange, avec les impulsions électriques du cerveau pour que le procédé que vous
évoquez puisse « éventuellement » exister… Ca serait en fait, comme une
nouvelle forme d’interactivité rendue possible grâce à la dimension quantique, et son système d’intrication quantique : des particules intriquées, ne formant qu’un seul et unique système, parfaitement solidaire. Seulement… »
Elle marqua une pause pour écraser « leur cigarette », sur la dalle la plus
éloignée des plantes. Il était littéralement suspendu à ses lèvres.
— Seulement, poursuivit-elle, on ne parle plus de vitesse de communication dans ce cas, mais d’un processus mathématique impliquant l’appartenance à un même système. Le cryptage de dernière génération repose sur ce principe. À vrai dire, j’ignore si on peut aujourd’hui l’appliquer au type de communication interactive dont vous venez de me faire part. Il faudrait que vous, par exemple, et cette personne à travers l’écran, vous apparteniez au même système
mathématique, et que vous soyez donc énigmatiquement liés d’une manière qui échappe encore à la physique classique.
— Ok, je vois. J’en suis arrivée à la même conclusion, mais sans le jargon
technico-scientifique que vous maitrisez si bien.
— Oh, ce n’est pas une conclusion. Plutôt un cheminement de pensée. La
conclusion reste en suspens. La question reste toujours ouverte, nous n’avons fait que l’effleurer. Mais la notion de communication liée à l’intrication, nousrenvoie automatiquement à une autre théorie intéressante, celle des fentes, ainsi qu’à la redéfinition de ce que l’on nomme « espace ». Est-ce qu’il possède une forme propre ? En cas d’intrication, puisqu’il y’a mesure et observation, est ce qu’une de ces formes ne devient pas « nulle » ? Mais bon, je digresse… C’est le
propre des scientifiques : enchainer les questionnements, sans forcément répondre à la question de départ…
— Ca dépend. Parfois, les réponses ne se trouvent pas dans la formulation de départ. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Pas vraiment, mais je vous écoute.
— Roo, comme je vous le disais, je n’y connais pas grand-chose et je parle
sous votre contrôle mais ça dépend suivant que l’on se place du point de vue des ondes, ce qui suppose l’idée d’une propagation globale ou des particules, ce qui implique une localité. Si je dis des conneries, je veux bien être corrigé autour d’un déjeuner en ville… Mais on est pas seulement en train de parler de communication supra-interactive, on parle aussi de notre rapport au réel… Donc admettons qu’il y ait dispersion ondulatoire, c’est l’espace qui va ondoyer autour
de l’électron. L’espace entre deux niveaux d’énergie serait alors comme une glissière, et non un simple vide, vous voyez ? Et c’est certain que ça pourrait complétement bouleverser notre approche du réel.
— Le réel, répéta-t-elle en s’approchant dangereusement de lui, au-delà de ce que les conventions sociales, entre deux personnes qui en sont arrivés à partager la même cigarette, même lorsque le paquet est plein, permettaient.
Il pouvait sentir l’odeur floral de son après-shampoing. Il aurait pu être en contact direct avec ses cheveux en faisant un pas de plus, ce qui eut pour effet immédiat de le paralyser.
— Qui sait de quoi est fait l’étoffe de la réalité ? poursuivit-elle, en lui
touchant l’épaule. Belle étoffe, au passage.
Sa main s’était attardé sur lui avec douceur, et l’avait apaisé, tout en
l’électrisant d’une saine énergie. Aucune des femmes dont il s’était autorisé le contact jusqu’ici, des anonymes levées dans des bars aux luxueuses professionnelles aux tarifs prohibitifs, ne lui avaient jamais fait cet effet. Elle prolongea le lien, en plongeant son regard au plus profond du sien: — Je dois y aller. Merci.
— Merci pourquoi ?
— Pour cet échange ! Mes collaborateurs sont… moins stimulants. Disons, plus barbants, mais si vous le leur répétez, je dirai que vous avez menti.
— Mentir sur quoi ? Sur ce que vous affirmez ou sur le fait qu’ils le soient
vraiment, ce qui est une évidence pour tous ici, eux y compris !
Elle lui sourit si tendrement, qu’il en fût touché. Il réalisa qu’il souriait lui
aussi, gauchement pour ne pas dire béatement, alors qu’elle était déjà partie. Et cette grâce ne voulait plus le lâcher, elle flottait sur ses lèvres, et autour de lui, comme sa présence persistante.
« Et merde ! », pensa t-il. Il n’avait pas eu le temps, ou le courage, de réitérer son invitation.
— Je déjeune toujours sur le pouce, au boulot. Mais un diner chez vous, ce soir, ça vous irait pour en discuter plus longuement, et plus tranquillement ?, dit- elle dans son dos.
Il sourit encore plus largement, avec une joie nouvelle et inconnue.
— Carrément ! Je vous envoie mon adresse par intranet… à ce soir !
— Ah là, il n’y a que vous qui puissiez le faire. Vous avez un avantage sur
