NDOLO BUKATE: BLACK LOVE

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From Paris to Marie-Galante

L’insularité offre une particularité qu’on ne trouve nulle part ailleurs, un isolement qui confine à l’oubli, cerné par des étendus de mers qui ne deviennent horizons que lorsqu’ils se fondent dans l’infini de l’azur, mais restent fondamentalement des barrières d’eau ayant emprisonné des générations d’hommes et de femmes que l’amer destin a parfois contraint à un voyage sans retour.

Pour qui arrivait sur cette île aux belles eaux, l’éblouissement était intact, gardant l’éclat des premières fois devant la profusion de couleurs, senteurs et la luxuriance d’une végétation qui explosait parfois en cascades de mousses et d’arbres, abritant des mondes intérieurs secrets dont les locaux ne partageaient que très parcimonieusement la localisation. Cascade, rivière, mangrove, ruisseau ou crique confidentielle, autant de lieux mystérieux donnant à certaines parties
de l’île des airs de paradis perdus.

Jemmi, arrivée depuis deux jours avait encore le réflexe de « presser le pas » en marchant, un pas précipité et heurté contrastant avec le balancement suave et chaloupé des beautés locales.

Tout juste commençait elle à se laisser porter par l’indolente chaleur des débuts d’après-midi, ce jour où elle attendait le propriétaire de la seule boutique en ville où il restait encore des vélos à louer. Il était 14h, et le panneau affichait une pause de deux heures : de 12h à 14h ! La chaleur était si écrasante qu’elle avait vidé la place de toute vie. Ici, dans cette ile dans l’ile, la mise en abime de la solitude insulaire était si vertigineuse qu’elle donnait l’impression d’un exil intérieur.

Elle regrettait de n’avoir pas profité de l’air marin et humide du matin, au moment où le soleil balaie encore d’une douce caresse égalitaire les toits des baraques faites de planches en bois et les maisons de briques peintes de vives couleurs, pour sortir.

Le soleil cru du mitan de la journée s’abattait à présent implacablement sur les quelques badauds qui s’aventuraient à traverser l’asphalte fumant de la place déserte., tandis que l’ennui et la chaleur égrenaient les minutes avec une telle langueur qu’elles s’étiraient à l’infini : une minute en était dix, qui se démultipliaient tant en une heure qu’on aurait pu y fourguer sans mal la durée d’une journée.

Le loueur de vélo arriva finalement avec une « petite » demi-heure de retard, en titubant sur ses deux pattes arquées et maigrelettes de coq de batterie que son short dévoilait. Il mimait le pas de course sans se presser, en faisant tinter ses clés :

-Voilà, mi mwen! J’arrive, désolée pour le retard, un petit contretemps. Vous n’attendez pas depuis longtemps j’espère! En plus sous ce soleil. Entre, entrez…

La boutique était petite, mais bien agencée et lumineuse. Extrêmement agréable. Climatisée, quoi !

-Vous savez, poursuivit-il sans qu’elle ne demande d’explications, une pause-déjeuner n’en est pas une sans une bonne partie de dominos pour digérer. Le problème est que je n’ai toujours pas digéré mes deux défaites successives…Mon fils est devenu meilleur que moi à ce jeu. C’est pourtant moi qui lui ai tout appris…Les dominos, on ne rigole pas avec ça ici. C’est toute une institution. Nos échecs, notre jeu de Go ou Awélé. Vous êtes d’où? Dis moi à quoi tu joues, je te dirai d’où tu viens!

La jovialité de son jeu de mots l’avait rempli d’un sain contentement, et son discours trahissait malgré lui, la fierté d’avoir un fils assez malin pour avoir si remarquablement les règles d’un jeu qu’il lui avait appris, qu’il avait fini par le vaincre. Un homme heureux, un bon père….

Vous êtes pas d’ici, vous ?  je connais tout le monde ici sans exception….

Non, je suis de passage. Une presque-parente de la famille Francisque, dit-elle en se dirigeant vers les vélos, espérant détourner la conversation vers le seul objet de sa présence dans la boutique.

Mais je connais bien les Francisque, J’ai été à l’école avec le fils ainé, Pierrot. Il vit à Miami avec femme et enfants, non ? Leur maman, la brave Luce-Françoise, comment vas t-elle ?  Toujours à charroyer quelque chose du soir au matin, je n’ai jamais vu une femme pareille ! Y’a pas un être vivant qui a pu surprendre cette femme yeux fermés et bras croisés, à attendre que ça se passe…Awa ! Une brave femme courageuse. Vous êtes alors apparentée à sa fille, luisette ? On la voit pas souvent ici, la jolie luisette…ouais, c’est bien dommage !

Jemmi l’écoutait distraitement dérouler la généalogie des Francisque avec l’habilité d’un griot, en caressant le guidon d’un vélo, qui lui semblait faire l’affaire

Je vais prendre celui-ci ! Coupa-t-elle

Il arriva au pas de charge, en la félicitant de son choix. L’attitude mercantile et professionnelle reprit le dessus.

Un Gravel ! Excellent choix, sauf sur un terrain trop escarpé. Sinon, ça serait plutôt vers un Trekking qu’il faudrait se diriger…

Non, vous n’inquiétez pas, je n’ai pas l’intention de remporter le maillot jaune pendant mes vacances.

Ok, alors comme vous êtes une parente des Francisque, je vous fais une remise de 20%, et vous pouvez me le rapporter demain, en fin d’après-midi.

Elle le remercia et avoir payé, lui lança avant de franchir le seuil un large sourire, un brin tardif :

« Merci encore, je transmettrais à Luce-Françoise et Luisette votre bonjour »

Elle le laissa tout à son plaisir rougissant, et enfourchant le vélo, s’élança librement à la découverte du bourg.

Le commerçant avait indiqué plusieurs chemins permettant d’accéder au moulin le plus proche. Le plus agréable était un chemin de terre, qui coupait à mi-distance, un champ de canne. Elle ne pouvait pas se tromper, lui avait-il assuré.

Elle se perdit bien évidemment et emprunta alors un supposé raccourci, en s’engageant dans un sentier caillouteux qui eût très vite raison de son équilibre en dent de scie. Elle tomba au sol, les fers en l’air. Contente qu’il n’y ait personne pour voir ce triste spectacle…mais un rire guttural, s’éleva de l’autre côté d’une haute haie, dont surgit un vieil homme

Ça va ? Pas trop de mal ? demanda-t-il, en l’aidant à se relever

Ça va, merci…

Faut rouler sur les pistes cyclables, c’est plus sûr. Vous auriez pu vous faire du mal. Vous allez où comme ça, tite mam’zelle.

Je cherche le vieux moulin, mais en dépit de la carte, je pense que je me suis perdue.

Et bien perdue même ! riait-il, vous êtes pas d’ici vous ? Je vais vous aider…laissez-moi juste, aller poser mon matériel de pêche…

Elle était perplexe, car en guise de matériel, l’homme n’avait qu’un modeste filet de pêche, à peu près aussi fin que le filet d’eau qui traversait son terrain. Elle posa le vélo contre un arbre et le suivit jusqu’à l’étang.

Vous n’avez pas de canne à pêche ? demanda-t-elle, étonnée de sa foi absolue en la vie.

Pas besoin. C’est de la pêche domestique, juste pour passer le temps. Mes enfants sont grands. Madame repose pas loin, dans le cimetière à côté. Un peu pour ma consommation personnelle et le reste, je le partage.

Jemmi était fascinée. Elle n’avait jamais péché, et encore moins pensé que cela soit possible sans canne à pêche. Le vieil homme devina ses pensées, et la taquina en passant, hilare, au tutoiement :

Tu me crois pas ! Ahaha, tu veux essayer ?

Le vieux moulin ne bougerait pas, de toute façon. Elle prit place près de lui, accroupie, et lança le filet de pêche, à sa suite, dans l’étang…

Il ne se passait rien. « Patience, patience… ». Mais toujours rien plusieurs minutes plus tard. Rien en dehors du temps qui, subrepticement, se mit à stagner sous le bavardage métallique des grillons, et son corps déjà crispé et fourbu par une heure de vélo, qui se relâchait lentement.

Tu es  la copine de Kenville Francisque ? Tout se sait, ici . On est comme une grande famille…. J’ai bien connu le petit Kenville, et même sa maman Luisette, mais je suis plus de la génération de sa grand-mère, la brave Luce-Françoise, même si ma femme de son vivant ne supportait pas trop de nous voir causer, parce qu’elle lui avait ravi une fois le titre de « reine des cuisinières » (il riait d’un beau rire ample et franc). Il parait qu’antan lontan, elle lui avait aussi ravi un bon danseur de lewoz aux reins solides….allez savoir ce qui peut si longtemps nourrir l’animosité de deux femmes poto-mitan qui auraient dû être amies si elle n’étaient aussi têtues que des cabris…je me suis parfois demandé si…

Jemmi se laissa bercer par le son de sa voix aux accents mélodieux, et remonta le fil de sa propre douloureuse rêverie, celle qui l’avait conduite jusqu’ici :

 Elle revoyait sa grand-mère, activant en cadence la manivelle de la vieille Singer, balayant méticuleusement du regard la pièce de tissu qui défilait sous l’aiguille. C’était aussi une femme poto-mitan. Le labeur, de jour comme de nuit. Le jour de l’annonce, elle était toute absorbée par sa tâche quotidienne de couturière et n’avait même pas remarqué sa présence. 

Il était tard, et la lumière du jour, plus fiable que celle de l’ atelier, avait
faibli sans que cela ne ralentisse les efforts conjugués de la machine et de la couturière. Toute absorbée par sa tâche, elle n’avait même pas remarqué sa présence.

Comment trouver les mots ? Plus Jemmi la regardait, et moins elle se sentait le droit de rompre la quiétude de ses gestes sûrs et ouateux, indéfiniment répétés, qui la protégeait solidement du monde extérieur en l’immergeant dans la bulle de son ouvrage.

« Tu vas l’appeler comment ? » lui demanda-t-elle, sans lever les yeux.

Jemmi sursauta, oscillant entre espoir craintif et joie exaltée. Mais peut-être avait-elle mal compris…

« Il faut bien lui donner un nom à cet enfant ! » ajouta-t-elle

Jemmi ne sut jamais comment sa grand-mère avait compris le dilemme qui les consumait depuis des semaines, conscients de n’avoir pas été à la hauteur de la confiance de leurs parents, mais elle savait qu’elle lui en saurait éternellement gré.

«  Les enfants n’ont jamais cessé de naitre, quelque soient les temps, heureux ou difficiles, et quelque la condition de leurs parents, aisée ou précaire. Les enfants naissent, ainsi se perpétue la vie. Aucune naissance n’est plus légitime qu’une autre. De plus, tu viens d’une culture où deux parents ne suffisent pas à éduquer un enfant, quelque soit leur statut. Tu sais que tu pourras donc toujours compter sur nous. »

Qu’aurait-elle fait sans le soutien indéfectible de sa grand-mère, Ma‘ Ada, face au rejet de la fille de cette dernière, sa mère, l’impitoyable Dina, dont le regard se voilait toujours de déception et la bouche s’emplissait de récriminations, en la voyant.

Toute à la joie de sa grossesse et de son ventre s’arrondissant, Jemmi ne voyait pas, de son côté, Kenville s’éloigner. Au contraire, elle se sentait plus proche de lui que jamais. Elle découvrit le vrai plaisir, celui d’une femme épanouie et sûre de sa féminité, pendant cette période.

Elle préparait avec joie le trousseau du bébé, tout en lui recherchant un prénom élégant et original. Ruben, Elliott, William ou Lane ? Il fut décidé qu’un prénom douala serait accolé au prénom civil. Elle n’avait jamais gouté à un tel degré de bonheur, et en était parfois toute étourdie. En particulier lorsque l’entrée dans le sixième mois de grossesse leur permit, à elle et au bébé, de développer à travers la fine paroi de peau, une forme de langage. Ses coups répondaient à ses caresses, et inversement. Elle lui parlait, lui chantait des chansons et déclamait des comptines. Sa mère commençait à les tolérer. Sa grand-mère, Ma’Ada, souriait…il n’était pas donné à tous de voir son ndalala, son arrière-petit-fils.

Puis, Jemmi les revit ce matin, dans une aube rouge sang, courir jusqu’à la maternité, et apprendre sans ménagement qu’il lui fallait immédiatement accoucher. Elle revit la culpabilité angoissée du visage d’airain de Kenville.

Si tôt ? s’enquit-il auprès du médecin, mais on entre à peine dans le septième mois…

Il faut accoucher sans tarder. Le bébé est mort !

Jemmi et son fils étaient si proches. Ils étaient Un. A quel moment la vie avait-elle pu le quitter sans qu’ elle ne ne le pressente ?

Elle revit ce jeune interne inexpérimenté, regarder désespérément sa mère et lui dire au-dessus de son ventre-tombe : « Si elle ne pousse pas, elle est perdue. J’ai tout essayé, y compris le forceps ». Sa mère, le visage déformé par la terreur de perdre le même jour sa fille et son petit-fils, la secouait, la suppliait. Jemmi ne comprenait pas cet acharnement. Sa décision était prise : où que son fils aille, elle l’accompagnerait. Elle ne le laisserait pas seul. L’interne l’avait compris et acceptait, sonné, la débâcle. Mais sa mère, l’obstinée Dina, refusait de capituler. Elle sortit chercher de l’aide dans le couloir et revint en salle de travail, quelques minutes plus tard accompagnée d’ « un ange de lumière ». C’est toujours ainsi que Jemmi perçut cette infirmière douala qui sût trouver les justes mots dans sa langue originelle, celle de sa lignée, ces mots qui liaient des générations de mères « desenfantées » depuis les premiers temps :

Essele mo a alé na mussangoLaisse le partir en paix.

Elle accoucha dans les larmes bien plus que dans les cris, d’un fils parfait, n’eût été l’absence de souffle de vie. Aussi beau que son père.

Ils le pleurèrent longtemps, le lendemain, en le berçant à la morgue de l’hôpital.

Puis Kenville retourna quelques jours plus tard à sa trépidante vie extérieure. Tandis que Jemmi ne quittait plus son lit, un futon posé à même le sol. Elle ne cessait de pleurer son fils frigorifié, sans rien pouvoir avaler. Ses parents étaient désespérés. Ma’ Ada vint la voir, plusieurs fois. Elle lui parla à voix basse, sur le ton de la confession de son premier fils, celui qui suivait sa mère, cet oncle qui n’avait vécu que quelques jours. Jemmi et elle étaient liées à jamais, et elle savait mieux que quiconque que si Jemmi ne se levait pas, elle ne se tiendrai plus jamais debout de sa vie, quelques soient ses succès ou victoires postérieures. La perte ultime est une épreuve dont il faut se relever, au risque de se perdre soi-même. Aussi, Ma’Ada la renvoya, sans concession, vers le monde.

« Chaque jour, tu fais un pas. Aujourd’hui, un pas vers la douche, tu te laves, tu te coiffes et t’habilles bien. Demain un pas vers la cuisine, tu te fais un bon repas et tu manges. »

La semaine d’après, ce fût un pas dans le monde extérieur où elle se tint à ses côtés tout le long de ce pénible tour de quartier. Le trop plein de vie, de soleil estival et de cris joyeux des enfants, dont la vue lui était devenu insupportable, l’agressèrent au plus haut point. Les jours suivants, elle s’aventura seule dans les transports en commun, afin de se balader dans Paris. Elle y croisa des connaissances qui pleurèrent sa silhouette bien plus que son malheur. Elle avait perdu tellement de poids ! Leurs ragots lui confirmèrent par ailleurs ce dont elle se doutait depuis longtemps : Kenville la trompait avec l’une d’elles.

Elle rentra chez elle, habitée par une force nouvelle. Sa souffrance avait enfin une boussole, un ancrage, un coupable : Elle ne laissa à Kenville, après ses aveux éplorés, aucune chance de s’expliquer. Elle avait perdu un fils, son monde. Que lui importait un homme infidèle !

Des mois plus tard, il ne restait de la brève existence de son fils, que le cordon ombilical, noir et atrophié, qu’ elle avait conservé.

Après concertation avec Luisette, la mère de Kenville , restée proche,  Jemmi décida de prendre l’avion et aller enterrer le cordon de son fils, comme le voulait la coutume, dans la terre de ses ancêtres paternels, en Guadeloupe, à Marie-Galante.

Tu reviens parmi nous ? demanda le vieil Hyppolyte en riant, hé ho…je veux dire moi, et les poissons. Tu nous as quitté là. Je parle tout seul depuis tout à l’heure.  Cela dit, ce n’est pas la première fois que ça m’arrive de parler seul, à mon âge

Vous avez bien connu Kenville, c’est ça ?

Oh que oui, un coquin celui-là ! Il chapardait mes fruits à pain !

Et où, aimait-il jouer en particulier quand il était enfant ?