moi : vous connaissez mon prénom… un peu désuet. Vous n’aurez aucun de mal à le trouver dans la liste des destinataires. Je suis la seule de l’unité à le porter.
Enfin, je le supporte, bien plus que je ne le porte… À ce soir !
L’ambiance sous le toit, dans les bureaux, était cependant moins bucolique.
Les tractations de Bender avec les différents réseaux occultes de financement des plus gros cartels industriels s’ étaient intensifiées. Lubie ou vision mortifère, il semblait résolument décidé à mener à bien son programme, et opérer un rapide transfert de connaissances, pour une transformation sociétale encore plus rapide.
Il ne prenait même plus de précautions : les MemAudios récupérés auprès de la police prédictive étaient à présent sans équivoque.
Le haut commandement organisait à présent deux points par jour sur « La situation ». Officiellement Bender était libre de tout engagement avec le cercle. Officieusement, on ne le quittait jamais sans conséquence. Ceci était d’autant plus vrai face à l’ éventuelle menace que représentait Bender, et que le haut commandement voulait écarter.
« Cette situation ne peut plus durer. Il va falloir déployer un plan d’urgence pour le cas Bender. Je n’ aurai jamais pensé que ce nigaud irait si loin dans son irresponsabilité. Et sa bêtise ! Vous savez ce qu’il vous reste à faire. »
Ce n’était pas une question.
— Oui, mon commandant, répondis l’officier K-717, je connais la procédure. Mais si je puis me permettre, mon commandant, je ne suis pas certain qu’il faille immédiatement la déployer. Les pourparlers que Bender a lancé n’en sont encore qu’à leurs prémices à vrai dire et…
— Agent K-717, vous n’êtes pas payé pour penser mais pour exécuter. Vous connaissez la procédure, alors ne perdez pas de temps. Lancez-la ! Plus tôt nous serons débarrassés du problème, et mieux cela sera, pour nous tous !
K-717 s’exécuta et passa à la balistique récupérer le matériel nécessaire à cette discrète opération, dont deux nouvelles armes silencieuses.
La préparation était à présent surtout mentale. Et de ce point de vue, il allait valoir se dépasser, n’ayant jamais eu à effacer ce qui se rapprochait le plus pour lui qui n’avait jamais vraiment eu de famille, d’un proche, fût-ce l’archétype du cousin facho et détesté que l’on évite à Noel. Il décida cependant pour son propre équilibre mental de compartimenter sa vie. Il ne passerait pas de la théorie, visant à éliminer froidement une cible physique, à la pratique ce soir. Il avait d’autres plans pour sa soirée…
Après avoir récupéré sa commande auprès du traiteur le plus talentueux de la ville, et deux bouteilles d’un excellent cru chez le caviste, il rentra chez lui, l’humeur légère. Il dressa une table soignée, arrangea un éclairage tamisé, disposa quelques fleurs et prit une douche avant d’enfiler un complet décontracté, mais chic, en laine bouillie. Cet enchainement quasi chorégraphique de petites choses, propres au rituel du rendez-vous amoureux, et liées les unes aux autres, qu’il n’avait jamais vraiment eu l’occasion d’explorer pleinement . La sonnerie retentit. Il regarda sa montre. Elle avait de l’avance. Il ressentit
pour la première fois de sa vie, les doux tiraillements intérieurs du stress avant un rendez-vous. Mais lorsqu’il ouvrit la porte, ce fût une bourrasque, haute et bourrue, qui déboula dans le salon en le poussant au passage.
« Que faites-vous ici ? Et comment avez-vous eu mon adresse ?
Il n’avait jamais vu Bender le débonnaire, dans un pareil état d’inquiétude, le regard fiévreux et le débit inhabituellement précipité :
— Ecoutez, je suis au courant de votre surveillance depuis plusieurs jours
déjà, et je sais aussi que depuis peu la nature de votre mission a changé. J’ai beaucoup d’argent. Je suis prêt à vous payer pour que vous travailliez à ma protection. Vous n’avez pas besoin de démissionner dans un premier temps. Il vous suffira de me communiquer les infos dont j’ai besoin pour préserver ma sécurité, en attendant le résultat des élections. Une fois député, le rapport de force avec le haut-commandement de PRECRIM sera d’un tout autre ordre. Et je
saurai récompenser votre dévouement.
— Qu’est ce qui a pu vous faire penser que je serai tenté de vous aider ? Avez-vous vraiment perdu la tête ?
— Non, et je tiens à ce qu’elle reste en place. Pouvez-vous m’aider ?
— Je ne suis intéressé ni par votre argent, ni par vos promesses de promotions futures. Et, je ne veux pas vous vexer mais rien ne garantit le succès de votre campagne électorale.
— Allons, ne soyez pas stupide. Vos primes, même cumulées, s’étendent à
combien ? Je vous en propose dix fois, vingt fois plus ! Ne me faites pas croire qu’un homme qui fait couper ses costumes sur mesure chez un tailleur italien peut se contenter d’un appartement de la taille d’une boite d’allumettes dans un cloaque…
Il avait jeté un coup d’œil circulaire et méprisant en prononçant ces mots, mais K-717, souriant, ne scilla pas d’un poil.

— Vous vous trompez sur ce quartier : il connait une certaine forme de
gentrification. Quant à ma coquetterie, de midinette je vous l’accorde… c’est mon seul luxe. En revanche, je n’ai pas de grand besoin, contrairement à vous qui n’êtes pas en position de négocier. Je vous rappelle que l’espionnage industriel est un crime de haute trahison…
La sonnerie de la porte d’entrée retentit à nouveau.
— Il faut que vous partiez, s’alarma K-717, vous ne pouvez pas être vu ici, et je ne peux garantir votre sécurité. Ni aujourd’hui, ni jamais. Il est même préférable pour vous de veiller à ne plus recroiser mon chemin. Car la prochaine fois, vous ne serez pas si chanceux que ce soir. Il y’a une passerelle menant à l’extérieur, que vous pourrez emprunter en passant par la porte-fenêtre de la salle de bain.
Bender hésitait, perdu et fébrile. Malgré sa stature imposante, il donnait
l’impression d’avoir rapetissé. K-717, répéta, d’un ton autoritaire : — Allez-vous en ! MAINTENANT !
Puis il rejoint la porte d’entrée à grandes enjambées, fermement décidé,
malgré cet incident, à passer une excellente soirée en charmante compagnie. Il ouvrit la porte sur une Bérénice en beauté, qui avait troqué le tailleur pour une tenue courte et sexy, avantageant particulièrement son décolleté. Mais son sourire disparut, aussitôt :
« Vous ? ! Que faites-vous ici ? ! ! !
— Ben, c’est comme ça qu’on accueille ses invités, répondit Bérénice en
l’écartant délicatement de son passage, tel un rideau de cauris.
Une femme noire, mouillée et frigorifiée, avançait à sa suite. K-717 avait
toujours imaginé Guinée plus grande, et plus impressionnante. Recroquevillée sur elle-même par l’effet du froid, elle avait l’air d’une frêle brindille entre lui et Bérénice. C’était une femme moyenne, de taille moyenne, qui lui semblait
déboussolée. Fragile.
— On a besoin de votre aide, enchaina immédiatement Bérénice, Guinée vient d’échapper à une tentative de meurtre. Il saisit Bérénice par le poignet, plus violemment qu’il ne l’aurait souhaité, et
l’entraina dans le coin cuisine, comme si la promiscuité des lieux permettait une quelconque confidentialité.
— Vous n’avez pas le droit, chuchota-t-il, de me mettre en contact direct avec une cible. Vous connaissez pourtant les règles du cercle, non ? ! Vous venez de foutre en l’air des mois de travail collaboratif, reposant sur le maillage complexe de tout un réseau d’intermédiaires que JE chapeaute ! Ce qui signifie que je porterai seul la responsabilité de ce cuisant échec ! Si j’avais su ce qu’il m’en couterait de vous inviter, hein… Bravo !
— Justement ! Vous êtes le plus à même de la protéger !
— Je vous avais dit que ce n’était pas une bonne idée, intervint faiblement Guinée, en interrompant leur aparté. Ça va aller Bérénice, ne vous inquiétez pas. Je saurais me débrouiller.
Sa voix douce et maternelle, cassée et rocailleuse par ses fréquentes quintes de toux, remua quelque chose de profondément enfouie en lui.
— Attendez Guinée, s’entendit-il lui répondre, racontez-moi quand même ce qui s’est passé. Et ne restez pas à l’entrée, il y fait plus froid. Il y’a un plaid sur le canapé, vous pouvez le prendre. Je vais chauffer un thé.
Après s’être installée auprès de Bérénice sur le canapé, Guinée se lança dans de plus amples explications :
— Je suis ciblée depuis plusieurs années, mais ces derniers temps ont été
particulièrement horribles, au point de craindre pour ma vie et celle de mes enfants. J’ai donc organisé la mise en scène de ma propre mort, après avoir pris soin de monter au maximum le montant de mon assurance-vie.
Malheureusement, l’équipe embauchée sur le DarkNet s’est avérée être une bande de véritables tueurs à gages professionnels. Ils avaient été envoyés pour vraiment me liquider. Je ne dois la vie qu’à la miraculeuse intervention de Bérénice.
Bérénice interrogea du regard K-717, qui avait l’air contrarié.
— Mon département n’a rien à voir avec ça. C’est une cible sous surveillance, pas une cible à éliminer contrairement à…Il s’interrompit à temps, mais Bender apparut dans l’encadrement de la pièce
mitoyenne.
— Contrairement à qui ? à moi, compléta-t-il laconiquement. Ils en sont donc vraiment déjà là…
— Que fait-il ici ? ! demanda Bérénice en les regardant alternativement, et entourant Guinée instinctivement de ses bras protecteurs.
— Il était sur le point de partir, coupa l’officier de plus en plus énervé.
Bender qui s’était cependant avancé jusqu’au milieu du séjour, s’accrochait désespérément à lui.
— Dites-moi ce que vous désirez. Tout ce que vous voulez..Je suis prêt à vous le donner. N’importe quoi ! S’il vous plait ? Ok, j’ai compris, vous ne voulez pas d’argent, mais je peux vous rendre puissant. Je peux vous donner des informations capitales qui vous permettront d’accéder au pouvoir et au respect que vous méritez !
K-717 se troubla, avant de se raviser. Mais Bender avait ouvert la brèche.
— Vous n’êtes pas comme les autres. Vous voulez savoir, comprendre. Je peux vous y aider : l’invisibilité, l’interactivité et la supraconnectivité, la
miniaturisation biocellulaire, ou encore la véritable nature de la matière et ses différents états… Je peux vous apporter la connaissance !
Malgré l’aversion et le franc dégout que lui inspirait ce sinistre personnage, K-717 ne parvenait pas à se détourner du bénéfice qu’il pouvait tirer de lui vivant, et de la transaction qu’il proposait.
— Pourquoi vous l’aidez ? S’opposa Bérénice. Vous savez ce qu’il pense des gens comme vous ? Vous aurez beau le singer, lui et ses pairs, vous ne serez jamais considéré comme un des leurs… sauf dans des moments de danger imminent, comme celui-ci, où même les ordures de son espèce se souviennent bizarrement que c’est le même précieux sang qui coule dans leurs veines.