Là où tu te rendais ma grande, le vieux moulin. Comme sa mère avant lui. Comme moi et sa grand-mère, avant elle…

Ca serait pas vous monsieur Hyppolyte, le danseur de Léwoz, par hasard ?,  plaisanta-t-elle

Peut-être bien, qui sait ? ca remonte loin tout ca ! Viens, je vais t’indiquer le chemin du moulin. De la façon dont je vais te l’expliquer, tu ne te perdras plus. Tu n’as pas besoin de carte…ça va plus t’embrouiller qu’autre chose. Ecoute seulement !

Il lui donna ensuite un sac contenant des glaçons et un beau petit tas de Ouassous.

Tu donneras ça à la famille Francisque de ma part. La moitié est pour toi. Tu vas adorer le dombré de ouassous, laisse les régimes aux métros. On aime les femmes en chair nous autres, ton Kenville ne fait pas exception !

Elle lui adressa un sourire doux-amer. Elle ne le savait que trop qu’il aimait tâter la chair opulente.

Vous avez raison, dit-elle patiemment, Merci encore pour cet agréable moment.

Puis elle enfourcha à nouveau son vélo. Enfin prête à laisser son fils reposer en paix, parmi les siens.

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A CHOEURS OUVERTS

===> Coryphmail : Vous avez un message !

Je suis bien arrivée. Vous me manquez grave! C’est dingue: les states, ca ressemble à la fois à ce qu’on s’imaginait enfants. Tout est énorme, limite disproportionnée. La taille moyen d’un menu au fast-food est l’équivalent du XXL en France. Et en meme temps, c’est different. Je saurai pas comment expliquer…c’est toi qui a toujours eu l’art d’assembler mots et idées, mais je m’attendais à quelque chose de différent. Les gens , par exemple….

Ils sont hypers gentils et serviables, mais peu liants. Ils vont t’accueillir avec beaucoup d’effusion les premiers temps de ton arrivée, tu penseras etre devenu en deux temps-trois mouvements, leur big pote. Et en fait, non!  Dés que tu fais partie du décor et que tu leur deviens familier, une distanciation polie prend le relais.Les gens sont tres occupés, ils ont 2 a 3 jobs, y compris les étudiants. L’expression “Time is money” prend tout son sens ici et on est finalement assez seule. En revanche, je suis super bien installée…Ma chambre étudiante doit faire nos deux chambres réunies à la maison. Je te dis: tout est big, ici!!!

Comment va la daronne? Et papa, t(‘as des news du bled? Et toi?  Je t’embrasse big sis’….See you soon!

Mabel

Jemmi referma la fenêtre de Coryphmail. Elle avait encore du mal à s’habituer à l’ergonomie de cette nouvelle messagerie instantanée, dont les fonctionnalités étaient bien plus intuitives et la navigation plus fluide que MSN et Caramail. Les notifications bloquaient automatiquement  l’écran de garde de l’ordinateur, jusqu’à consultation du message de l’expéditeur qui recevait par ailleurs un accusé de réception. Il était impossible de passer entre les mailles du filet de Coryphmail. Jemmi et Mabel, sa jeune soeur installée depuis peu aux Etats-Unis pour des études de droit, l’avaient précisément installé pour cela: le maintien indéfectible du lien qu’elle cultivait depuis l’enfance, au-delà des mers et du temps. Plus que sœurs, elles étaient amies. Jemmi considérait Mabel comme non seulement sa moitié, mais aussi la meilleure partie d’elle-même. 

L’amitié était chez eux une affaire de famille, un art ancestral qu’on se transmettait de génération en génération. C’est ainsi que se construisait “le clan”, même expatrié.

Chorus d’Olli et Queen

Ainsi, Jemmi était aussi amie avec Olli, sa cousine. Elles étaient liées depuis toujours, sur plusieurs générations de lignées s’entremelant et se croisant au gré des alliances bien plus que des rencontres. C’est à l’occasion d’une tontine, un “Njangui” à laquelle participaient leurs parents, couples d’amis depuis les années 70’s et leurs soirées étudiantes à la “Soul Train”, que Jemmi et Olli, devinrent des copines de fortune. Il fallait bien une certaine dose de solidarité pour supporter l’ennui de ces rencontres exclusivement calibrées pour les adultes, avec leurs 5 heures successives de Makossa old school, aussi bon soit-il, que venaient interrompre les aléatoires éclats de voix de deux tatas, profitant de leur léger état d’ébriété pour régler leurs comptes.

Jemmi et Olli comprirent assez vite ce sentiment de fierté d’appartenance à la même lignée que leurs parents ressentaient: En l’Autre, elles aussi se reconnaissaient. Pourtant , elles ne se ressemblaient pas.

Olli était un genre de Murielle Moreno, époque tchiki boum, dans sa version exotique. Métisse espiègle et acidulée, son visage mutin était toujours prêt à partir d’un grand éclat de rire communicatif. Tandis que Jemmi de deux ans son aînée, était une petite brindille noire, aux genoux cagneux et au regard malicieux,  que la timidité rendait fuyant.

Entre les années 80 et 90, elles entretinrent leur amitié à travers ce rendez-vous mensuels réguliers, auquel s’ajoutaient les mariages, les anniversaires, les baptêmes et même les deuils.

Oui, les deuils étaient aussi dans leur culture, des lieux de socialisation où les tatas vêtues de cabas géants,y planquaient canettes de bières et encas, entre deux crises de larmes à l’évocation du défunt. Les chants funéraires sawas, d’une rare et majestueuse beauté, enveloppaient, au salon,  la famille endeuillée d’un halo de douceur solennel, pendant qu’on se disputait en cuisine autour de la répartition des victuailles et de la distribution des très prisés programmes de décès.

Les enfants qu’ elles étaient alors, avaient l’éternité devant elles: qu’importe les circonstances,elles sautaient, chantaient, dansaient, au grand dam des adultes.

Il n’y avait pas de portables ou de réseaux sociaux en ces temps-là, et leurs parents posaient d’impitoyables cadenas sur les combinés téléphoniques à cadran. Les retrouvailles étaient d’autant plus précieuses. Heureuses.

Le couple d’amies qu’elles formaient, se dédoublait parfois, suivant les circonstances: Jemmi et Gillou, Olli et Queen.

Tous appartenaient à la même cousinade, mais ne se voyaient qu’à la faveur des circonstances réunissant leurs parents. Une cousinade extrêmement étendue, composée probablement d’une centaine, voire plus, de membres. S’ils ne se connaissaient pas tous, certains ne s’étant même jamais rencontré, c’était là qu’ ils puisaient leurs amitiés les plus solides et durables. A la moindre engueulade ou conflit larvé, les parents qui avaient appris l’art de l’Ubuntu, garant de la cohésion sociale, et celui des mots, les calaient dans une pièce close jusqu’à réconciliation.

L’idée de communauté virale n’avait pas encore atteint son plein potentiel de capital social: les plus jeunes se réunissaient  à l’occasion d’évènements précis, mais les liens ne se poursuivaient pas encore sur une plateforme numérique, générant une identité commune et des interactions régulières autour des mêmes centres d’intérêts et tranches d’âges. 

Les tatoos, puis plus tard les téléphones à clapet aux minuscules touches trop petites pour leurs doigts pressés, ainsi que les messageries sur internet furent les premiers moyens de rallier le clan, comme le tam-tam ancestral le faisaient pour leurs aïeux au-delà des villages.  

C’est ainsi qu’apres 4 à 5 années entre le lycée et l’entrée à la fac, où elles se perdirent de vue, Jemmi et Olli se retrouvèrent, juste après sa rupture avec Kenville, et avant sa rencontre avec….

Mais est-il utile de rappeler à quel point Jemmi était au 36é dessous, peut-être même plus bas, après cette rupture?

Olli qui avait eu le numéro du téléphone à clapet de Jemmi par sa mère, la contacta et se déplaça même jusqu’à sa chambre étudiante d’Antony pour la voir.

Elle fut surprise de retrouver sa cousine, grimée en croquemitaine, vivant chichement de yaourt, soupe et boisson multivitaminée,  recluse derrière d’ opaques et sombres rideaux qui ne laissaient passer aucun filet de lumière.

Depuis son retour des Antilles et de ce qui s’apparentait plus à un pèlerinage qu’à des vacances, Jemmi se sentait vidée, n’ayant plus goût à rien. Olli prétexta l’envie d’un bon MacDo pour la traîner au centre-ville. 

Il faisait beau, la plupart des gens étaient jambes nues sous leurs shorts et jupes printanières.  Certains avec les pieds en éventails dans des tongs ou sandales légères.

Jemmi ressentit malgré son lourd pull à manches longues et épais “taille-basse”, la caresse bienfaisante du soleil. L’hamburger qu’elle avalait en revanche passait difficilement le passage étroit de son gosier, rétréci par l’absence d’aliments solides ces derniers temps….ou tout simplement par le chagrin, mêlé de colère.

Elles s’installèrent en plein mitan de la grande rue commerçante, dont les incessantes allées et venues des tranquilles badauds, composaient un spectacle fluide et permanent, à l’énergie agréablement apaisante.

Olli tira une cigarette de son paquet. Jemmy fut surprise de la voir fumer avec l’assurance désinvolte de leurs aînés. 

sérieux? Tu fumes? 

Genre? lança t-elle dubitative,  pas toi?

si…Enfin, je sais pas…

Olli rit: “ Comment ça, tu sais pas?”

Ben disons que….tu vas te moquer de moi!!!

Mais non, vas-y, balance. D’ailleurs, t’en veux une?

Je veux bien, mais j’ai pas compris à quoi ça sert, à part à frimer. Voila! En fait, je “comprends” pas le goût de la clope.

Comment ça?

Ben, tu sais quand on était gamines et qu’on goûtait les fonds des verres laissés par les adultes dans les Njangui, les tontines des maters là …On “comprenait” le goût du Bailey’s, celui du punch coco, celui du planteur, je crois que c’était le plus immédiatement “compréhensible” de tous. 

Elles rirent en se remémorant ces séances de dégustation express, pendant qu’elles faisaient à tour de rôle le guet, avec leurs cousins.

Mais, poursuivit Jemmi, on “comprenait” pas le goût du rhum pur, du cognac, du whisky, tu t’en souviens. C’était incompréhensible pour nous que des papilles humaines puissent en redemander

Tu m’étonnes, beurk….la vodka de tata Mado. Elle te la buvait comme de l’eau.

Non, mais tata Mado, c’était un cas particulier: elle a dû être russe dans une vie antérieure, sérieux. Va savoir si une branche des Pouchkine n’est pas issue des Bonabataka comme elle!

Leurs bruyants éclats de rire amusèrent certains passants. C’était aussi bon de rire ainsi, que d’entendre des gens ainsi rire. Lorsque le calme revint, Olli glissa entre deux taffes: 

Je sais ce qui t’est arrivé, avec ton ex, le petit, tout ca…tata m’a raconté.

J’aurai dû t’ appeler et te l’annoncer moi-même. Mais j’étais à plat…

T’inquiète, maintenant je suis là. Et je te lâcherai pas. Ca va aller, mais ça ira seulement à la condition que tu le décides aussi. Chaque jour, davantage. Chaque jour un petit peu plus que la veille. C’est comme ça qu’on avance.

Jemmi tirait à présent, confiante, sur sa clope au goût toujours aussi détestable, cependant étonnée de comprendre peu à peu que ce moment était surtout une expérience sociale de partage.

Elle accompagna ensuite sa cousine au RER, et retourna à sa chambre d’étudiante, ses soupes lyophilisées et son amer chagrin. De temps en temps, elle entamait une cigarette, bien plus pour tromper l’absence que l’ennui, qu’elle ne finissait d’ailleurs jamais. Le paquet était toujours là, à disposition, compagnon fidèle lui au moins. Bientôt, elle ne se souvint même pas avoir jamais su se passer une journée entière de cigarette. 

Fumer seule la rassérénait  et en compagnie, cela lui donnait la contenance et l’assurance dont elle avait besoin pour regagner sereinement la société.

Lorsqu’elle revit Olli et sa bande d’amies, Jemmi  était devenue une consommatrice plus qu’occasionnelle. De celles dont les signaux d’alarme s’activaient fébrilement, lorsqu’il en restait moins de 5 dans le paquet, cartographiant aussitôt le périmètre à la recherche du point de ravitaillement, le plus proche.

Elle les rejoint, un 21 juin, à St Michel, à l’occasion de la fête de la musique. Ici, aucun risque de pénurie.

Les tourniquets des métros et RER de la capitale étaient désactivés, laissant le passage libre à l’ensemble des usagers pour l’occasion. Mais certains d’entre eux, par habitude ou nécessité impérieuse de pratiquer le saut d’obstacles, ne pouvaient s’empêcher de les enjamber.

Il était encore relativement tôt mais la fête battait déjà son plein. Les cafés deversaient leur foule sur le trottoir, qui dansait verre à la main en hélant les flâneurs, gagnés par leur contagieuse exaltation.

Jemmi, ses cousines Olli et Queen, et leurs amies Cherrylane, Vero et Marie passaient suivant les ambiances croisées, de la samba brésilienne à la pop anglaise. L’une d’elle, extravertie à l’extrême, s’adonna même à Pogo décomplexé devant un bar du boulevard Sébastopol.

Olli secoua la tête: – Je renonce, c’est trop pour moi!

La soirée, chaude mais sans excès, rappelait à la fois l’imminence de l’été , de ses prochaines nuitées écrasantes de chaleur et le poids dont on venait de se délester en quittant l’hiver, ses lourds manteaux, écharpes et bonnets encombrants. Une soirée aussi légère que le relais suspendu, que se transmettent deux saisons dans leur course cyclique et temporelle.

Jemmi se laissa gagner peu à peu par l’euphorisant sentiment de sécurité que procurait le nombre et la grisante promesse d’éternité inhérente à leur insolente jeunesse. Cheminant côte à côte dans une triomphante sororité, elles s’apprêtaient à vaincre la nuit.

Par un hasard improbable que seule l’incroyable synchronicité sait mettre en œuvre, l’univers attira à elle, en cet instant, une rencontre providentielle. Un bel homme noir l’interpella, le regard un peu vitreux, embrumé par la fumette:

-“ Jemmi, ma femme, c’est bien toi?!“

C’était Kenville. Elle eut envie de se jeter dans ses bras mais ne le fit pas. Elle articula juste, anesthésiée par la surprise: -“Kenville”

Il la prit dans ses bras. Quelle sentiment immuable de sécurité. Elle était à l’endroit précis où elle avait tant de fois rêvé d’être ces derniers mois…Quel étonnant concours de circonstance. 

La musique avait cessé, les potes peu recommandables de Kenville s’etaient dissous dans l’horizon dans lequel ils s’enfonçaient. Son groupe de cousines et amies, avancaient dans la direction inverse, absorbées par la foule.

-Tu n’as pas changé, woyoyoye, toujours la même « belle tite negress » . Comme je t’ai laissé, lui murmurait-il à l’oreille.

Oui, pourquoi l’avait-il laissé…le mettre à la porte de leur appart? Il aurait pu se battre pour rester. Au moins faire semblant. Mais cela avait-il une quelconque importance si la destinée les mettait finalement ,ici et maintenant, en présence l’un de l’autre. Ils étaient peut-être passés par tout ce qu’ils avaient traversé, pour en arriver précisément là. Olli s’immisça entre eux. Salua l’intrus. Et récupéra sa cousine, encore hébétée.

On s’appelle, cria au loin Kenville”, ce qu’il ne fit jamais.

Jemmi regarda Olli, choquée par son culot: “ Mais, mais c’était… »

Oui, je sais, coupa-t-elle, Pas besoin de faire un dessin. Tes yeux de merlans frits en disent assez long. Je vois très bien qui c’est et il va pas nous gâcher la soirée, celui-là. Non, mais!!!”

Puis elle claqua une bise sonore sur sa joue: “Oublie-le! y’a mieux devant!”

Tu parles de quoi, de la vie ou la nuit demanda Jemmi, rongée par une douloureuse incertitude, et de nouveau en proie, à l’empreinte indélébile du manque, qui menaçait de la faire vaciller à tout moment dans la sombre vallée du doute.

Olli avait rejoint à grandes foulées son équipée sauvage, en route vers les Halles où pulsait le cœur de la fête ce soir-là. Elles remontaient la rue St Denis en direction de la fontaine des innocents.

Je te parle des deux…Becassine, lui cria Olli, au loin, Allez bouge toi, viens! Ca a commencé!

La place Joachim Du Bellay accueillait une édition spéciale du Dance Machine, en plein air, présentée par l’incontournable Ophélie Winter. Tous les plus grands noms de la dance music avaient été programmés. La scène montée pour l’occasion se voyait déjà au loin, traversée par plusieurs jeux de lumière. Les filles esquissaient, en marchant résolument vers la place, des pas de danse sur “Rythm is a dancer”, tube du moment.