Bender fusilla du regard l’élément perturbateur qui mettait en péril sa survie immédiate :— Parce que vous croyez que je suis le seul à avoir des a priori et des préjugés ? Vous pensez qu’une Guinée est perçue comment au sein des autres communautés ? Allez, demandez-lui à votre crush ! Et l’espionnage industriel dont on m’accuse, ça sort d’où, à votre avis ? Il faut bien le faire pour le compte de quelqu’un !
— Mais taisez-vous donc : vous appartenez à la plus puissante et plus secrète des communautés. Vous êtes un Archonte ! Les états fédéraux semblent indépendants, les uns des autres, avec un pouvoir décentralisé. Vous savez qu’il n’en est rien ! C’est le même pouvoir unique, avec une seule administration transversale, inaccessible et inconnu des citoyens lambda.
— Et vous, vous avez la langue bien pendue pour une personne ne pouvant même pas prétendre au rang de citoyenne, vous êtes quoi… une jolie humanoïde, c’est ça ? Hum, y’a plus de vie dans une belle plante verte, et elle la ramène moins !
— Je vous emmerde ! Je n’organise pas via d’obscures conglomérats de
sociétés secrètes des récoltes humaines, des festins de sang et banquets de souffrance, moi au moins…
— Oups, touchée ! ricana t-il, vous auriez fait vous-même une belle
archontesse. Vous m’avez tout l’air d’être un de ces humanoïdes ou IA
féministes de dernière génération… Croyez-moi, les femmes ne sont pas en reste en matière de cruauté. Je ne suis pas le pire… je ne suis même pas archonte, juste un simple contrôleur. Je collecte des infos que je transmets à un pouvoir plus puissant que le pouvoir fédéral. Pourquoi ne pas bosser pour le haut de la pyramide, en effet…
— Eh bien, pourquoi ce haut de la pyramide ne vous protège-t-il donc pas, à présent ?
— Vous ne savez même pas de quoi vous parlez Barbie, Rugit-il, Vous savez peut-être qui ils sont, vous, ces archontes ? Leurs lois comme leurs pouvoirs nous sont étrangers. Et immenses : ils ont la capacité « technologique », et j’insiste sur cet aspect, de voyager dans le temps, de réorganiser le passé et d’assembler des univers alternatifs qui causeront des incidences artificielles. C’est ce que vous avez expérimenté K-717 à travers votre écran de télé, par exemple. Mais ces occurrences ou incidents combinatoires peuvent prendre d’autres formes ! Qu’est ce que vous savez du bien ou du mal avec votre morale à la mors-moi-le nœud, qu’est ce que vous savez tout court depuis le bout de
votre lorgnette atrophiée d’ignorante… ? !
— Leur masse en 4D leur permet d’avoir une vision téléologique, ainsi qu’ un contrôle constant et discret sur la réalité humaine en 3D, récita-t-elle
placidement, Et donc sur le cours de ses évènements. C’est un rapport
asymétrique, particulièrement injuste, ne permettant pas aux citoyens lambda de concevoir l’étendue des possibles au-delà de la physique classique et des lois qui la régissent. Tandis que d’autres petits malins en profitent et en abusent en petits comités car in fine, c’est celui qui a l’information qui a le pouvoir. Et s’il est vrai que tout le monde, ou presque, a au moins une fois, fait l’expérience d’une de leurs projections… Rares sont ceux qui l’ont interprété autrement que comme une hallucination, ou au mieux une « aberration physique ». Vous voyez, je suis peut-être humanoïde et blonde, mais pas trop conne !
Puis après lui avoir jeté un dernier coup d’œil dédaigneux, elle se tourna vers K-717 qui avait assisté silencieux et médusé à leur échange, en découvrant tout un pan de possibilités ignorées.
— Vous ne pouvez pas aider ce type ! Que faites-vous de votre morale ?
— Je n’en ai pas ! répondit K-717 encore à moitié dans ses illisibles pensées.
— Soit ! Si vous aidez un connard, vous vous placez dans l’obligation de nous
aider aussi, dit-elle en tenant solidairement la main de Guinée.
Elles s’étaient levées dans leur ferme détermination, et lui faisaient face.
Bender, qui luttait pour ne pas céder à la panique face à sa confusion croissante, sortit précipitamment une clé USB cryptée qu’il tendit à K-717, mutique et sourcils froncés.
Il se trouvait en présence de deux cibles, qui ne différaient pour lui que par la hiérarchisation des priorités. Il avait appris à penser ainsi. Il était tout sauf un héros. Ce n’était pas un sauveur, mais un chasseur. Et il souhaitait, malgré les derniers évènements, rester fidèle à sa fiable logique de chasseur. Finalement, l’écart vertigineux entre sa fonction, sa mission et ses muettes ambitions ne lui parut plus si vertigineux que cela : il saisit la clé cryptée que lui tendait Bender, celle qui lui ouvrirait peut-être enfin les portes inespérées vers la connaissance qui s’était jusqu’ici dérobée à lui. Puis, il se tourna vers Bérénice et Guinée, et
les assura de sa protection :
— Ne vous inquiétez pas. Je ferai aussi tout ce qui est en mon possible pour vous aider.
— Je vois qu’on a tous un deal, conclut Bérénice, tandis que Bender hochait la tête en souriant obséquieusement. Alors, voilà le plan : On ne peut rien faire sans laisser de traces cérébro-numériques. Le cerveau est devenu avec les fréquentes mesures de fréquences, la version électronique du mouchard. K-717, il va falloir que vous retourniez au cercle, couvrir nos traces. C’est là où vous pouvez vraiment nous aider. Vous êtes le seul administrateur système ici. Votre scan rétinien vous donne accès à la base de données du renseignements depuis laquelle vous pourrez écarter toutes possibilités de traçage, en effaçant les
données des MémAudios de Guinée… et de Bender, puisque vous le disputez aux asticots, qui se seraient pourtant fait un plaisir d’un faire un copieux repas !
Bender eut un petit rire nerveux.
— Attendez… Je vous prenais pour des professionnels. C’est ça, votre plan d’évasion, Ken et Barbie ? Vous savez que vous êtes en train de jouer avec ma… avec nos vies ? Il est impossible d’échapper à l’œil du cercle : PRECRIM est partout. Du fond des océans au niveau le plus élevé des cieux, si ce n’est au-delà grâce à leur présence satellitaire. On est traqués de partout. Etes-vous seulement au courant que la moitié des mouches que vous croisez sont des drones furtifs, équipés de caméras à reconnaissance biométriques ?