Jemmi leva les yeux au ciel de dépit, et tout ce qu’elle y trouva en dehors du lit d’étoiles qui le criblait, fut le simple écho de sa propre incertitude. Il n’y avait rien de plus réel dans la vie que ce qu’elle vivait en ce moment, se suffisant à lui même. Subitement gagnée par la grâce de l’instant, à laquelle succéda la joie frénétique du rythme entraînant de la musique, elle rejoint ses comparses, en sautillant à son tour et chantant à plein poumon, mêlant sa voix aux leurs:

Oh-oh, it’s a passion, Oh-oh, you can feel it in the air!!!!!

Quelques semaines plus tard, elle devait découvrir à quel point sa cousine Olli veillait, l’air de rien, sur elle. Elles ne se voyaient pas tous les jours, ne sortaient pas ensemble tous les Week-ends, ne partageaient pas chaque repas, mais sa présence était constante, diffuse et enveloppante, sans être pour autant étouffante.

Jemmi n’avait pas repris son cursus universitaire de lettres modernes, arrêté précipitamment pour des raisons médicales….Elle se souvint avoir hésité à écrire “raisons obstétricales” lorsqu’elle se présenta enceinte de quelques mois déjà auprès de la doyenne de la fac, afin de lui demander l’autorisation de conserver pour l’année prochaine le bénéfice des unités de valeur, déjà acquises. Ce qu’elle s’était abstenu de faire à la fac, elle n’eut d’autre choix que de s’y soumettre cette fois-ci, afin d’ être acceptée dans cette classe d’été qui formait en accéléré aux techniques de rédaction journalistique.

La secrétaire n’ avait été sensible qu’à l’évocation de ce drame qui avait bouleversé sa vie et changé sa nature profonde à jamais. Elle s’était alors hâtée de lui trouver une place vacante, inexistante une quinzaine de minutes plus tôt.

 Jemmi sortit du bureau vidée, mais avec le précieux sésame pour ce cours, d’autant plus prisé qu’il abordait les nouveaux espaces rédactionnels qu’étaient les sites d’informations, alors naissants, sur un internet en plein effervescence.

Ecrire pour le net, Écrire pour être Lu”, tel en était l’intitulé.

Le cours réunissait une quinzaine de participants, pour la plupart des fils et filles “de”, issus du premier cercle de la rive droite. En dépit de leurs différences culturelles, elle et une autre élève, venue spécialement d’Alger pour assister à ce cours novateur, furent très vite intégrées au reste du groupe.

Jemmi s’étonna de trouver un jour Olli, à qui elle avait donné le nom de l’école en coup de vent, assise à l’accueil, qui l’attendait en feuilletant distraitement un magazine, jambes nonchalamment croisées. 

Mais enfin, Olli, que fais-tu là? , s’enquit-elle, surprise et ravie.

Je suis venue te chercher pour déjeuner, répondit sa cousine,  en passant prestement son bras sous le sien, On va où? Tout coûte un bras, dans le coin…

Alors que Jemmi se laissait diriger vers la porte vitrée du hall d’entrée, une camarade de classe, Nedjma la héla:

Ben, on déjeune pas ensemble à la brasserie du coin? Menu poulet-frites, comme d’hab, non?

Jemmi se tourna vers sa Olli, dubitative:

Poulet-frites, ça te va?

ça dépend, c’est combien?

Cinq euros. Et je t’invite! Et ils servent grave bien! Pas de salade de déco ou autre chichi culinaire.

T’es sûre? Tes nouveaux potes ont l’air d’être sous contrat chez Elite et de ne  manger qu’ une pomme par an!

Jemmi éclata de rire: – Olli, olem*! Allez viens, je t’invite!

Non, cette fois-ci, c’est moi. Tu m’inviteras, next time, dans un de ces restos chicos où l’on voit plus le blanc de l’assiette que de bouffe!

Jemmi fit les présentations et ils se dirigèrent tous vers la brasserie. Olli avait déjà été adoptée à l’unanimité par tous le groupe dès les premières minutes du repas: véritable bout-en-train, parfaitement à l’aise dans toutes les situations, les conversations et avec les personnes de toutes conditions, elle avait le don de créer la cohésion autour d’elle, en cultivant un climat harmonieux et convivial. Les camarades de Jemmi l’apostrophaient avec la familiarité que seul confère l’habitude, alors même qu’ils venaient à peine de faire sa connaissance.

Serieux, Olli raconte nous à nouveau, comment le type t’a accosté. J’aimerai tellement avoir ton aplomb pour remettre certains goujats en place! raconte, raconte, raconte s’il te plait, répétait Bérénice, une grande et piquante rousse.

Bon, c’est vrai que t’aurai du mal à faire la Bledarde toi! C’est dommage parce que ça marche bien: “pas de papiers, pas de thunes, besoin urgent de faire un bébé-prefecture dans les quinzes secondes avec reconnaissance de paternité et pension alimentaire à vie, le tout servi avec un accent à couper au couteau” ahahah, ca calme même le plus valeureux des chevaliers. Il réfléchit, quoi!  Avec tes beaux cheveux roux, tu ferais en revanche une très crédible kainri ou l’anglaise…Ca t’irait pas mal toi irlandaise ou écossaise, en fait…mais le mec va plus te lâcher. Là, c’est demande en mariage direct, il te dégote un prêtre, un maire et deux témoins dans l’heure, le gars. T’es une green card ambulante. Non, toi Berenice, tu peux t’en sortir en simulant un léger handicap….ce qui est bien, c’est que t’auras pas trop à te forcer (éclats de rire général, y compris ceux de Bérénice) Non, je blague ma belle. Tu sais bien que je blague, tu as de l’humour, ce qui te rend d’autant plus attachante. Et il est bien là le problème, c’est que le mec se détachera pas de toi comme ça: jackpot sur pattes, quoi. Mais si tu simules un petit strabisme ( Nouveaux éclats de rire alors qu’ Olli mime un strabisme excessivement accentué) avec un peu d’écume aux lèvres, puis tu vois en parlant comme ça “cham byen appiyé les sy’abes”, tu peux le  mettre en déroute lourdeaud, sans stress, hein…

Je crois me souvenir que t’avais testé cette version une fois en soirée, avec un serial zoukeur, non?

Ah ouais, le zoukeur-fou, tu te souviens?! Oh celui…inoubliable. Il existe des tireurs-fous, n’est ce pas…ben lui, c’était un zoukeur-fou, une variante, quoi!

Olli et Jemmi réalisèrent que les rires qui enveloppaient chaleureusement leur tablée, avaient tout à coup cessé. Un silence plat s’était abruptement abattu sur eux. Ses camarades de classe les fixaient alternativement, manifestement abasourdis. Olli et Jemmi se regardèrent à leur tour, tournèrent les yeux vers le groupe ébahi, puis vers leurs propres mains, centre de leur intérêt fixe, et comprenant enfin la situation, furent prises d’un long rire sonore et solitaire qui les secouèrent de longues minutes durant. Leur auditoire était silencieux et figé, convaincu d’avoir assisté à un rite initiatique ou un envoutement vaudou.

Vous…vous croquez des os de poulet, mais pourquoi?

Olli et Jemmi eurent bien du mal à calmer leur quinte de rires, chacune encourageant l’autre à donner les explications à leurs camarades, inquiets.

Non, c’est comme ça, finit par hoqueter  Olli, chez nous, on croque effectivement les os de poulet. Ca fait les dents et puis c’est culturel.

C’est ça: si t’as pas croqué les os de poulet, t’as pas bien mangé en fait. On lui laisse pas une chance au pilon, quoi: On mange tout! On mangerait
même son âme, si on pouvait
!

Ah ok! C’est culturel, mais oui…les us et coutumes ne se discutent pas!

Ils parurent immédiatement soulagés et détendus: l’explication leur paraissait logique. Les échanges purent repartir de plus belle.

Sur le chemin du retour, restées en léger retrait du groupe et  fumant une clope à deux, Jemmi et Olli échangèrent sur des banalités, avant d’entrer dans le vif du sujet: 

Et ta sœur, ca va aux States, demanda Olli? La belle Mabel, elle doit en faire tourner des têtes là bas.

On échange via Coryph’. Ca a l’air d’aller. Elle prend ses marques.

On la remplacera pas en tant que cousines et amies, mais tu sais qu’on est là si t’as besoin de parler…

Je sais , mais en ce moment j’ai pas trop besoin de parler….j’ai besoin de faire du sport en chambre. Et je crois avoir trouvé le bon partenaire!

Tu penses pas t’en tirer comme ça avec ta fausse excuse de “fin de pause méridienne et reprise des cours”! Sérieusement, j’étais venue pour ça en plus. Tu as passé plus de 2 heures au téléphone avec Queen qui a eu tous les détails. Elle a voulu me raconter, mais moi je n’aime pas le Kongossa second-hand, Je n’aime pas le réchauffé dis donc:  j’ai préféré venir à la source!

T’inquiètes, je t’appelle ce soir et on en parle!

Ne mens pas, tu es en formation accélérée, tu ne vas certainement pas appeler. Prends moi pour une bleue…

Ok. Bon alors vite fait: On s’est fait une boite avec mes cops, Laure et Glawdys. Et il y’avait ce gars. Un magnifique martiniquais, foncé comme j’aime. Une peau, on aurait dit du chocolat soyeux…à croquer. C’est l’anti- zoukeur fou: il est calme, réservé, un petit côté distingué. Le genre très ténébreux, tu vois, jusque dans le tempérament, un peu secret et mystérieux…

Ouais, je vois tout à fait, les mecs à la Dylan MacKay, là, qui ont toujours le regard dans le vague, et toutes les filles sont là, à se demander ce qu’ils pensent et comment les sauver d’eux-mêmes…je vois très bien!

Vooiiiiiiilà, t’as tout compris!  Il s’appelle Paco. Ça ne fait que deux semaines, mais je crois que je suis déjà accro.

Écoute ma couz, conclut-elle en embrassant Jemmy, dont elle prenait congé, si ça peut te faire plaisir. Soit! Vas-y fonce et fais toi du bien. Mais protège bien ton précieux petit cœur: mode cadenas ON, pour l’instant, en attendant de savoir s’il est plus « Rabanne » que « -tille »! Love you! Allez, je file!

Pas mal, le jeu de mot! Mais crois moi y’a rien en pacotille dans ce qu’il m’a déjà été donné de voir!

Olli trotta vers le métro à reculons, en envoyant des bises aériennes à sa cousine, restée sur le parvis de son centre de formation.

Paco se disputait presque la première place dans son rang de priorité, avec la somme astronomique d’informations qu’elle avait à absorber quotidiennement afin de maîtriser les techniques rédactionnelles numériques, et la gestion du CSS, nouveau langage numérique, accompagnant leur mise en page.

Il était arrivé à un moment de sa vie que Jemmy voulut croire opportun pour, à défaut de vivre une histoire passionnée,  au moins passer de bons moments sans prise de tête excessive auprès d’un homme charmant. Mais quand ce bel homme noir avait dirigé, droit vers elle, sa masse épaisse et musculeuse, puis planté son regard d’épervier, aux yeux ombrageux et légèrement enfoncés dans leur orbite, dans le sien, toutes les digues précautionneusement placées autour de ses sages résolutions, avaient cédé.

Pourquoi lui et pas un autre ? Pourquoi à ce moment là et pas à un autre ? On ne sait jamais ce qui nous vaut ces invitations du destin, ni ce qui nous pousse instinctivement à les saisir, comme si notre survie en dépendait.

Elle s’était accroché à lui dès la première danse, et même s’il avait fait le premier pas, elle n’avait eu de cesse ensuite de le suivre: de la piste de danse, au premier rendez-vous, à la première nuit, aux premiers week-end à deux, aux présentations officiels aux proches, à l’emménagement dans l’appartement qu’elle avait pris grâce à son premier poste d’assistante de rédaction, dans un journal numérique parisien, sans prétention mais tout à fait honnête, Exodus.

Paco à la parole rare, et au regard survolant toute chose, à l’exception du petit carnet noir qu’il gardait toujours jalousement, sur lui. Une éternelle mélancolie dont elle voulait inconsciemment le sauver, semblait l’habiter depuis une éternité. Le mystérieux poids qu’il portait sur ses larges et solides épaules la distrayait de celui qui l’avait, elle-même, longtemps accablé. 

Elle espérait parfois pouvoir recroiser Kenville, au détour d’un dédale de rue, afin de lui claquer un tonitruant:

J’ai un petit copain. C’est sérieux. Tellement sérieux qu’on a emménagé ensemble, et adopté un ficus dont on s’occupe à tour de rôle. Je suis folle de cet homme musclé, je ne pense plus du tout à toi. Il est tellement sexy! C’est un poète, enfin, je crois. Bon, il est commercial itinérant pour une marque de pneus, et toujours sur les routes mais c’est un poète dans l’âme. Je le sens. Il a le regard torturé des âmes qui en ont trop vu, qu’importe leur âge et noient dans l’écriture, probablement de poèmes en alexandrins césurés et rimes riches, le mal qui les habite. 

Et toi, comment ça va, sinon? Toujours célibataire?

Mais voilà, le fait est que Paco ne l’avait jamais invité à lire ce qu’il écrivait, et la seule fois où elle avait renversé intentionnellement le carnet noir dans la perspective d’y jeter un coup d’œil rapide en le ramassant, il s’était tellement énervé que Jemmi n’avait plus jamais osé l’approcher en sa présence. Sa curiosité en avait été néanmoins d’autant plus piquée, ou s’il fallait dire les choses franchement, sa banale obsession initiale était devenue idée fixe. Car son égo revanchard avait été blessé par son refus hostile et tranché. 

Un samedi soir de vendetta, Olli et les filles vinrent la chercher en commando organisée, en prévision d’une soirée dans une boite située à l’autre bout de Paris: elles se préparèrent dans la seule pièce vacante de son studio, sa grande cuisine, en mettant la musique à fond et en exagérant volontairement leurs éclats de rire. Elle déambulaient dans le minuscule appartement sur leurs stilettos bruyants, baladant les effluves de leurs parfums et le piaillement de leurs voix autour d’un Paco stoïque et statique devant son écran de télé. Elles provoquèrent un tremblement de terre de magnitude 5 en claquant la porte de l’appart, sans lui dire au revoir.

Debout dans le métro, alors qu’elle regardait passer les stations, Jemmi s’en voulut d’avoir infligé un tel supplice à Paco: elle était sortie sans lui donner le nom de la boîte où elle allait. Il l’avait embrassé du bout des lèvres, se drapant fièrement dans son mutisme. Olli qui était assise sur un strapontin devina ses pensées et se mit à fredonner une chanson de Joe, reprise en chœur par les filles tant pour taquiner Jemmi sur ses états que pour donner de la voix ensemble:

Tell me what i have to do to please you, baby anything you say i’ll do

cause i only want to make you happy, ….I WANNA KNOW….”

Loin d’agacer Jemmi, cela la mit de bonne humeur, comme toute la rame, du reste, dont certains s’étaient même joints à elles: C’était l’ambiance festive d’un samedi soir!

Une fois à Porte de Montreuil, elles convergèrent avec la plupart des usagers présents à cette heure de la nuit, vers la boite afro-antillaise alors en vogue à cette époque. La soirée Ladies’s night, nécessitait qu’elles arrivent avant minuit pour entrer gratuitement. Elles s’empressèrent de prendre les premières places dans la file, dansant déjà malgré le froid qui mordait leurs joues et leurs jambes nues, au rythme de la session de raggamuffin qui filtrait derrière la porte laissée entrouverte par le physio.

Paco était déjà oublié, une fois sur la piste de danse où, ayant déposé manteaux et soucis aux vestiaires, elles s’adonnèrent aux joies simples de la danse et du bonheur partagé, testant les dernières chorégraphies des clips-vidéos à la mode. 

Elles reposaient leurs pieds, emprisonnés dans des talons trop hauts, au moment du zouk. 

Je crois que je vais le quitter, geignit Jemmi

Mais de quoi tu parles, il vit chez toi, lui rappela Olli

Non, nuance: il squatte chez moi. C’est MON bail!

Et votre bebe Ficus, t’as prévu quoi pour lui, une garde alternée?

Je suis sérieuse! Je ne le comprends pas, y’a un truc qui m’échappe chez ce mec!

-Il est présent!

Oui, il est trop présent dans ma tête et pas assez dans ma vie!

Non, je veux dire qu’il est là, ici, maintenant. Ton poète, non? Tupaco!

Paco se tenait devant elle, tout frais, beau et dispos, dans une chemise blanche soigneusement repassée, lui tendant la main pour le prochain zouk. Jemmi bouda par principe, tandis qu’Olli la poussait discrètement:

Mouf, toi aussi, ne fais pas genre! Profite pour ce soir, vas danser: amortis au moins la fortune qu’on a laissé au vestiaire. tu bouderas gratuitement demain!

Jemmi se laissa alors glisser dans les bras de Paco, qui accompagnant son mouvement, l’enserra délicatement :

J’ai pensé qu’avec ce froid, tu préférerais peut-être rentrer en voiture, au petit matin. Je suis garé pas loin.

Et les filles?

J’espère qu’elles ont pris leurs baskets… Non, je rigole !On les avancera au maximum dans les gares les plus proches de chez elles. Puis, on rentre chez nous…faire des choses que nous seuls savons faire.

C’était aussi pour cela qu’elle tenait tant à lui, pour ces gestes et attentions qui, elle voulait le croire, clamaient muettement l’attachement qu’il lui était impossible d’exprimer autrement. Et puis, le “Chez nous” susurré à son oreille sur ce ton suave, neutralisait, au moins momentanément, le plus tenace des doutes.

===>Coryphmail : Vous avez un message !

Mimi, Tu es certaine que ça vaut vraiment la peine de chercher à savoir ce qu’ il y’a dans ce carnet? Je veux dire, c’est pas le prochain Goncourt non plus, sans vouloir offenser qui que ce soit. Si c’est juste son jardin secret, pourquoi ne pas le lui laisser? Y’a pire comme jardin secret?

Tu sais qu’une fille sur le campus a découvert la semaine dernière que son copain portait ses sous-vêtements en son absence? Elle l’a grillé en soutif et string en dentelle. Ca a fait le tour du campus, et impertubable le gars: il prétend à présent avoir toujours été queer, mais ne l’avoir jamais su avant sa rencontre avec la dentelle de chez Victoria’s secrets.  T’es certaine de vouloir ouvrir le carnet de Pandore? 

Gilles m’a raconté que vous avez essayé de le piéger via MSN avec la sœur de Cherylane, en lui fixant un rendez-vous, ou plutôt un guet-apens. Je vous imagine vous toutes en embuscade, dans le café d’en face….chapeaux, lunettes noires et cols remontés jusqu’au menton. Et tout ca pour quoi? Paco est venu au rendez-vous avec son pote Jah-Man à qui il a présenté la sœur de Cherylane, votre appât. Soeur de Cherylane avec qui Jah-man est encore en couple, à ce jour! Priez toutes qu’ils ne se marient pas car aucune ne pourra y assister. Sauf moi!

De mon côté, c’est le calme plat…à part peut-être ce quaterback qui semble me faire de l’oeil, mais je l’évite au maximum. Il n’est pas (encore) dans ma liste de priorité. Je reste focus au max sur les prochains examens. Souhaite-moi bonne chance. Love you 🙂 take carer 🙂 Forgot the black book 🙂

Mabel

Chorus de Laure et Glawdys

Laure n’était pas toujours d’humeur aussi boudeuse. Belle blonde plantureuse, consciente de l’attrait que ses atouts exercaient auprès de la gente masculine. Elle s’en servait avec une certaine forme d’innocence désinvolte, ayant bénéficié dés sa prime enfance des avantages du “Pretty Priviledge”, sans pour autant en abuser de ce statut quasi- aristocratique. Laure croquait depuis toujours, une vie relativement facile et agréable, à pleine dents, saines et joliment alignées. Aussi, la moindre contrariété dans cet univers léger et aérien, surtout lorsqu’elle n’en valait pas la peine, la rendait encore plus hargneuse que la fringale post déjeuner des longues réunionites suraiguës de l’après-midi, au boulot. 

Pour Laure, l’affaire était simple et ne nécessitait pas un investissement émotionnel trop important, tout comme elle devait également être délimitée dans le temps. Elle ne comprenait pas pourquoi son amie de longue date, Jemmi, n’avait pas encore eu accès à ce carnet noir. Le vin et les dessous sexy servaient à quoi, finalement, dans la vie?

séduire, enivrer, endormir au sens propre comme au figuré, et accéder aux données personnelles de l’adversaire. Elle aurait privilégié le portable au carnet, mais si c’était ce foutu carnet que Jemmi voulait, elle aurait peut-être dû mettre un peu plus du sien, depuis le temps.

Autant d’efforts et de tergiversations pour un homme qui n’en valait même pas la peine….Elle et Glawdys, la 3éme mousquetaire de leur trio d’inséparables amies, en discutaient souvent en son absence, et bien que cette dernière exprimait son avis avec plus de mansuétude que Laure, elle partageait sa réticence à l’égard de Paco, bellâtre sans consistance de son point de vue.

Non, mais sérieux, vous parlez de quoi, lui et toi? Tu es capable de faire le lien entre la révolution de l’imprimerie et celle des lumières, et mettre en relation capitalisme et esclavage…..alors que lui ne lit pas, n’a clairement pas la lumière allumée à tous les étages, et est esclave de sa fascination pour l’argent facile! Vous n’avez juste rien à faire ensemble….pestait-elle

C’est vrai, tempérait Glawdys, que vous ne partagez pas les mêmes centres d’intérêts. Cela arrive à beaucoup de couples, cela dit. Mais la question est surtout de savoir: Est ce qu’il te stimule intellectuellement? Est ce que vous faites, je sais pas moi, des musées, des expos, des vernissages ensemble, par exemple…?

Sérieusement Glad ? Tu en as fait beaucoup, des vernissages, ces derniers temps avec Rudy? Tu sais bien que le genre de mecs que nous fréquentons touuuutes (Jemmi s’était tournée vers chacune d’elle pour appuyer son propos), en tout cas en ce moment,  ont d’autres qualités!

C’est pas faux, ajouta Glawdys, belle âme toujours prête pour la déconnade, en riant aux éclats et bousculant une Laure renfrognée.

Laure profitait généralement de ces moments de flottements au boulot pour
échanger de torrides SMS avec ses crush du moment, ou organiser sur son
Blackberry, en inconditionnelle adepte de la planification systémique, les
prochaines sorties, voyages ou activités lui permettant de retrouver ses deux
copines d’enfance, Glawdys et Jemmi, à intervalle régulière, en dépit d’une
coordination d’emplois du temps, digne d’un Tetris-niveau expert.

Elle considérait qu’il était primordial de prendre soin de soi, avant d’étendre
ce soin aux autres, puisque cet amour de soi était la condition sine qua none de
l’amour qu’on vouait ensuite aux autres. Autant faire les choses dans l’ordre ! Sa
conception du « Soi » incluait donc l’enracinement dans sa famille et un groupe
d’amis fiables, autres versions d’elle-même. En noire et timorée pour l’une,
métisse et délurée pour l’autre.

Toutes les trois avaient, à son initiative, instauré depuis leurs premiers petits
jobs d’ados, un rituel autour de leurs anniversaires respectifs : une surprise était
préparée en amont par les deux autres, avec pour principal objectif de témoigner
à la troisième l’amour et l’attention qu’elles lui portaient.

Laure eut droit un jour à un jeu de piste organisée en chasse au trésor, autour de la ville, et qui avait nécessité la participation d’un certain nombre de « bénévoles », de leurs proches à de parfaits inconnus, en passant par les commerçants du centre-ville auprès desquels, elle dut récupérer une authentique carte au trésor, jaunie par l’effet du thé noir, à défaut du temps.

Un autre fois, isolée au fin fond d’un village du sud de la France dans le cadre d’un soporifique séminaire sur les techniques de vente innovantes, Laure eut la surprise de voir débarquer dans la minute qui suivait l’appel de ses deux amies, désolées de ne pouvoir faire le déplacement pour son anniversaire, un convoi de voitures menées par Glawdys et Jemmi, qui établirent en un temps record et en plein air, une soirée dancehall avec DJ et caisses de bières fraîches. Une trentaine d’amis avaient fait le déplacement depuis Paris.

A la douce et sensible Glawdys,  infirmière au chaleureux sourire, si dévouée aux autres qu’elle s’en oubliait presque, elles organisèrent un authentique rapt au boulot, avec la complicité de sa supérieure hiérarchique. Elles foncèrent avec la musique à fond, et un indicible sentiment de liberté vers le séjour spa all-inclusive qu’elles lui avaient réservé dans le nord du pays. Un anniversaire doublement festif.

La première bague en or, sertie d’une pierre semi-précieuse que reçut Jemmi, lui fut offerte par ses deux acolytes, avec l’engagement de ne jamais se quitter, quoiqu’il arrive. D’être toujours présentes, les unes pour les autres.

Mais elles n’appréciaient rien autant que les soirées plateaux-séries-télé du vendredi soir  où elles pouvaient, toutes les trois, s’affaler sur le canapé après avoir retiré leurs talons carrés qui avaient martelé, tout au long de la journée, bureaux, bitume ou longs couloirs d’hôpitaux. Et enfin se rouler une petite  shiva skunk, accompagnée d’une bonne bouteille de vin. Elles se racontaient leurs semaines, leurs succès, leurs défaites, leurs rencontres, leurs déboires, dans la simple joie de moments de partages, à refaire le monde sans qu’il n’ait pour autant changé d’un iota le lendemain.

Elles aimaient la régularité casanière de ces rendez-vous, qui pouvaient aussi s’avérer pleins de surprises, comme ce jour où elles exigèrent du livreur de pizza, qu’elles aguichèrent en même temps, un strip-tease avant qu’elles ne paient leur commande:

Non, mais vous ne pensez pas vous en tirer comme ça, jeune homme. Votre pizza est froide, il va nous falloir la réchauffer. 

Désolée, m’dame, j’ai eu grave..pardon , beaucoup de mal à trouver la résidence, puis y’avait le code et tout.

Ah ouais, ben maintenant , on fait comment? Il va nous falloir un petit dédommagement. Faites un geste commercial, comme un strip-tease par exemple…

Allez, un strip-tease!!!!un strip-tease!!!!un strip-tease!!!!un strip-tease!!!!

Aussi incroyable que cela puisse paraître, le livreur hésitait, sensible à la proposition.

Non, mais là je peux pas, je suis en service. Vraiment, c’est pas que je veux pas, franchement vous êtes charmantes. En plus, une black, une blonde et une métisse, Waow, c’est la totale…mais là, c’est chaud: j’ai plein de livraison, c’est le rush le vendredi. Apres le service, peut-être que…

Jemmi mit fin à ses espoirs en lui tendant prestement un billet dont il garda la monnaie:

Bon, petit, on a assez rigolé. Arrête de rêver, voilà ton dû et bonne soirée…

Sinon, je pourrai peut-être passer après le serv…..

Jemmi claqua la porte, ce qui n’empêcha pas l’éphèbe dont la moustache n’avait pas fini de pousser de les rappeler à deux heures du matin, sur le portable d’une Laure qui dut supporter sa tenace pugnacité, deux jours durant.

Tu l’as bien cherché!! la taquinaient ses deux amies. 

Aussi, lorsque ce dimanche matin son téléphone sonna aux aurores, et bien qu’en bonne fêtarde, elle n’ait dormi que quelques heures, Laure décrocha quasi instantanément son portable en y voyant apparaitre le numéro de Jemmi. Cela devait être important pour qu’elle la réveille à une heure aussi matinale.

Les pleurs de Jemmi suffirent à complètement la réveiller:

Que se passe-t-il?

C’est Paco…

Son corps se décontracta. Ça devait être grave mais pas alarmant. Paco! 

Elle réitéra sa question:

Que se passe-t-il? Calme toi, et raconte-moi

C’est…c’est un carnet à putes….

Quoi?

Son petit carnet noir est un carnet à taimp!!! Et j’y figure même pas!!!

Ben c’est plutôt une bonne nouvelle, non?

Laure, c’est pas le moment de faire de l’esprit…ce connard note les rencontres qu’il fait, les dates, les lieux, les circonstances…les noms, TOUT!!! Y’a son ex, juste d’avant moi. Et moi j’y suis pas….

T’as finalement pu mettre la main dessus alors?

Il l’a oublié!

Ah bon? Étonnant! ça ressemble limite à un acte manqué…peut-être qu’il voulait que tu le trouves.

Tu veux pas nous psychanaliser un autre jour, Sigmund Freud, là j’ai besoin d’une amie!

Je suis là, t’inquiète. Je suis là….après un bon café! Je vais même carrément venir, tiens! Mais avant,, je veux juste que tu respires un bon coup, de ton côté. Et que tu réalises qu’il n’y a rien d’irréversible à ce stade. Ce que tu as découvert n’est peut-être pas si terrible, et même si ça l’était, tu as toujours le choix d’en faire ce que tu veux!

Laure n’insista pas quant aux choix multiples qui s’ouvraient à son amie. C’eût été une façon déloyale de lui faire la morale: les  fameux “On t’avait prévenu”, et autres si prévisibles “tu savais à quoi t’en tenir”.

Avec Glawdys, son amie et colocataire, elles prirent l’autoroute, dans le silence cotonneux des réveils trop brutaux qui donnent l’impression d’avoir laissé plus qu’une empreinte sur l’oreiller. Puis, bifurquant sur la bretelle de la porte de Montreuil, parfaitement fluide à cette heure-ci alors qu’elle était habituellement chargée, elle se mirent spontanément à échanger sur l’issue inespérée de cette situation. Peut-être allait-elle enfin se décider enfin à le quitter. Il s’agissait peut-être de l’emmener de la façon la plus indétectable possible à accepter cette idée.

On commence par quoi? La télé,! Il est toujours fourré devant! ça lui fera les pieds de la trouver au bas de l’immeuble!, suggéra Laure, à peine la porte ouverte.

A moins qu’on ne la balance par la fenêtre? ajouta Glawdys entre deux bâillements.

Jemmi se laissa un bref instant décontenancer par la bourrasque provoquée par leur apparition sur le seuil de sa porte, puis leur cédant le passage, elle se reprit, en essuyant hâtivement ses larmes:

On va se calmer deux secondes et se poser pour discuter d’abord. Réunion de crise: café et clopes!

Glawdys s’était mise à lui caresser le bras, avec sa douceur et sollicitude habituelle:

Oh non, bichette, t’as pleuré? Ca va aller,  t’inquiète, on est là à présent. T’a bien raison, on va la gérer cette crise.

Euh….crisette quand même, on va se calmer deux secondes: on  parle de Paco. C’est pas non plus le bachelor ou le meilleur parti du siècle!

Glawdys lui fit les grands yeux dans le dos de Jemmi, qui s’était brusquement tournée pour la darder du plus noir des regards. 

Cigarette, dit-elle, en lui tendant, gênée, une fine cigarette mentholée.

Jemmi tchipa et se tourna à nouveau vers Gladys:

T’as quelque chose de plus sérieux, Glad ? comme tes “Gitane mais”, j’ai pas envie de faire genre “je me soigne aux plantes” pour déculpabiliser de fumer aujourd’hui!

Elles prirent place sur le futon, et les coussins cosy du salon-chambre à coucher du studio de Jemmi.

Jemmi leur lança le carnet noir, en leur laissant le temps d’en prendre connaissance tandis qu’elle tirait lourdement sur la gitane mais. Elle l’écrasa à mi-chemin: le cœur était brisé, certes. Mais ca n’était pas une raison pour cramer ses deux poumons le même jour, non plus. 

Mais je comprends pas, nota Laure, il a organisé son truc en fonction des rencontres qu’il a faites, mais tu disais ne pas y apparaître. C’est pas toi là ?

Ou ça?

-« Mimi »…ici, rencontre en boîte avec Jah-Man…Décidément, celui-ci, on le voit partout….Mince, j’y crois pas : Paco a noté nos prénoms aussi, pour situer le contexte de votre rencontre.  Ça fait un peu “psycho” surtout quand on sait qu’il est expert dans le maniement des armes, en sa qualité d’ ancien militaire…

Faites voir….

Tiens regarde, mais il est plutôt sobre. Il te note même pas comme les autres et ne dit rien sur toi. C’est peut-être bon signe, tenta de nuancer l’adorable Glawdys.

Ouais, ben y’a encore 3 ou 4 prénoms après le tien, preuve qu’il s’est pas arrêté non plus,  insista Laure.

Effectivement, “sa” ligne ne comprenait que son nom, prénom, lieu et date de rencontre, ainsi que des circonstances et personnes présentes.

Pas de signalétique sur le physique, les traits moraux ou de système de notation comme pour certaines autres conquêtes.

Fais voir un peu laquelle est la mieux notée..”Marie-Ange, 21 ans, Blonde aux yeux verts à Vaulx-en-Velin, 8,5/10, très belle, poitrine et jambes exceptionnelles, mais n’a pas inventé le fil à couper le beurre”. Sympa! Ben, toi, non plus mon pote…

C’était avant toi, coupa Glawdys, compatissante.

Te fatigue pas Glad’! J’en ai appelé une. C’est un cauchemar éveillé…Je m’en fous qu’il ait eu une vie avec des bombasses avant moi. Je pourrai même lui pardonner les 3 ou 4 incartades après moi: il est tout le temps sur les routes, je me doute bien qu’il doit souvent être soumis à la tentation.

Elle marqua une pause silencieuse, qu’aucune de ses deux amies ne rompirent , puis  reprit:

Je voulais vraiment que ça marche, pas seulement pour oublier Kenville et le traumatisme qu’on a vécu. Aussi pour lui, Paco. Ca peut paraître bizarre comme ça, mais j’aime beaucoup notre vie à deux. Alors oui, je le connais pas vraiment après coup, mais je l’aime. C’est aussi quelque chose dont je prend conscience: on peut aimer quelqu’un qu’on connait pas, s’il représente l’ illusion dont on a besoin, au moment où on en a besoin. Et il faut croire que ça m’a suffit ….jusqu’ici!