— Ca, c’est mon domaine, le rassura Bérénice. Ne vous inquiétez pas. Au-
delà du portail où je vous conduis, il n’y a plus aucune possibilité de traçage. On disparait. Mais sans risque, cette fois-ci, n’est-ce pas Guinée.
Elle lui sourit en serrant sa main dans la sienne. Puis s’adressant à K-717 :
— Allez-y, on compte tous sur vous. Je vous retrouve ici dès qu’ils sont en
lieu sur. Vous me devez toujours un dîner ! »
L’officier s’exécuta le cœur léger. Il la reverrait. Puis Guinée, Bender et
Bérénice prirent à leur tour, une fois dans la rue, la direction opposée à la sienne. Ils marchèrent plusieurs dizaines de minutes en direction du centre-ville, capuches rabattus et casquettes visés sur la tête, masqués comme l’autorisait la législation sanitaire depuis les dernières pandémies meurtrières. L’artère centrale du quartier, vidé de sa classe laborieuse, était envahie par l’animation tapageuse et bruyante de frénétiques noctambules alcoolisés. Leur petit groupe s’arrêta devant un endroit que Guinée avait souvent fréquenté à une époque pas si lointaine, même s’il s’agissait déjà quelque part d’une autre vie : Le musée d’Art
contemporain de la ville. Fatem, l’ouvreuse et Bérénice échangèrent quatre bises rapides, avant qu’elle ne les conduise dans l’espace dédié aux expos permanentes. Sur ce court trajet, Fatem et Bérénice échangèrent quelques infos qui n’échappèrent qu’à moitié aux oreilles alertes de Guinée :
— Erik a t-il finalement réussi à modifier la vitesse modulatoire des particules en flux ?
— Oui, lui et Line n’ont pas arrêté de bosser dessus ces dernières heures. Ils ont pu intégrer une nouvelle puce qui décuple la vitesse de calcul, et améliore nettement l’accès au portail. En fait, cela augmente à la fois la vitesse gravitationnelle et l’énergie dégagée par la masse.
— C’est super ! Du coup, vous avez procédé à combien d’exfiltration sociale aujourd’hui ?
— Vous êtes le troisième groupe à utiliser cette version de l’underground
aujourd’hui…
Ainsi, le portail dont il était question, et par le biais duquel ils allaient pouvoir se sauver s’appelait l’underground. Ca tombait sous le sens, quelque part.
Guinée n’imaginait cependant pas à quel point, cela était vrai.
La salle d’exposition où ils se trouvaient, accueillait plusieurs œuvres
hétéroclites se côtoyant harmonieusement, pour peu qu’on accepte l’idée que la surprise, voire la dissonance était constitutive de l’harmonie. La pièce la plus surprenante était indubitablement la haute et cylindrique colonne Morris, orné d’un macaron à tête de lion et plâtrée d’affichettes rappelant les réclames illustrées du 19ème siècle. Bérénice embrassa à nouveau Fatem, et se dirigea tout droit vers la colonne Morris, qui s’ouvrit sur un antre froid et obscur. Elle se tourna vers Bender qui tenait précautionneusement une mallette, tout contre lui.
Il recula de trois pas :— Les femmes d’abord !
Guinée s’avança, sans peur. Pourquoi aurait-elle eu peur : Outre la totale
confiance qu’elle avait en Bérénice, elle était dans son élément. Elle avait déjà entendu parler de cette installation conçue par un artiste rwandais, et savait qu’elle trouverait à l’intérieur une longue tige métallique, permettant de glisser vers l’étage inférieur, où se trouvait une large piscine de bulles à eau. Mais elle garda le silence en s’amusant intérieurement de la peur primaire de Bender.
Elle saisit la barre et s’enfonça dans un élan, vers le fond. La descente était instantanée, sans durée aucune. Ils étaient aspirés dans un gouffre sans fond, dont leur perception dupée par leurs sens limités, n’entrevoyait pas la fin.
Le vaste bassin tubulaire encadrant leur chute sans fin, ni pesanteur,
contenaient en effet des billes capables de retenir jusqu’à quatre cent fois leur poids en eau. Tout comme elle semblait avoir retrouvé leur propriété liquide, le temps, l’espace et peut-être même leur conscience devenue donnée immatérielle au cœur de cette abîme, s’étaient aussi abolis, indéfiniment.
Leurs pieds finirent par toucher le sol ferme, avec une prompte et liante
adhésion, comme s’ils ne les avaient jamais quittés. Bérénice ouvrit la porte, cette fois vers l’extérieur, qui donnait sur la salle d’exposition qu’ils avaient quitté il y’a peut-être dix minutes, dix heures ou dix ans.
Guinée nota avec son œil aiguisé de spécialiste que les pièces d’art,
rigoureusement les mêmes, étaient cependant disposées différemment. Un tel agencement nécessitait a minima des heures, voire des jour de mise en place.
Cette fois, Bender ne se fit pas prier pour sortir le premier. Guinée le suivit, tandis que Bérénice restée, en retrait, ne quittait pas l’intérieur de la cabine.
— Nos chemins se séparent ici, dit-elle en souriant. Je suis encore attendue de l’autre côté. Mais je n’ai aucun doute sur votre capacité, Guinée, à trouver votre chemin dans ce monde. Vous y êtes en sécurité.
Puis anticipant les pensées de Guinée, elle ajouta : —Tout comme vos enfants, le sont aussi de l’autre côté. N’ayez aucun doute là-dessus.
Bender que ces adieux trainant en longueur agaçaient au plus haut point, finit par lâcher :
— Bon, merci beaucoup Barbie, mais après ce voyage un peu spécial et le
tsunami cérébral qui l’a accompagné, je vais aller me dégoter un joli petit lot pour m’assurer que tout est bien arrivé à destination. Puis, j’ai faim… je mangerai ensuite, tiens ! On va voir ce que la bouffe donne ici… Boudiou, que ça fait du bien d’être en vie ! ! !
Et il les planta sans états d’âme. Bérénice salua une dernière fois Guinée :
— Il est idiot et un facho, mais il n’a pas tout à tort, cette fois ci. N’oubliez
pas d’être heureuse ! »
Et elle disparut dans la fermeture automatique de la colonne Morris, et du vortex.