Ne dis pas ça, arrête de t’auto-flageller. Tu te fais du mal et en plus, aussi étrange que cela puisse paraître: il t’aime vraiment si tu veux mon avis. Il te décrit pas pareil, t’es pas pareille à ses yeux, crois-moi…

Si, je t’assure, Glad. Je diffère pas des autres. Me rencontrer ne l’a pas empêché de poursuivre l’édification de son harem, et j’en ai eu une au téléphone…

Elle marqua une nouvelle pause. Leurs deux paires d’oreilles se tendirent.

Il a vu avant-hier son ex, et il a passé la nuit avec elle à l’hôtel. C’est le soir où j’avais fait un dîner aux chandelles prévu de longue date pour qu’on se retrouve un peu…En fait, il a préféré aller à l’hôtel avec une autre et il m’a menti. Il a prétendu être coincé dans le nord-est à cause d’une panne. Il ment vachement bien: j’y ai cru à son histoire. En fait, quand j’ai appelé la nana, je pensais pas qu’elle me balancerai tout ca: elle était surtout énervée d’avoir eu à payer la chambre d’hôtel, qu’il aurait dû lui rembourser hier, mais il est parti sans payer, en bon radin!

Pas très galant en plus! Quelle histoire. Je suis désolée, ma puce!

Ca ressemble à une vengeance quelque part.., analysa froidement Laure.

-Il est arrivé au petit matin, l’air de rien, avec des fleurs en prétextant avoir pu faire réparer sa voiture plus vite. Tu parles! On a passé une super journée, une super soirée, une super nuit; il avait rarement été aussi romantique et attentionné…

Ca ressemble à une closure en forme de vengeance son plan avec son ex, qui a un petit 7 au passage…revenons sur la psychologie du personnage quand même: ce type note les filles, leur ment, les vole! C’est plus de la radinerie à ce stade, c’est de l’Art. Son ex a dû se sentir bien bête au petit matin, j’espère que ca valait le « coup »…

Laure…, supplia presque Glawdys

Non, il s’agit à présent d’aller jusqu’au bout. Regarde moi. Elle planta son merveilleux regard azur dans celui, embrumé par les larmes, de son amie, Jemmi, dont elle relevait le menton.

Tu veux sortir tête haute de tout ca? Tu veux aller au bout de la vérité que cache ce petit carnet, il a pas fini de tout nous dire..

Lili Rush, sors de ce corps!

Elles sourirent  à la blague de Glawdys.

Tu me fais confiance? Oui?  Alors voilà ce qu’on va faire….

Un lueur qu’elles lui connaissaient bien, celle d’une idée fantaisiste germant dans son esprit, traversa son regard.

Une heure plus tard, après avoir déambulé avec leurs téléphones à la main dans tout l’appart, qui dans la cuisine, qui sur le balcon de la cuisine, qui longeant le couloir d’incessants allers-retours, elles s’affalèrent sur le futon, côte à côte, plus solidaires et unies que jamais.

C’est encore pire que ce que je pensais! , conclut Jemmi.

Non, mais incroyable!, surenchérit Glawdys.

Laure, victorieuse, ajouta: “t’as encore envie de pleurer ce salopard, là?”

Elles se regardèrent un instant, et puis éclatèrent de rire. 

===>Coryphmail : Message envoyé !

Hello lil’ sis’
Comment vas-tu ? je n’ai pas de super nouvelles…
J’ai découvert non pas une, mais plusieurs infidélités de Paco.
Son petit carnet noir était en fait un répertoire digne de celui d’un maquereau.
Cela dit, je suis injuste avec ces filles, dont le seul crime est pour certaines la
naïveté. Je fais partie de ces filles, d’ailleurs.


Laure a eu une la bonne idée de m’ouvrir les yeux sur ma propre condition en
insistant pour qu’on contacte chacune d’entre elles, qu’on les informe de mon
existence et qu’on croise ensuite les infos glanées auprès de chacune d’elles.
Il se trouve que Paco entretenait plusieurs relations en parallèle, en profitant de
ses tournées de VRP (very rotten person ) pour les revoir occasionnellement. Et
apparemment, il ne se protégeait pas !


Il a en effet eu un enfant avec l’une de ces filles ! Glawdys, qui n’exagère
jamais, et aurait même plutôt tendance à atténuer la situation, ne put s’empêcher
de cacher son indignation lorsqu’elle m’avoua, je cite :
« la fille avec qui il a eu cet enfant n’était même pas capable de me donner son
nom de famille. C’est moi qui le lui ai appris. Quand je lui ai demandé s’il
s’appelait bien Paco… elle m’a demandé Paco comment ? J’ai dû le décrire.
Bordel, vous avez fait un gosse, ensemble ! « 


On n’a pas pu savoir s’il voyait toujours l’enfant, mais au moins, ce dernier aura
la possibilité de connaître le patronyme de son père.
Sur le coup, on a beaucoup ri avec les filles. La situation est si ubuesque et
choquante, que ça a évacué, un temps, le pathos de la situation, qui nous est
apparue par certains aspects, cocasse : il avait assez de seconds bureaux pour
monter un gratte-ciel en plein Manhattan.
Mais à présent que c’est retombé, je sais pas comment affronter ça. Il est encore
en tournée… il arrête pas d’appeler, et a dû réaliser avoir oublié son petit carnet
noir.
Et moi qui le prenais pour un poète ! ! ! il va bien falloir que j’ affronte notre
« Baudelaire » de pacotille… mais je suis pas encore prête à ça.
En plus, c’est pas super l’ambiance en ce moment au boulot, bref rien ne va !Je
vais pas trop t’embêter avec tout ça, et toi comment se sont passés tes examens ?
Love you,

Jemmy

==> Coryphmail : Vous avez un message !

Et si tu venais? 

XOXO

Mabel

Chorus de Mabel et Jemmi

Le vol pour Chicago avait duré plus de 9 heures mais s’était écoulé en un temps psychologique record. Il permit surtout à Jemmy de faire une rencontre fascinante.

Sa voisine de rangée, une universitaire qui s’était intéressée à la sémantique
des couleurs, et en particulier à celle de la couleur noire dans la langue française,
venait de faire paraître un livre et donnait à cette occasion, une série de
conférences sur le sujet.

Jemmi, au contact de cette brillante auteure, regretta de ne pas avoir davantage profité de ses années fac et des connaissances encyclopédiques de ses professeurs. Elle avait honte tant sa répartie lui semblait plate et creuse, face à ce concentré de savoirs.

Le noir est perçu très négativement dans le champs lexical sémantique francophone: il est associé au deuil, à la désolation, au mal, à la malchance, voire la laideur. Le diable est souvent représenté comme étant noir. Quant aux expressions, elles parlent d’elles-mêmes:” Manger du pain noir, Broyer du noir, Travailler au noir, être la bête noire…” , expliquait-elle

C’est intéressant, releva Jemmi, et c’est bizarre, mais sauf erreur de ma part, j’ai l’impression que c’est plus nuancé dans la langue anglaise. Ce serait utile d’ étendre les correspondances, au niveau des sèmes pour vérifier cette hypothèse. 

La vieille dame à lunette la dévisagea plus attentivement

Vous seriez pas une authentique littéraire, vous , par hasard?

Oula, vite fait, alors, admit Jemmi sans évoquer de ses études inachevées, je bosse dans un journal numérique, un journal « en ligne », comme on dit!

Vous venez de me donner une idée remarquable pour mon prochain bouquin. Je me suis toujours intéressée au mot espagnol “Negro”, qui signifie noir dans le langage courant hispanophone, mais appliqué à la réalité sociale francophone ou anglophone comporte effectivement des sèmes péjoratifs.

Le fameux”N-word”!

En effet! Tenez, voici ma carte de visite. N’hésitez pas à m’appeler si vous cherchez un boulot de documentaliste. J’apprécie de travailler avec des gens passionnés…et passionnants!

Les Etats-Unis étaient décidément le pays de tous les possibles. A peine dans l’avion, et déjà une opportunité!

Sa sœur, Mabel, l’attendait à l’aéroport. Elles sautèrent dans les bras l’une de l’autre, s’étreignant avec joie, avant de prendre chaleureusement congé de Mme Smith-Mayor, la sémiologue qui donnait prochainement une conférence dans une université, voisine de celle de Mabel.

Une neige abondante avait recouvert le parking de l’aéroport d’un lourd manteau laineux, qui atténuait le froid en extérieur. Une fois dans la chaleur de l’habitacle et à travers la vitre en mouvement, Jemmi découvrait, l’œil avide, l’architecture de ce pays qu’elle visitait pour la première fois.

Je suis tellement contente de te voir, Sistou, s’extasiait Mabel, une fois seules, On va faire un tas de trucs géniaux, j’ai trop hâte! Je nous ai prévu un super programme, tu vas voir. Bon, je vais devoir bosser un peu plus les premiers jours et rendre tous mes dossiers pour être parfaitement libre le reste du temps. En plus j’ai posé des jours à la librairie étudiante où je bosse pour qu’on passe un max de temps ensemble!

Cool, Ca va etre super , acquiesça Jemmi,, en regardant défiler les spacieuses rues du Michigan.

Une enfilade de gratte-ciel de taille moyenne défilait le long de North Michigan Avenue. Le lac d’un côté, et de l’autre des pâtés d’immeubles dont les parois miroitaient, à travers leurs reflets, l’agitation paisible de la ville.

Chicago était une ville revigorante, pleine de santé à laquelle Detroit dans sa belle époque, avait dû ressembler avant qu’une succession linéaire de maisons inhabitées et tombant en décrépitude ne devienne le spectacle fantomatique de certains quartiers désertés.

Sa soeur Mabel, telle une voix off poursuivant sa route, lui donnait des explications sur les villes “Motors”, l’impact désastreux de la désindustrialisation du secteur automobile sur l’économie, mais aussi la vie sociale et même l’urbanisme régionaux.

Un renouveau pointait cependant, renaissant tel un sphinx du patrimoine culturel d’une ville qui comme Detroit avait abrité la “Motown”, et restait d’après Mabel, l’endroit où se trouvait le meilleur restaurant de Soul Food au monde.

  – Tu vas voir, on y passera cette semaine. En plus, ils ont programmé une soirée “Slam and Jazz”. Je sais pas ce qui de la bouffe ou de la musique est le plus savoureux. Ils font un collard green, à tomber

Green? C’est quoi, un genre de Ndolé? 

– Rien à voir! Mais c’est bon quand même! Bien, nous voilà arrivés dans le campus, welcome!”

Jemmy, piétonne régulière, pour qui la conduite d’un véhicule ne différait pas tant de celle d’un vaisseau spatial, admira l’aisance avec laquelle sa jeune soeur, emboîta sa longue Chrysler Dynasty, dans le petit emplacement en bataille laissé libre, en jouant uniquement de la paume droite.

Pas mal, la félicita-t-elle.

Oh tu parles, c’est une boite auto. Pas besoin d’être Alain Prost!

Certains endroits du campus avaient encore une poudreuse intacte, haute de plusieurs dizaines de centimètres. Jemmy ne se souvint pas avoir vu, même enfant, une telle abondance de neige. Elle ne résista pas à la tentation et au plaisir régressif de rouler une boule et la lancer en direction de sa sœur, qui l’évita de justesse, mais ayant eu la même idée, surprit Jemmi avec un missile blanc, autrement plus gros, qui l’atteignit en plein visage.

Attends, tu crois que j’avais pas grillé? C’est le pays de la neige ici, on développe des techniques brevetées de lancers de boule de neige, dérivées du baseball! Elles sont imparables!”

 Les jours suivants, après la visite du campus et des différentes sororités qui le composaient, Jemmi enchaîna sur une expo à Detroit, consacrant un collectif de jeunes artistes ayant investi une friche, qui avait la particularité d’accueillir aussi des jardins partagés. Une initiative qui leur permettait de redynamiser un territoire bétonné et à l’abandon, à travers l’Art et le lien avec la Nature qu’ils transmettaient aussi bénévolement à un jeune public.

Le surlendemain, elle assista à un festival de court-métrage à Ann Arbor, ville universitaire progressiste, dans laquelle Mabel pratiquait hebdomadairement Yoga et tai-chi. Elle y trouva à travers ses déambulations autour de petites boutiques bios, ruelles pavées et delicatessen aux devantures soignées, la sérénité dont son esprit avait besoin pour exprimer librement sa créativité en latence. 

Lors de leurs toutes premières sorties en ville, mabel lui avait offert un trés joli carnet en cuir noir pour “conjurer le sort et reprendre le contrôle de sa destinée, par le pouvoir incantatoire des mots”. Et bien qu’elle ait ri de sa dramatique grandiloquence, Jemmi avait été touchée par cette attention que seule sa soeur, la connaissant mieux que personne, pouvait avoir. 

Elle prenait quotidiennement le temps devant un latte et un cupcake peanuts-banana, son nouveau rituel gustatif, d’y noter ses impressions, idées et petites pensées fugaces. Elle y collait également les photos qu’elle prenait et jugeait assez intéressantes pour être développées.

Mais tout tourne un peu trop autour de moi, se plaignait Jemmi, je ne suis pas en convalescence: je me suis juste faite un peu berner! N’en faisons pas toute une maladie. Si on parlait un peu de toi, Mabel, qui a toujours fait des choix beaucoup plus avisés que moi dans bien des domaines. Je te vois bosser du soir au matin, puis du matin au soir, entre tes brillantes études, tes deux jobs et les quelques loisirs que tu réussis à préserver. Mais je ne vois pas de mecs à l’horizon…tu en es où avec ton quarterback?

Mabel terminait un dernier exposé, à une heure avancée de la nuit. Elle le présentait le lendemain avec trois camarades de classe, mais son tempérament perfectionniste la poussait à le peaufiner encore la veille, pour une note optimale le lendemain. Elle releva brièvement la tête:

Rien de spé! De toute façon, à quoi bon entamer quelque chose qui n’ira nulle part. Je vise une fac de la Ivy league l’an prochain, et je ne suis pas certaine de pouvoir me projeter avec lui jusque là. Éloignement géographique, projets divergents, toussa, toussa…

Mais qui parle de se projeter? T’as jamais entendu parler de profiter de l’instant présent, carpe diem, toussa, toussa…et de pause, surtout!

Jemmi s’était levée  et avait confisqué ses notes, les mettant de côté. Le premier instant de contrariété passé, Mabel proposa à sa sœur d’aller se détendre dans le complexe nautique du campus qui comprenait  un sauna, un bain à bulle et un bassin olympique. 

C’est encore ouvert à cette heure-ci? s’enquit Jemmi, étonnée

C’est ça qui est bien dans un pays qui ne dort jamais et où les gens bossent tout le temps…y’a toujours un truc ouvert!

Mabel sortit triomphalement deux maillots de bain, qu’elles enfilèrent aussitôt. Jemmi lui tendit en retour le paquet de bandes dépilatoires, qu’elle venait d’utiliser afin de parfaire une épilation de dernière minute. 

Pourquoi faire, lui demanda mabel interloquée

Pourquoi? Pour t’épiler, pardi! On peut faire des braids box avec toute la foret que tu caches sous ton jogging.

Naaan! J’ai pas le temps pour ces conneries. Ecoute, je mange sain, je bois pas, je fume pas et je m’entretiens régulièrement. J’en fais plus pour mon capital beauté que la plupart des filles qui font soi-disant des trucs de filles: manucure, pédicure, coiffure, épilation, etc…J’ai vraiment pas le temps pour ça!

Ca prendra que quelques minutes à peine! 

Naaan!

Imagine que tu rencontres le quaterback là bas? tenta Jemmi bien que Mabel ait déjà enfilé son ensemble jogging et sweat à capuche aux logos de l’université, et l’attende près de la porte.

Aucune chance, c’est un sportif! Et c’est pas l’horaire des sportif, ils font autre chose le soir! Trancha t-elle

Jemmy s’installa immédiatement dans le jacuzzy, profitant de ce moment de détente pour s’isoler dans une bulle de New Jack swing, écouteurs aux oreilles, pendant que Mabel faisait des longueurs. Elle ferma un moment les yeux, profitant d’une douce rêverie musicale. Lorsqu’elle les rouvrit, elle vit Mabel, les mains sur le rebord du bassin, en grande discussion avec un séduisant métis à la physionomie impressionnante. Le quaterback! Même de loin, les signaux ne trompaient pas: il était en position accroupie, un genoux posé au sol, le visage complètement tourné, absorbé même par elle, tandis que Mabel restait obstinément immergée dans l’eau du bassin.

Jemmy sortit précipitamment du jacuzzi, apporta à Mabel une grande serviette qu’elle put enrouler en pagne autour de sa taille, et enfin échanger avec “Dave”, au sec et à hauteur de yeux. Elle se sauva ensuite, en direction du sauna, après les salutations d’usage.

Lorsque Mabel vint la rejoindre, après ce qui lui sembla une éternité, Jemmi l’apostropha ironiquement, en empruntant l’accent du pays:

Achouka! Voilà, je ne t’avais pas dit! C’est Dieu qui t’envoie une leçon. Que dit mémé déjà là dessus: On ne rencontre pas Dieu, on rencontre….

LES GENS!!!! complétèrent-elles en même temps.

Et ce sont ces gens qui t’apportent un message de Dieu, ajouta Jemmi.

Et quel message! Reçu 5 sur 5, en tout cas. Je prends un forfait épilation dès la semaine prochaine, blagua t-elle en riant aux éclats.

Attends, le gars était en train de se casser le dos en essayant d’être au plus près de toi, pour te parler. J’étais obligée d’intervenir quand j’ai compris que tu étais calée dans l’eau comme une sirène de Kribi. Tu vois quand je te disais de t’épiler…là tu la ramenais moins, hein!

C’est abusé! Il n’est jamais là le soir en plus. Apparemment, il a été informé par un de ses postes que j’étais dans le complexe nautique.  Et il est donc venu! 

Il en veut alors!

Et moi aussi: j’ai suivi ton conseil et j’ai un date en fin de semaine!

Jemmi embrassa tendrement sa sœur. Il n’y avait pas une personne qui méritait plus qu’elle d’être heureuse. Elle vivait ses meilleures années, dans un cadre idyllique. Elle ne devait pas, par devoir filial et volonté d’incarner les espoirs de ses parents, abdiquer à ses propres rêves. Même les plus futiles: Il fallait bien que jeunesse se fasse!

Le lendemain, Jemmy accompagna sa soeur Mabel dont la pratique religieuse n’avait jamais faibli quelque soient les circonstances rencontrées, à l’étude biblique qu’elle organisait avec une groupe d’étudiantes, avec lesquelles elle avait également constitué un chœur, assez populaire au sein du campus: “Sisters Gospel Choir”. Car en plus de ses nombreux autres talents, Mabel avait toujours eu une voix sublime.

En se rendant dans la salle dédiée à l’étude biblique, elle croisèrent à mi-parcours une exquise “créature” juchée sur des échasses qui doublait au moins la taille figurant sur sa pièce d’identité : peau brune sapotille, chevelure en cascade blonde incendiaire, cils ostentatoirement faux, ongles kilométriques, pointus et colorés, robes courtes léopards, c’était une magnifique jeune femme aux authentiques yeux verts qui “créait” la surprise, dés le premier abord. 

Mabel et elle se firent une longue accolade, un hug, la bise étant une convention sociale française parfaitement ignorée ici. Mabel présenta Jemmy, qui n’échappa pas au hug tentaculaire de Jaleeka. Cette dernière demanda ensuite à Mabel de l’excuser auprès du reste du groupe, ne pouvant assister cette fois encore, à l’étude biblique, à cause de son job étudiant.

Je te remplace cette fois ci, osa Jemmi en utilisant le terme anglais “Shift

Jalika, qui trouvait  manifestement la boutade amusante, ajouta en levant le pouce en l’air: – Super, on fait comme ça!, avant de défier les lois de la gravité en s’éloignant à grandes enjambées. Jemmi la trouva, sans qu’elle ne sache pourquoi, immédiatement sympathique.

Le groupe d’étude biblique, composée de 5 autres filles, l’était tout autant, en dépit d’une certaine propension au ragots.

Jaleeka ne vient pas? Sans blague, on en a un peu l’habitude. Elle ne vient jamais. Par contre, on sait ce qu’elle fait! Hum, Hum!

Et avec qui surtout, ouais! Moi, j’ai interdit à mon gars l’accès de ce campus tant qu’elle a pas fini son semestre. 

Tu m’étonnes! La dernière fois qu’on l’a croisé avec Warren, j’ai découvert que le cou de ce type était extensible. Le gars avait laissé ses yeux juste au dessus du décolleté de la nana, décolleté ouvert jusqu’au nombril au passage…non mais sérieux, elle pourrait aussi bien les poser sur un plateau et les proposer en apéro,…bref, j’ai du ramener les yeux de warren, au-dessus de son propre corps , et auprès de moi, en le tirant par les 2 oreilles. Ca m’a gaché ma journée, je te jure! C’est tellement désagréable quand ils font ça…laisser trainer leurs yeux partout, comme ca. Sérieux, marchez droit, les mecs! Si Dieu avait voulu vous mettre des yeux derrière le cou, Il l’aurait fait!

t’as bien raison d’être près de ton gars. Elle en est à quoi, sa 5e, sa 6é rupture? Je me perds dans le décompte! Elle les vole au bras d’une autre, puis elle les jette. Celle-là, y’a qu’un hummer qui lui ait pas encore passé dessus..

Faut pas que ca te donne non plus des idées d’accélération sur le parking du campus, hein…

Elles éclatèrent toutes de rire, en particulier parce Reina à qui ce petit pique s’adressait était à la fois impulsive dans son tempérament, et non-binaire dans son identité propre.

Elles passèrent des ragots aux prières sans états d’âme. D’abord décontenancée par leur ferveur religieuse non feinte, Mabel dû admettre que  ce moment de recueillement, partage et échange la nourrit spirituellement, et la rassénéra. Le groupe finissait toujours par un chant a capella. Il fut décidé que ce serait à Jemmi, l’invitée, de décider: « Somebody is knocking at your door« , choisit-elle.

Lorsque le chant s’éleva, mêlant leurs voix cristallines dans une divine harmonie, jemmi en eut les larmes aux yeux.

Le séjour de Jemmi touchait progressivement à sa fin. Elle avait eu la chance de pouvoir croiser différents milieux et de n’avoir pas été cantonnée à une seule Amérique. Elle goûta à sa première salade de quinoa, roquette, feta et pignon de pin grillés chez un passionnant couple progressiste de la classe moyenne blanche, croisé dans une librairie vintage. Ouverts au monde et utilisant leurs cultures plurielles de baroudeurs comme autant de passerelles, ils pratiquaient le couch-surfing avant même que cela ne soit à la mode.

L’univers du campus était une expérience en soi, un microcosme avec ses codes, ses tribus, ses lieux de socialisation….et déjà, sa compétition exacerbée, annonçant celle du monde extérieur.

Mais l’univers qui la marqua le plus plus fut, sans nul doute, celui de la culture noire américaine qu’incarnait une des mères de substitution de Mabel, Juanita, à travers l’ immense générosité avec laquelle elle avait accueilli sa sœur chez elle, avant que ne soit validée son entrée au campus. Sans certitude même qu’elle ne le soit jamais.

En dépit des consonances hispaniques de son prénom, Juanita appartenait à une des plus anciennes familles noires de la région. Leur cousinade s’étendait sur plusieurs villes environnant la modeste bourgade, où des carrés pavillonnaires se juxtaposaient les uns aux autres dans une absence de cloisonnement rendant tout anonymat impossible. Etre chez soi, impliquait aussi d’être déjà un peu chez le voisin, c’était le principe tacite du Neighborhood, et probablement aussi la base d’une solidarité séculaire.

Juanita, sur qui tous pouvait toujours compter dans le pâté de maison, était une mère célibataire de deux enfants, ayant un écart d’âge significatif. Son abnégation était exemplaire. Son corps solide et athlétique semblait avoir été bâti pour l’effort et la détermination. Quant à son visage, beau visage au sourire lumineux, il donnait à quiconque l’accompagnait dans la tâche, espoir et courage. Comme la plupart des gens , elle cumulait 2 à 3 emplois au minimum, et Jemmi se demandait comment elle pouvait tenir cet exploit avec un enfant en bas âge. 

Un Jour, elle eut un élément de réponse: lancée à 90 km à l’heure sur une route régionale, alors que son fils cadet, installé à l’arrière dans son siège auto, réclamait à corps et à cri une tétée, elle manqua de se déboiter l’épaule en le saisissant fermement d’une main et en calant sa bouche gloutonne entre le sein et le volant. Puis elle poursuivit son chemin jusqu’au mall, le centre commercial du coin.

Elle tenait également son fils aîné d’une main de fer; cuisinière émérite, elle excellait aussi bien  dans des plats simples comme les maraconis and cheese qu’elle relevait d’épices, ou de délicieux gombos élaborés aux saveurs raffinées. Chacun de ses repas était une fête pour le palais, y compris le plus capricieux.

Son fils aîné Raqueem, passait trois par jour la porte en l’apostrophant d’un désinvolte et affamé  “Keskonmange”.

Aussi, Juanita demanda un jour à Jemmi d’aller lui prendre les plus beaux et gros cailloux du jardin, et les plaça dans la marmite en prévision de l’entrée conquérante de Raqueem. Lorsqu’il passa la porte, elle prit bébé Jo dans un bras et passa l’autre sous celui de Jemmi, en se dirigeant vers son break en toute hâte: 

-“Keskonmage? ben regarde dans la marmite, nous on va au grill. A plus tard!”

C’est à ce prix, elle le savait, qu’elle en ferait un adulte accompli et autonome, dans une Amérique qui ne lui ferait pas non plus de cadeaux.

juanita avait aussi le don de lire dans les âmes de ses pairs. Elle lui demanda un jour:

Tu as reçu une aussi bonne éducation que Mabel, il me semble. Mais tu as emprunté un parcours différent, plus tortueux. Et j’ai l’impression que tu t’es perdue?

Jemmi fut surprise, non par le jugement péremptoire ou le caractère intrusif de la question posée, mais par l’intimité naturelle et immédiate avec laquelle elle l’accueillit. 

J’ai perdu quelque chose, ou plutôt quelqu’un qui était comme une partie de moi, répondit-elle dans un souffle, et depuis je ne sais plus trop où j’en suis , c’ est vrai…

Elle évita de regarder bébé Jo pour que la première larme, la plus difficile à retenir, ne coule pas. Elle réalisa cependant qu’il avait passé beaucoup trop de temps dans ses bras, depuis qu’elle était chez Juanita.

Tu sais, on ne perd pas les gens. Ils vont et viennent. Ils ont leurs propres routes, y compris nos propres enfants. Regarde ce courant d’air de Raqueem, par exemple! En revanche, on peut perdre quelque chose de précieux sur lequel on a vraiment une prise, tant qu’on vit soi-même. Et Dieu sait, que c’est pourtant quelque chose, un lien, qu’on doit entretenir tout au long de sa vie.

Le lendemain, un dimanche étrangement ensoleillé malgré la neige, elles revêtirent leurs plus beaux atours , et Jemmi se pliant à la tradition du chapeau, elles se rendirent à l’église. La secrète exaltation du départ se transforma en franche euphorie, au fur et à mesure que le pasteur déroulait son prêche, autour de la thématique de l’empreinte de Dieu, moins perceptible mais plus durable et essentielle que celle de l’homme.

Jemmi ne sut pas exactement ce qui des paroles du gospel final “It’s been a long journey”, ou de l’orgue l’accompagnant, amplifia le sentiment de totale plénitude qu’elle ressentit à la fin de l’office, mais elle se sentit magnifiquement bien.

Sur le parvis de l’église où les fidèles se retrouvaient, après avoir remercié chaleureusement le révérend, elle reconnut sous un chapeau à large bord, Jaleeka dans une courte robe moulante à motifs léopards et de vertigineux plateformes shoes à talons carrés. Sa perruque noire, était plus sobre qu’a l’accoutumée:

Hey! Soeurette de Mabel!

Elle avait oublié le prénom de Jemmi. 

Hey! Copine de Mabel, répondit Jemmi, qui ne se souvenait que de la première syllabe du sien.

Elles se présentèrent à nouveau, sans chichis, ni reproches, et échangèrent sur le prêche.

Jaleeka était une paroissienne investie, qui donnait même des cours de catéchisme aux plus jeunes.

Quand on me voit, expliquait-elle, je sais bien ce qu’on se dit, que je n’ai ma place nulle part: ni à la fac, ni à l’église. Mais c’est nul. On devrait voir au-delà des apparences. On m’a même prêté une réputation de croqueuse d’hommes! Sérieux…je préfère croquer des chips pour l’instant. Il m’est arrivé une fois de faire une erreur de jugement sur la base d’un mensonge: je suis sortie avec un homme qui prétendait être en cours de rupture, c’était faux. Mais ca a suffi à justifier cette réputation, alors que je l’ai renvoyé à sa femme….même si à mon humble avis, ils ne sont ni mariés, ni chastes!  il y’a donc un gros problème de perception des choses quelque part, sans vouloir médire de qui que ce soit…

Jemmi, mal à l’aise, lui rappela qu’elle non plus n’était pas mariée.

Oui, et c’est pour ca que je suis toujours vierge et abstinente jusqu’au mariage, coupa t-elle en lui faisant de grands yeux.

Puis notant sa gêné, ajouta en fixant son auriculaire:

pas toi?

Quel séjour surprenant, pensa Jemmy sans lui répondre, et prenant rapidement congé au prétexte que Juanita chauffait déjà le moteur de son break. 

Un séjour qui touchait malheureusement à sa fin, maintenant qu’elle avait pris ses marques et se sentait à l’aise dans son nouvel environnement. Lorsqu’elle revint sur le campus, Mabel avait organisé un fastueux dîner avec les camarades que Jemmi avait croisé depuis son arrivée, et dont elle était le plus proche. Ils étaient au final beaucoup plus nombreux que prévu, la plupart s’étant pressés à sa table car en bonne sawa, fille du Wouri, Mabel avait la réputation de faire un poisson au four encore plus savoureux que le poulet frits, véritable institution sous ces cieux.

Jemmi n’eut de cesse de la remercier intérieurement: Les bonnes ondes valent bien les mots, qui n’expriment plus rien au-delà d’un certain degré de gratitude.

Plus que son temps, sa chambre, ses quelques économies avec lesquels elle lui avait ouvert les portes du Michigan Culturel, sans considération pour les litres de gasoil écoulés, elle avait partagé sans retenue sa vie, ses amis, ses passions, son univers où elle prenait, peu à peu, et sans équivoque une place de leader, à la condition qu’elle continue de toujours puiser ses ressources dans l’inestimable trésor de ses qualités humaines.

Plus tard dans la soirée, alors qu’elles feuilletaient ensemble le carnet noir de Jemmi qui était à présent aussi rempli et enflé que leurs ventres dont la peau était bien tenu après le repas, Mabel lui dit:

– Je suis très fière de toi, tu rebondis vite!

Jemmi tata son ventre rond:

J’ai de la ressource! Mais tu exagères, c’est de toi dont tu dois être fière. Tu t’es bâti ici, toute seule et à un si jeune âge. Tu as une vie rêvée, parce que tu n’as pas fait que rêver ta vie. Tu t’es donnée les moyens de réussir en allant toujours plus loin et plus haut. “Future will be brilliant”, switcha t-elle.

On verra bien, tempéra sa sœur, Pour l’instant, le futur qui nous intéresse, c’est demain et après-demain. Il te reste une journée et demi, à peu près avant le grand départ. On se fait toujours ce road-trip express à New York City? Tu peux pas partir sans une petite photo de nous, prise à Time square!

Jemmi acquiesça. Et épuisées, elles glissèrent sans effort dans un sommeil de plomb. Le lendemain, elles prirent la route à la fraîche afin d’affronter sereinement les 8 heures de route qui les attendaient. Elles s’arrêtèrent dans le premier coffee shop qu’elles trouvèrent pour faire leur première folie….c’était la journée des 3 folies, ainsi en avaient-elles décidé hier avant de succomber au sommeil:

Première folie- Petit déjeuner hyper calorique, labellisé “junk food”

Deuxième folieFaire un Aller-Retour à New-York et prendre une photo amusante sur Time square

Troisième folieFaire une folie imprévue, les sortant de leur zone de confort!

Attablées devant des œufs brouillés, du bacon grillés, des beans et saucisses dorées à souhait, deux coupelles de succulentes fraises surplombées de crème chantilly, de délicieuses pancakes arrosées de sirop d’érable, de croustillantes gaufres-maisons saupoudrées de sucre-glace, un pichet de jus d’oranges fraîchement pressées et deux chocolats viennois fumants, elle décidèrent finalement que la 3éme folie, au pays du triple job et du “time is money » serait finalement de prendre son temps. Tout son temps.

Et même un chouilla celui des autres.

De se la couler ostentatoirement douce, de lever le pied…voire les deux, de ne surtout pas se presser, leur excellent jus d’orange l’étant assez pour deux!

tchin-tchin!

Pourquoi n’irions-nous pas plutôt voir les chutes du Niagara, au lieu de se taper toute cette route jusqu’à New-York, on gagnerait du temps?

– Ok! Mais à condition de mieux le perdre sur place! N’oublies pas le “3éme folie »!

Après avoir passé une éternité à table, elles réglèrent leur gargantuesque petits-déjeuners au ralenti , en comptant deux à trois fois leurs pièces, devant un employé, parfaitement excédé par leur excessive lenteur.