Juillet 2050, Hôpital central d’Odyssea


Rania perçut d’abord la voix de Cesco, dont la tonalité jusqu’aux plus subtiles inflexions, était la même mais différait légèrement dans le déploiement du phrasé, beaucoup plus rapide que celui qu’elle lui connaissait. Ce qu’il énonçait aussi, sa charge verbale, le jargon utilisé, lui semblait également peu familier.
Ses paupières lourdes, sa gorge sèche tout comme l’ensemble de ses membres engourdis, entravés dans leurs mouvements par un entremêlement de fils et de tubes, étaient largement compensés par le plaisir d’ouvrir les yeux sur le beau visage souriant de Cesco. Il lui avait tellement manqué, elle en lâcha une larme d’émotion. Elle avait l’impression paradoxale de n’avoir jamais été aussi proche
de lui. Il n’avait jamais quitté son chevet.
« Pas trop vite ! Il ne faut surtout pas chercher à ouvrir les yeux, ni même la bouche, trop vite !« 
Malgré son inhabituel débit, sa voix restait chaude et rassurante. Son regard tendre et heureux vérifia le moniteur clignotant au-dessus d’elle.
— J’ai prévenu le médecin de garde. Il arrive, mais ça va ! Tout va bien !Il prit un verre d’eau et la fit lentement boire à la paille. Rania en profita pour saisir sa main, dans un effort physique surhumain, et la garder tout contre elle.


Elle voulait être dans ses bras, mais était encore trop faible pour se redresser et se blottir contre lui. Cesco lui laissa garder sa main sans chercher à la lui retirer.

Il est vrai qu’il s’était battu, avec une détermination qui l’avait lui-même surpris, lorsqu’on avait voulu la débrancher après les premiers mois de coma. Même sa famille, désemparée et désespérée, avait failli céder aux pressions du reste de l’équipe médicale. Il lui avait fallu convaincre les membres de son entourage, les plus sensibles à son discours et son ressenti, pour que les parents refusent finalement de signer la décharge. En quoi différait-elle des autres patients ?
Cesco l’ignorait. Mais elle lui inspirait un sentiment de responsabilité et
d’attachement quasi irrationnel. Il se dirigea, plus troublé qu’il ne l’aurait
souhaité, vers la porte.


— Non, Cesco… Où vas-tu ? articula-t-elle avec difficulté, Reste s’il te plait ?
Décontenancée, il se tourna vers elle. Elle le tutoyait…
— Je reviens, répondit-il, je vais chercher vos parents. Je crois qu’ils ont hâte de vous revoir enfin à l’état d’éveil.
« Vous » ? Il la vouvoyait ? Mais pourquoi la vouvoyait-il…
Elle le vit revenir quasi aussitôt, et le lien qui les unissait, désormais, lui sauta aux yeux avec évidence. Il était vêtu d’un uniforme vert pale sur lequel un badge indiquant son prénom et sa fonction, était épinglé. L’infirmier Cesco, au professionnalisme irréprochable, tout en retenue et discrète bienveillance.

La voix de Bérénice lui revint en mémoire : « Chaque interaction même infime induit une modification irréversible, en raison d’une déviation de la causalité, qui entraine l’annulation de toutes les autres possibilités. ».
Sa mère dont elle avait frôlé le ventre, coincée dans un ascenseur de l’aéroport de Kouyala, entra à la suite de l’infirmier Cesco. Elle n’était pas sa mère, en dépit de leur évidente ressemblance et filiation. Rania pleura intérieurement la fantasque Marhgaux, son rire ample et cajoleur. Son père et ses frères. Et elle culpabilisa immédiatement devant l’océan d’amour que sa mère déversa sur elle dès le premier regard, la première parole.
— Ma chérie… mon petit amour, nous avons eu tellement peur de te perdre.Mon bébé… Oh, je suis désolée. Excuse-moi, je pleure comme une madeleine.
Tu sais que je lâche toujours les vannes quand je suis heureuse.
Lorsqu’elle la prit dans ses bras, tout de la relation forte qui les unissait et qu’elle n’avait pourtant pas vécu, lui revint instinctivement en mémoire. Elle se laissa enfin aller, entre les bras de sa mère, à éclater en sanglots.
— Oh ma chérie, ne pleure pas. Je suis désolée. C’est un jour de joie
aujourd’hui. C’est pas le temps des pleurs, mais celui des retrouvailles et des rires, dit-elle en embrassant son visage, noyée de larmes.
Sa mère se reprit, essuya ses yeux de la main, et toujours reniflante, continua :
— Ma chérie, je sais que le moment est peut-être mal choisi, et si tu refuses de le voir, je comprendrai mais saches que ton père est aussi là. Il est venu te voir toutes les semaines, l’infirmier Mr Parisi..pardon, Cesco, pourra te le confirmer. Alors, je sais que vous étiez fâchés avant cette épreuve, mais je crois qu’elle lui a rappelé, comme à nous tous d’ailleurs, l’importance de la famille. Oui, c’est vrai, il est vieux-jeu, buté, limite réac’… Mais il est là ! Et il a toujours été là, ma chérie. Est-ce qu’il peut entrer ?
Bender passait déjà sa grosse tête à travers la porte. Rania n’eût d’autres choix qu’accepter, en haussant les épaules. Il semblait authentiquement remué. La larme à l’œil lui aussi. Ça valait bien la peine de faire un coma et changer de dimension pour lire la sincérité, sans manipulation mesquine, ni calcul intéressé, dans les yeux de Bender, du moins cette version de lui. Il saisit sa main restée libre. Rania se retrouva coincée entre deux étrangers larmoyants, alors que celui qu’elle aurait aimé garder près d’elle s’éclipsait.
— Je vous laisse vous retrouver en famille, je vais chercher le médecin qui tarde un peu à venir. Il fait sa ronde, c’est normal. Mais l’équipe de réa n’est pas loin, et je suis là aussi, bien sûr, si vous avez besoin de moi, mademoiselle Bender !
Rania sursauta : — Appelez-moi Rania. Juste Rania s’il vous plait. C’est bien ça ? Elle regarda ses parents, perdue et interrogative.
— Ben enfin, oui ma chérie ! C’est bien ça… qui d’autres pourrais-tu être ?
Mathilde ?
Sa mère se laissa aller à rire, suivi de Bender. Quelque chose dans la phrase formulée par sa mère, sa tonalité amusée, le désinvolte geste de la main ou son regard étonné, la poussa à insister :
— Qui est Mathilde ?
Mathilde en passant à son tour la porte, répondit elle-même à la question
posée.
Rania se vit, comme à travers un miroir animé, entrer dans la pièce avec une confiance joyeuse et résolue, l’air heureux, trois ou quatre kilos de plus qui lui allaient bien, les cheveux courts, dans une robe fleurie à décolleté plongeant et talons hauts, qu’elle n’aurait jamais porté. Pétillante et volubile. Cesco la talonnait de trop près. Sa main autour de cette taille bourrelée – qu’elle s’était de son côté évertuée toute sa vie à garder fine, à coup de séances de Pilates, cardio et de régime – ne laissait aucun doute sur la nature de leur relation.
— Comment vas ma sœur préférée ! Je t’ai apporté ta pâtisserie favorite… elle a droit aux pâtisseries, mon chéri ? Hein… Je suis tellement heureuse de te retrouver. J’aurai jamais supporté de te perdre, même si j’ai trouvé l’amour avec grand A, quelque part grâce à toi. Enfin grâce… Tu vois ce que je veux dire, pas vrai ? Ça ressemble à un happy-end de sitcoms. Mon Dieu, j’ai jamais nagé aussi haut sur mon petit nuage ! On a tellement prié pour ce moment, dit-elle en enroulant sa main dans celle de Cesco.
Rania eut un lourd et insurmontable pincement au cœur. Une douleur
lancinante, métallique, insupportable, la foudroya et failli briser quelque chose en elle.
— Rania ?… Rania ? Ça va ? s’inquiéta sa sœur.
Tous les regards étaient braqués sur elle.
Si la douleur était inévitable, la souffrance en revanche était un choix. Tant qu’il lui resterait une certitude à laquelle s’accrocher, celle d’être Rania, ni Castel, ni Bender. Juste Rania et d’être en vie, elle trouverait un moyen de se redresser. Elle sourit aux siens, sa famille, dans cette configuration là.
Elle allait vivre.