La voiture, qui s’était peut-être aussi alignée sur le tout nouveau programme, patina quelque peu malgré les chaînes posées sur les roues par Mabel, en prévision du mauvais temps. Mais une fois sur l’autoroute, elle glissa comme dans un rêve. Le contraste entre la trentaine de centimètre de poudreuse au-delà des bornes, et l’aspect impeccable de la chaussée était saisissant: chasse-neige et pelleteuse avaient bien fait leur travail. Jemmi s’endormit avec une culpabilité sensiblement amoindrie: elle ne pouvait certes alterner avec sa sœur pour la conduite, mais Niagara falls n’était qu’à plus qu’à 4 a 5 heures de route.

Elles passèrent la douane sans encombre, le flux de visiteurs étant plus contrôlé dans le sens inverse. Une fois arrivées à Niagara Falls, elles empruntèrent une route opposée à l’artère principale, afin de se garer plus facilement. La fraicheur des lieux annonçait l’imminence du spectacle des chutes. Au fur et à mesure qu’elles avançaient vers elles, les paroles prophétiques du pasteur lors de son prêche lui revinrent à l’esprit : “ L’empreinte de Dieu, plus grande et majestueuse que celle de l’homme”.

Elle se fit la réflexion devant la faible cascade crachant de poussifs torrents d’eau, qu’elle avait vu des empreintes de l’homme plus impressionnantes que celle-ci, en repensant à l’abondance de certaines fontaines parisiennes en période caniculaire. Elles se regardèrent, interdites, puis devinant leurs pensées réciproques, éclatèrent spontanément de rire. De modestes flots ondulaient le long d’une roche somme toute basse, recouverte de glace, et si le contraste entre l’eau et la neige en fonte était saisissant, cela ne correspondait pas à l’image grandiose qu’elles s’en étaient faits.

– « Pardon, tout ca de bruit pour ça, 7éme merveille du monde, également classée au patrimoine mondial a l’Unesco…ben dis donc!

Nous encore ça va, nous n’étions qu’à 5heures de route, si on compte pas les neuf heures de vol que tu feras demain, mais tu imagines la déception des gens qui viennent spécialement du bout du monde pour les voir?  »

Si les portables à clapet avaient été, à cette époque, munis d’une fonction de géolocalisation élaborée, peut-être auraient-elles pu voir les splendides et grandioses chutes du Niagara, dont le puissant spectacle saisissait quiconque les observait, ramenant l’homme à sa réelle dimension et infiniment petite condition. Elles ne le surent que bien plus tard: Elles s’étaient en fait trompées d’entrée et avait manqué l’observatoire principal.

L’amusement ayant supplanté la déception, elles se firent prendre en photo par une touriste vêtue d’un poncho étanche jaune hors de prix, devant l’attraction touristique pour laquelle elles avaient fait ce déplacement, immortalisant à jamais leur propre ignorance qui fut longtemps sujet de moqueries.

Le surlendemain, Laure et Glawdys vinrent la chercher à l’aéroport de Roissy Charles De Gaulle. Elles évitèrent scrupuleusement le sujet qui fâche (Paco) et ne s’enquirent que du voyage. Après l’avoir aidé à monter ses bagages et s’installer, elles filèrent chacune de leur côté, retrouver leurs rencards du samedi soir.

Queen et Olli lui passèrent un coup de fil survolté. Elles étaient à un concert, probablement celui de R’n’B, au tarif prohibitif, dont il était question de longue date. Il réunissait toutes les plus grandes figures masculines les plus hot de ce genre musical, sur une même scène, l’espace d’une soirée : Joe, Craig David, Usher, il était même question de D’Angelo, pourtant d’une mouvance plus soul.

– « Mouf, quel Joe?, Ricana Queen, Avec quel argent ? Le concert qui t’oblige à tester toutes tes recettes de pates le reste du mois ? No way!

Non, appuya Olli, on ne peut pas se permettre. Nous aussi, on veut aller voir un jour les “Chutes” et non les “Larmes” du Niagara, Madame-qui-est-même-pas-fichue-de-lire-un-plan !

Oui, bon ça va, plaida jemmi, Je suis une femme, ça fait partie de mes prédispositions génétiques l’incapacité à se situer sur un plan ! Et puisqu’on parle de situation géographique, vous êtes ou du coup ? J’entends des gens et de la sono derrière vous !

On est au concert de R’n’B du pauvre : celui de Slai, Jean-Michel Rotin, Kaysha, Matt Houston, c’est le level de notre porte-monnaie.

Pourquoi du pauvre ? Tempéra Olli qui venait de reprendre le combiné, en otant la fonction haut-parleur, on consomme juste Français. On est patriotes , même dans le bon son!

Matt Houston chante en Français ? première nouvelle ! objecta Jemmi

On est surtout étudiantes, ouais!, poursuivait Queen en background, malgré la cacophonie de l’échange.

Bien, je vous souhaite un bon concert, mes belles, vous me raconterez, je vous entends plus. Bises ! « 

Enfin, Gilles passa la voir avec une bonne bouteille de vin et un paquet de clope. Elle lui relata dans la soirée les grandes lignes de son voyage et les raisons qui l’avaient poussé à partir, et faire ce break salutaire.

-« Et maintenant, que comptes-tu faire ? Lui demanda-t-il, compatissant.

Je sais pas », répondit-elle, plus sereine que jamais, sirotant lentement son vin.

In fine, elle n’en voulait plus à Paco à présent qu’elle saisissait les raisons profondes de sa colère mais il l’avait renvoyé à son antérieure et douloureuse expérience de l’échec et du vide. Elle se souvint avoir été à une période de son existence pleine d’espoirs, de promesses de félicité, puis complétement vidée, non seulement de la vie qu’elle portait, mais aussi de l’essence même de la sienne. Il lui avait fallu du temps, quelques voyages et pas mal de rencontres pour comprendre que ceux qui partent ne laissent pas que du vide, mais au contraire un espace qu’il nous revient de combler, en y plantant les germes d’une résilience et appétence nouvelle et en remplissant le devoir qu’il nous incombe : celui de vivre pour nos chers disparus.

La vie a en effet une fin inéluctable qui nous concernera aussi un jour. Nous léguerons, à notre tour, à d’autres ce qui nous restait à vivre. Perdre son temps était donc, plus qu’un sacrilège, un crime impardonnable dont elle serait au final, seule responsable.

Lorsque Gilles la quitta au petit matin, elle rédigea dans cet ordre : Son dernier article, sa lettre de démission et une lettre de rupture à l’attention de Paco, dont elle fit dans la foulée les cartons. Puis, se resservant un dernier verre de vin, elle sortit la carte de visite de Mme Smith-Mayor, la sémiologue, qui devait déjà être de retour sur Paris. Elle n’avait pas eu le temps d’assister à ses conférences aux Etats-Unis, mais elle avait acheté dans la librairie vintage d’Ann Arbor, son livre sur la “sémantique de la couleur Noire”. Elle l’avait lu et adoré son approche novatrice de la langue. Jemmi repensa à la phrase fétiche de sa sœur, Mabel, si pleine de précoce sagesse : “Future will be brilliant

Puis, elle se fit la réflexion qu’elle avait quitté décidément beaucoup trop tôt le monde universitaire. –

————————————— EXODUS —————————————————-PARISIAN-DUB Magazine Online – Pages Lyfestyle-

Jemmy Moussinga, (temps de lecture 2 minutes)

Petit précis à l’usage des gentes dames qui fuient “Le radin »

Pouvoir d’achat en baisse, crises économiques, taux de chômage exponentiel, Précarité galopante… Le radin n’aura jamais eu tant de bonnes raisons d’être radin. Aussi, une petite mise au point s’impose afin de différencier le grain de l’ivraie, le Radin circonstanciel (étudiant, chômeur en fin de droit, intermittent du spectacle, ect…) du radin névrotique.

C’est parti…

Le gars qui t’invite, règle la totalité des consommations, tout en s’abstenant Soigneusement de consommer quoi que ce soit. Si, un verre d’eau. Après s’être assuré de sa gratuité auprès de la serveuse =====> Le radin attentionné

Le gars qui prend ton numéro en boite, mais ne daigne même pas t’offrir à boire. Il te propose au contraire d’épancher ta soif avec sa propre salive. CQFC:t’embrasser.===> Le radin sanguinaire

Le gars qui ne te sort qu’après minuit (home to home), quand tous les magasins et restos sont fermés et dit ne pas aimer les boites de nuit (trop de fumée, trop de monde, trop de musique) ====> Le radin stratégique

Le gars qui fourmille d’idées, propose mille et une activité, n’a aucun problème à programmer une expo ou un ciné sans que tu aies à le lui « suggérer de manière plus ou moins subtile » , mais te demande, tiens donc, de payer vos 2 places parce qu’il a oublie son porte-monnaie pour la 5éme fois====> ce n’est pas un radin, C’est un escroc!

Le gars qui te demande l’argent de l’essence====> le radin primaire (avec ou sans toi, sa voiture roule. Descends et prends un taxi)

Le gars qui t’emmène au Mc do, KFC, Burger King, Wendys, au grec, ect…dès la Première sortie====> radin primaire, stade avancé …manquant cruellement de finesse et d’imagination. Les petits traiteurs chinois sont plus glamour, pour le même prix!

Le gars qui t’invite au resto et sors l’appoint exact de SA consommation avec précipitation, mais (grand seigneur) t’offre le café====> Le radin mesquin

Le gars qui se plaint tout le temps de ses problèmes d’argent alors que vous vous connaissez à peine====>Le radin psychologisant: il te fait passer un message « subliminal », d’après lui

Le gars qui t’invite à contrecœur, sort ses billets non pas de son porte-monnaie mais de son cœur (les billets sont encore entachés de sang) et fait la gueule tout le reste de la soirée====> Le radin-mauvais (regardes bien : il a dû laisser des traces d’ongles sur le comptoir en ramassant la monnaie, tellement il avait la rage de payer. Aies le malheur de ne pas finir ton assiette et tu verras son vrai visage…)

Et enfin, le rat. C’est le terminus du radin, triple-champion olympique en radinerie toutes catégories confondues, expert en compte d’apothicaires et spécialiste en contournement des dépenses. Celui-là est tellement radin que le mot radin est encore trop généreux pour lui, c’est pour ça qu’on le coupe en deux: RAT.

La liste, bien que rédigée à plusieurs mains, est loin d’être exhaustive. Je remercie mes cousines Olli et Queen, mes copines Laure et Glawdys, et ma sœur Mabel pour leur aide perspicace.

C’est un domaine dans lequel certains brillent d’ingéniosité et de créativité, qu’on est jamais trop nombreuses pour le décortiquer:

Le « radin malin » doit surement exister: celui qui t’invite 4 ou 5 fois, avant de prendre un forfait illimité, 24h/24, 7j/7 sans interruption de service, sur ta carte bleue.

Le « radin décompléxé », presqu’ aussi décomplexé que la droite dure, qui l’assume voire le revendique, etc… Reste que ce qu’il y’a de plus pathétique chez le radin, c’est qu’il n’est pas uniquement avare de son argent (ce serait un moindre mal….), mais il l’est aussi de son temps, de son attention, de son affection, de ses opportunités, son réseau et ses relations….incapable de s’extirper de sa logique bassement comptable.

Si vous croisez un radin, ne soyez surtout pas pingre. Offrez lui quelque chose de très précieux, mais que l’argent n’a pas vocation à acheter: Souriez lui….

Puis passez définitivement votre chemin.

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PAP’ALPHA

Le soleil donne de l’or intelligent, Le soleil donne la même couleur aux gens, gentiment.”

(Laurent Voulzy)

Avez-vous déjà vu un homme blanc devenir graduellement noir? 

Il n’est pas question de coloration d’épiderme ou de concentration de mélanine, mais de la façon de penser les choses et appréhender le monde.

C’est ce qui arriva a Craig dans sa 40éme année, une révolution bien plus kafkaïenne que copernicienne dans le bouleversement profond qu’elle provoqua dans son monde intérieur.

Tout au long de l’histoire, on a fréquemment observé le mouvement inverse: Un homme noir, une femme noire, “devenant” blanc ou se faisant passer pour blanc. Le phénomène, appelé  “Passing”, a d’ailleurs connu une certaine mode, dans les années 20 aux Etats-Unis. C’était l’une des façons les plus rapides, pour le peuple noir discriminé et ostracisé, d’accéder a une fulgurante, immédiate, mais aussi irréversible, ascension sociale. 

Cela valut probablement à certains de leurs descendants, quelques accidents cardiovasculaires lorsqu’ils découvraient la fatidique goutte de sang noir faisant basculer leur patrimoine génétique, leur fierté, dans le mauvais groupe. Karma farceur! Mais ça…Craig ne le savait pas. 

En dehors du cas très médiatisé de la vraie militante, mais fausse noire, de la NAACP, peu de blancs faisaient stratégiquement le choix contraire, abdiquant à un statut social qui leur offrait d’emblée un capital de privilèges auquel un noir, a statut et compétence égales, n’avait pas accès sur un même territoire donné. Non, Craig n’avait jamais vraiment eu à se poser ce genre de questions , ayant été élevé par une mère humaniste, ouverte aux autres cultures, pétrie d’universalisme pacifiste et de sagesse toute ayurvédique.

Bien qu’ayant fréquenté de nombreuses femmes noires, dont Jemmy, il n’avait jamais perçu le monde parallèle dans lequel évoluait la minorité noire, un monde se juxtaposant sur celui du commun des mortels, fait de petits dénis de droits, de gestes subrepticement déplacés, de regards et d’opinions ordinairement discriminants, vexations étouffées, humiliations obscènes dans leur normativité, acceptées de tous et immédiatement mises sur le compte l’hystérie ou la susceptibilité si on osait les confronter.

Du temps où Jemmy et lui étaient ensemble, ils avaient souvent deux appréciations différentes de la même situation. Lorsqu’ils se rendaient au restaurant indien du coin, il y était toujours accueilli avec plus de chaleur et d’effusion qu’elle.

– Tu trouves ça normal qu’ils servent ton plat avant le mien? ils font ca a tous les coups….

– T’exagères, la dernière fois ils t’ont servi avant moi

– Le type qui essaie de nous refourguer des roses défraîchies  ne compte pas.

– Ben, ca devrait. Je suis sure que c’est une filiale, Bombay flowers…Allez, tu devais gouter avant que ca ne refroidisse. Essayons de passer un bon moment, tu veux?

Lui et jemmy avaient essayé un temps de vivre ensemble; Et peut-être y seraient-ils parvenu avant la rupture, si chaque visite d’appartement a laquelle Jemmy était associée ne se soldait pas systématiquement par un cuisant échec. Une fois, une seule, ils avaient presque touché au but: Une contrainte professionnelle avait retenu Craig a l’autre bout de Paris. Jemmy avait été chargée d’apporter au propriétaire tous les documents relatifs à la finalisation du bail que Craig avait conclu seul, en amont. L’accueil chaleureux et  le sourire débonnaire du bailleur, lorsqu’elle lui remit le dossier, ne laissaient pas soupçonner l’issue de cette énième tentative.

– Ma chérie, expliqua précautionneusement Craig au téléphone, le bailleur met tout en œuvre pour nous trouver un autre logement dare-dare. Car celui-ci vient d’être attribué par un de ses collègues d’agence à un autre couple, qui nous a devancé de très peu. Nous avions sa préférence, il t’a trouvé tout à fait charmante. Mais l’autre couple a été plus rapide que nous. J’aurai dû écouter mon intuition et déposer le dossier la veille. La faute a pas de chance.  Mais on poursuit nos recherches mon cœur, on lâche rien.”

Jemmy ne releva même pas! Craig vivait dans l’illusion d’un monde post-moderne et progressiste, dans lequel le racisme était en passe d’être vaincu grâce au métissage croissant, l’éducation bienveillante et la coupe du monde  98, qui avait consacré la France Black-Blanc-Beur. Il ne voyait pas le groupe de touristes asiatiques se bouchant le nez lorsqu’elle entrait dans une rame de métro, les sourires narquois qui accueillaient son afro dans certains quartiers traditionnellement bourgeois, ou les remarques ostentatoirement moqueuses de l’épicier arabe sur le casque qu’elle avait sur la tête:

C’est quoi ca, un bonnet? En tout cas, ça tient chaud, hein, c’est pratique!

– Ce sont de vrais cheveux!

– Ah super, je peux toucher?

– Non!!!

Craig, comme la plupart de ses amis bourgeois-bohème, ne voyait pas de quoi Jemmy voulait parler, dans sa virulente dénonciation du racisme systémique ayant tant imprégné les rouages de la doxa, et de sa perception de l’Autre, qu’il en était invisibilisé. Un bloc compact de déni, brut comme le granit, faisait consensus sans réelle concertation.

Une amie de Craig, Sabine, diplômée de la même fac de socio que lui, avait même développé une théorie soulignant la dimension psychique, relevant donc de la sphère psychiatrique, du wokisme: ce délire de persécution était une psychose hystérique et collective, proche de la paranoïa, un peu comme la peur du loup chez les enfants qu’ils se transmettaient par contagion, même “ quand le loup n’y était pas”.

Sabine n’imaginait pas, ce faisant, faire basculer le poids de la responsabilité de l’agression sur la victime. Elle ne voyait tout simplement pas la tangibilité de l’agression. Ce qu’on ne voit pas ne peut être nommé et donc exister. 