EPILOGUE


Conte ancien circulant d’esprit en esprit…


Deux bébés, des jumeaux, confortablement tapis dans un antre chaud et secret, voient peu à peu leur paisible quotidien se transformer. Des spasmes les secouent, de plus en plus régulièrement. Leur quotidien s’en trouve bouleversé.
L’angoisse est croissante…
— De grands bouleversements semblent se préparer, dit l’un à l’autre dans un langage qui se passe de mots, cela ne laisse rien augurer de bon ! Il va falloir se tenir prêts… peut-être trouver un moyen de s’accrocher davantage aux parois, si ça secoue davantage !
— Tu t’inquiètes toujours trop, aies foi. Ces changements ne sont peut-être pas si mauvais après tout, et s’ils sont inévitables, autant les affronter et les accepter avec philosophie.
— Ma seule philosophie est ce que je peux toucher et comprendre. On est bien ici : au chaud, on mange quand on veut, on dort quand on veut. Je ne veux pas changer quoi que ce soit à notre vie actuelle.
— Peut-être que tu as raison. Mais imagine qu’il y ait quelque chose de plus grand et plus beau au-delà de ce cocon. Une autre vie ? Qui sait ? Peut-être que cette vie actuelle n’est qu’une préparation pour la prochaine. Imagine : de grands espaces, de vastes plaines, de la lumière à foison, une chaleur et un amour comme on ne peut même pas l’imaginer ?
— Tu racontes vraiment n’importe quoi ! Comment pourrions-nous même respirer sans ce cordon, en dehors de ce ventre. Techniquement impossible !
C’est simple… si on sort d’ici, c’est fin de partie. Il n’y a aucun mystère dans tout ça. C’est pourquoi, il faut faire des réserves et s’accrocher aux parois, autant qu’on le peut !
— Tu veux dire que tu ne crois pas en « maman » ? Tu ne l’entends pas chanter parfois, tu ne sens pas sa caresse, ses vibrations au-delà du ventre. Tu ne ressens pas son amour ?
— Je te l’ai dit ! Je ne crois que ce que je vois… et jusqu’ici, t’as déjà vu
quelque chose qui ressemblerait à une « maman » ? On ne sait même pas à quoi ça ressemble, pff… Des foutaises, tout ça ! Mince… oh, non, je sens que ça va secouer à nouveau, accroche toi.
— Moi en tout cas, je la sens. Je n’ai pas besoin de la voir pour savoir qu’elle existe. Et oui, c’est peut-être de la naïveté ou de la bêtise comme tu le penses, mais je suis certaine qu’on la verra de l’autre côté du ventre. Non, la vie ne s’arrête pas ici. Peut-être qu’une autre forme de vie existe ailleurs. Je me sens prêt à partir.
Les contractions reprennent et sont de moins en moins espacées. Les bruits au-delà de la paroi sont anormaux. Comme des hurlements de douleurs, glaçants et effrayants. Les spasmes font littéralement trembler leur monde intérieur, et les aspirent lentement, inéluctablement vers l’extérieur. L’un des bébés agitent les pieds, effrayé. Il bouge anarchiquement en espérant retenir ce qu’il connait, et
fuir ce qu’il ignore. L’autre ferme les yeux, confiant et emprunte le tunnel au bout duquel, il croit percevoir une lumière. Il sent instinctivement qu’il doit incliner sa tête vers l’avant, menton sur la poitrine, repliée en boule pour entamer la grande traversée.
N’aie pas peur, rejoins-moi dit-il sans un mot, à son frère, ou sa sœur, peu importe. Ces considérations dans leur monde n’ont pas encore d’importance.
Et il va à la rencontre de son destin.
(Anonyme)

====> Index de DYSTOPIA

Chapitre I: https://edoplumes.fr/2014/12/15/des-apprenantes-ravies/

Chapitre II: https://edoplumes.fr/2022/03/23/sky-et-kora/

Chapitre III: https://edoplumes.fr/2022/10/18/le-journal-de-guinee/

Chapitre IV:https://edoplumes.fr/2022/09/19/publication-de-mon-3eme-livre-un-roman-dystopique-dystopia/

Chapitre V: Agent K-7171

(Texte protégé par les dispositions légales relatives à la propriété intellectuelle.)

2 réflexions sur « Agent K717 (Tome V de DYSTOPIA) »

  1. J’aime le style et la richesse du vocabulaire.

    « C’était une nuit de velours, dont la chaude caresse était tissée par le chant des criquets. Sa mère s’était laissé aller à fredonner un de ces mélodieux chants »

    L’histoire manque peut être d’épaisseur malgré de très bonnes idées.

    Un lecteur occasionnel qui ne permet pas d’en faire une vérité immuable.

    Lisez la !

    Aimé par 1 personne

    1. Merci Régis. Je suis très contente de te compter parmi mes lecteurs, et j’espère te fidéliser avec des intrigues plus complexes. Dystopia est le premier roman (après deux recueils de nouvelles publiés), et je l’ai auto-édité (cf, Librinova) dans l’urgence afin de couper l’herbe sous le pied de fraudeurs et plagiaires.
      Et je l’ai surtout écrit, comme tu le sais, pour donner une idée de ce que peut-être le gang-stalking, les cyber-tortures et une société où cette criminalité souterraine devient légitime. Je pense que j’aurai pu complexifier l’intrigue, mais la dimension pédagogique en aurait pâti.
      Merci encore pour ce très précieux retour, qui m’encourage à poursuivre et faire encore mieux 🙂

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