De même que de nombreux peuples antiques, de la Grèce à l’Inde, en passant par la Chine et l’Orient, ne percevaient pas le bleu, nuance alors associé au noir. L’expérience sociale du bleu était à cette époque quasi inexistante, car cette couleur était peu présente dans la Nature environnante. Il est fort probable qu’un magnifique regard Azur ait déjà fait l’objet de nombreuses métaphores imagées et laudatives, mais certainement pas celui d’une dénomination spécifique distinguant sa couleur comme trait distinct. Pas de masse critique lui permettant d’exister en tant que tel. C’était un non-événement, comme l’était le racisme ordinaire, non détecté des radars de sabine.  Ou des institutions, se privant volontairement d’outils de mesure efficaces, qu’étaient les statistiques ethniques.

Et même Craig, en devenant le beau-père de Yoan, fils de Jemmy, et tissant avec lui des liens d’affection, de tendresse, transcendant ceux du sang, tout l’Amour qu’il porta immédiatement à ce fils de substitution, amour qui ne cessa de croitre au fur et à mesure des années, ne le rapprocha pas davantage de la véritable condition noire.

Jemmy et lui, a l’occasion des échanges qui précédèrent leur rencontre physique, avaient maintes fois abordé ces questions: Sans être un militant engagé, Craig avait toujours eu des positions fermement opposées au racisme et tout autre forme de discrimination. Ils avaient prevu, pour cette « première fois« , de se rendre au restaurant à la descente du train de Jemmy et de son fils, qu’ils devaient ensuite, par un bref détour, déposer dans sa famille en banlieue nord.

Mais une soudaine montée de fièvre, suivie de plusieurs crises de vomissement, les avait conduit à changer leurs plans et emmener Yoan aux urgences.

Craig s’était inquiété à l’unisson avec Jemmy. Il l’avait rassuré. Il s’était ému de l’amour inconditionnel qu’elle portait à Yoan. La candeur et le courage de ce dernier avait tracé un chemin sûr, à la marque indélébile, jusqu’à son cœur. Mais il ne s’était pas offusqué, lorsque le médecin examinant sommairement l’enfant, avait ensuite ébouriffé ses grosses boucles noires en lançant à son exclusive attention:

– Votre fils sera bientôt sur pied. Il pourra de nouveau jouer au foot.

Jemmy s’était passablement énervée. Qu’on l’ignore, pour commencer, alors qu’il s’agissait « de ses neuf mois ». Et qu’on doute ensuite des capacités de son fils à réussir un swing au golf ou un lancer de balle au polo.

-Il ne joue pas au foot, objecta-elle, cinglante

– Ah bon, répliqua le médecin, déçu. 

Il ne se dégonfla pas, son embonpoint lui offrant une marge confortable et son esprit étroit, des remarques désobligeantes à foison.

– Bon, ben il pourra jouer a la trompette avec des poumons pareils , hein…J’adore Armstrong.

Puis il fila vers d’autres patients, content de son bon mot. 

D’une certaine façon, leur relation avait apaisé Jemmy, qui s’était mise à relativiser, par mimétisme, ces micro-agressions. Plus grand étaient le bonheur et la fierté de marcher aux côtés de beau brun ténébreux qui aimait son fils comme le sien, et faisait toujours l’économie d’explications fastidieuses en laissant planer sur leur trio le légitime doute d’une heureuse famille interraciale. 

La première fois que Craig fut confronté à la question raciale fut peut-être le jour de la naissance de sa fille, une fraîche soirée d’été. Il avait accompagné sa venue dans la salle d’accouchement. Il n’oublia jamais son visage fripé aux traits encore vagues et incertains, qui contrastaient avec la nette et franche force avec laquelle sa petite main blanche, limite bleutée, agrippait alors son auriculaire. C’était Anna. 

Son teint fonça progressivement, tout comme ses traits se dessinent à mesure qu’avançait dans leur première nuit, leur long tête à tête. Jemmy, épuisée par le travail et la première tétée, tomba dans les bras d’un bel inconnu, nommé Morphée.   

Craig et sa fille se firent cette nuit-là, milles promesses silencieuses. Anna était tout en joues rondes, avec de grands yeux noirs en forme de cerises. L’arc supérieure de ses lèvres s’étiraient vers l’avant en tremblotant lorsque la faim la tiraillait et le calme olympien de son sommeil était contagieux, comme seul sait l’être un sommeil de bébé, sentant le coton propre, l’amande douce et l’Eden retrouvé, gorgé d’amour et d’endorphine. Il eut le sentiment vertigineux de la responsabilité qui lui incombait à présent, celle de veiller sur un cœur plus précieux que le sien, battant dans une autre poitrine que la sienne. 

Craig ne se posa finalement la question de la couleur de sa fille qu’au moment ou l’infirmière laissa poindre une inflexion moqueuse, sous le joli vernis de son accent antillais:

Elle a beaucoup foncé cette nuit. A ce compte la, elle aura ma couleur de peau sous 48 heures. Plutôt foncé pour une métisse…

Sa fille, Anna, était donc métisse. La citation de Virginie Despentes s’imposa a lui avec la même évidence que cette réalité simple, jusqu’ici ignorée: être blanc était aussi le privilège de ne pas avoir à y penser.

Et les autres? Lui aurait-on fait cette remarque si sa fille avait eu les joues roses et les mèches blondes, ou même brunes? C’est un voyage qu’il devait faire seul. Celui de la parentalité, mais plus encore de la parentalité noire. Black parenthood. Jemmy et lui se séparèrent, en effet, peu de temps après la naissance d’Anna.

Anna était sa réplique en tout point: le même regard mélancolique aux yeux légèrement tombants, ombragé de longs cils. En plus des traits hiératiques, elle avait hérité de sa fine ossature, et de ses mouvements hâtifs et nerveux. Ainsi que de son pas pressé, même pour n’aller nulle part. Mais elle était son double d’un autre monde, aussi halée qu’il était pâle, avec de fines boucles serrées qui éclataient en cascade luxuriante s’il omettait de les tresser après le bain. Leur beauté n’avait d’égale que leur hermétique mystère. Il était reconnaissant a Jemmy de les coiffer la veille des Week-end ou il en avait la garde, et pendant les vacances, il faisait appel à la légendaire patience de sa mère qui prenait le temps de les démêler avec une pile de livres imagées à ses côtés, dont elle avaient fini par connaître toutes les histoires qu’elles réinventaient ensemble au gré de leur  imagination de troubadour.

La coiffure était invariablement la même, une Jasmine, longue tresse posée sur le côté. Mais les cheveux étaient propres, démêlés, sentaient bons et la Jasmine, a défaut d’une Tiana, lui donnait des airs épanouis de fleur des iles, tout compte fait.  

Anna plongea son père, la tête la première, dans un voyage vers le futur immédiat, sans transition, ni préparation. Il apprit tout sur le tas: les bons termes, les bons gestes, les bonnes représentations, en particulier lorsque les limites de la mimésis s’imposaient d’elles-mêmes. 

Et si Jemmy ne le vit jamais au bras d’autres compagnes noires, Craig, n’ayant jamais cessé de plaire et une enfant améliorant même son capital sympathie auprès de la gente féminine, en eut un certain nombre. Certaines, il devait aussi l’apprendre, entretenant un rapport complexe avec leur propre négritude.

Ainsi quand Anna eut 10 ans, ils embarquèrent dans le sud, la compagne du moment de son père, une belle fille d’Afrique de l’Ouest. Sa mère, Jemmy, l’avait depuis toujours, initié à la bienveillance et à la sororité noire. Le concept de famille relevant chez elle, bien plus du clan exogamique que des seuls liens du sang, incluait aussi les conjoints des parents, les cousins proches et éloignés, les amis de longue date , les profs généreux de leurs temps et leur affection, ou toute autre figure tutélaire. Aissé, la petite amie de Craig, avait acheté pour leurs vacances estivales dans le sud, chapeaux, crèmes solaires et ombrelles, sans la moindre considération pour l’image peu conventionnelle qu’elle renvoyait sur la plage. Elle insistait pour tartiner Anna d’indice SPF50 toutes les deux heures, certaine de remplir un devoir de solidarité dont Jemmy, en mère responsable et probablement consciente des implications de ce geste, lui saurait longtemps gré. Elle même aurait aimé qu’on agisse ainsi avec ses enfants, si elle en avait eu et qu’ils changeaient de carnation aussi vite qu’ Anna. 

– Le soleil va gâter ton teint! On dirait qu’il t’a fait un blackface, disait-elle parfois en riant seule de sa propre facétie.

– Euh….on n’est pas supposés ne pas rire de ça, demanda Craig suspicieux.

– Si, rétorqua sèchement Anna.

Depuis qu’Anna était en âge de parler, elle avait toujours vu sa mère impliquée dans les mouvements associatifs et cyber-activistes de défense de la cause Noire. 

Mais elle était encore sensible aux appels des codes d’intégration de la société blanche. Aussi, quelques jours plus tard, elle céda aux discrètes pressions d’Aissé, lui proposant de lisser ses cheveux chez le coiffeur chez lequel elle l’accompagna. A leur retour, Craig bondit tel un lion sorti, à travers les barreaux,  de sa cage. Il éructait:

– Mais bon sang! Demande la permission avant de lui imposer les coiffures dont tu t’affubles. Sa mère et moi sommes contre tout artifice visant à dénaturer sa peau et ses cheveux!

Aissé dont la couleur de peau changeait, suivant qu’on regarde son visage, la jointure de ses doigts ou ses pieds, tchipa longuement, insensible à la moindre remarque. 

Anna intervint, consciente de sa propre responsabilité:

– Papa, c’est passager. Ça partira à ma prochaine séance de natation. En attendant, regarde, je peux faire ça.

Elle tourna sur elle-même, sa longue chevelure lissée suivant son mouvement de derviche.

– Tu vois!!! Tu vois!!! Ta fille est contente. Vous avez les cheveux lisses et faciles à coiffer. Pourquoi devrait-elle, elle, souffrir?!

Aissé ne mesurait manifestement pas la gravité de la situation, et l’avoir échappé belle. Le répit fut de courte durée.

Attablés un soir devant l’émission de Pascal le grand frère, et témoins du comportement  particulièrement odieux d’un ado boutonneux à l’encontre de ses parents, Anna et Aissé s’écrièrent en choeur:

– Mais il faut le taper cet enfant!

– Non, mais une bonne petite baffe lui remettrait les idées en place.

Craig et sa mère se tournèrent vers elles, horrifiés. Aissé en prit en nouveau pour son grade. 

– Tu n’es pas sérieuse? Lui reprocha Craig

– Mais papa…., tenta timidement Anna qui avait rarement vu son père aussi énervé.

– Anna, je te conseille de ne pas t’en mêler, coupa adroitement sa grand-mère, et d’ailleurs, tu me suis. Il est l’heure d’aller se coucher.

Craig regarda Aissé en se demandant s’il la connaissait vraiment. Ce n’était plus un fossé culturel qui les séparait, mais une faille tectonique ou une  brèche spatio-temporelle, et cela ne tenait pas qu’à ses nombreuses et incroyables transformations, a coup de savants tissages, lace-wigs et autres artifices capillaires. Il avait appris que le cheveu ayant l’air naturel pouvait ne pas l’être, et qu’une peau sans fond de teint pouvait avoir subi des modifications encore plus invasives. Cela tenait au fait qu’elle ne lui avait jamais fait assez confiance pour se montrer à lui telle qu’elle était naturellement faite. L’avait-il jamais connu en fait? Il fut tenté un moment de tout envoyer bouler. Il avait toujours souhaité lui dire que ses prétendues racines allemandes, qu’elle partageait avec l’ensemble de ses copines décolorées, ne pouvaient expliquer ses fréquentes variations de teintes….

Mais il perdit toute contenance lorsqu’elle enroula ses douces lèvres charnues autour des siennes. Il avait toujours été sensible à une certaine forme de manipulation. Elle regagnait Paris le lendemain. Était- ce vraiment nécessaire de gâcher leur dernière soirée ensemble?

Le départ d’Aissé au matin, le soulagea finalement encore plus que leurs ébats de la veille.

Il marqua surtout un nouveau tournant pour Anna qui put enfin laisser sa peau être librement étreinte par le soleil, et sa chevelure frisée s’étaler en volumineux afro, dégagée de toute contrainte esthétiquement inutile. Son père ne l’appréciait jamais autant qu’en ces instant soù la Nature lui rappelait la part d’inconnu et de mystère dont recelait le prolongement de lui-même, son propre enfant. Son teint ambré passait quasiment d’une heure à l’autre, aux sous-tons cannelles. Seuls les deux traits laissés par son maillot, et qui lardaient ses épaules de part et d’autre, rappelaient sa couleur originelle. Et toutes cette gradation de teintes brunes, chaudes et vibrantes, étaient toujours l’expression de la versatilité naturelle d’une part à la fois infime et fondamentale de son identité, en devenir.

Un soir, attablés à la terrasse d’un restaurant sur pilotis, depuis laquelle le soleil déclinant prenait des reflets rougeâtres, se réverbérant sur toute la surface d’une eau ondoyante, huileuse à la manière d’une toile, ils goutaient à la simple joie d’être ensemble. Ce moment venait s’ajouter aux milliers d’autres qu’ils thésaurisaient précieusement depuis des années, et dans lesquels chacun pouvait venir puiser, dans les temps difficiles. 

Anaé, brune acajou comme à chaque fin d’été, se leva pour aller aux toilettes. Happés par le spectacle de la peinture aquatique qui les hypnotisait de ses multiples touches impressionnistes aux reflets argentés et mordorés, Craig et sa mère perdirent un peu la notion du temps. De longues minutes s’égrenèrent, laissant le temps en suspens. Ce fut l’arrivée de leurs trois assiettes en l’absence d’Anna  qui les ramenèrent à la réalité. S’inquiétant de ne pas voir sa fille revenir, Craig partit a sa recherche. Il sut en l’apercevant de loin que quelque chose n’allait pas. Elle ne pleurait pas, mais le tremblement si significatif du haut de sa lèvre supérieure ne laissait planer aucun doute sur l’imminence de sanglots. Elle faisait des gestes désespérés et vains dans sa direction, mais ne l’avait pas encore vu, un homme imposant barrant son passage et sa vue. Lorsque Craig arriva enfin à leur hauteur, elle se jeta dans ses bras avec soulagement:

– Papa!!!!!

– C’est…C’est votre fille, monsieur? articula confusément  l’employé, je suis vraiment mortifié. Je ne l’avais absolument pas reconnue. Je vous présente toutes mes excuses, jeune fille…

– Vous laissez-moi, coupa Anna, vous venez de me traiter de menteuse, en disant que je ne faisais pas partie de votre clientèle!

– Qu’est ce que cela veut dire? Vous avez osé lui dire ça? A ma fille? Nous venons ici depuis que je suis moi-même enfant, bien avant que vous ne sachiez même rédiger un CV!

L’employé commençait a sentir la pression monter. Craig avait osé le ton et les clients les observaient. 

– Nous allons vous offrir les repas. Je suis vraiment navré, je n’ai pas reconnu votre fille. Elle a beaucoup grandi…

– Vous ne l’avez pas reconnu? Vous avez peut-être besoin d’une nouvelle paire de lunettes alors.

– Non, je vous assure monsieur, ne pas l’avoir reconnu avec ce bronzage, enfin…je…

L’employé regretta probablement aussitôt l’absence de maîtrise de son discours sous le poids de la nervosité, mais le mot avait été lâché, le révélant peut-être aussi tout simplement à lui-même. 

Craig ressentit dans sa chair, toute la détresse muette de sa fille. Il devint peut-être bien noir à ce moment là. Il alla prendre sa mère. Ils regagnèrent tous ensemble leur voiture, et se firent un modeste restaurant chinois en bordure d’autoroute. Le lendemain, il envoya par recommandé avec accusé de réception, une lettre incendiaire au prestigieux restaurant sur pilotis qui valut à l’employé raciste une lourde sanction disciplinaire. 

De retour à Paris, Anna fut ravie de retrouver son frère Yoan, revenu de chez son père,  et leur truculente mère qui s’activait autour de la préparation d’un nouveau séminaire. Chaque retrouvaille était l’occasion d’un nouvel engouement pour sa cause communautaire: Les zoos humains, le parfum de scandale des propos d’un grand dirigeant français au JT, l’esclavage en Lybie…Autant de causes nécéssaires.

Son nouveau cheval de bataille était la défense du wokisme. Un mot qu’Anna avait déjà entendu et qui semblait irriter une bonne partie de la société française, sans qu’elle puisse déterminer s’il s’agissait du signifiant, l’anglicisme ou du signifié..qu’elle même ignorait. L’état d’éveil devait, selon, elle, concerner son seulement toutes les causes, mais aussi tout le monde. 

– Tu te rends compte, expliquait sa mère, ils ont OSÉ faire une réunion institutionnelle sur le wokisme sans inviter les principaux intéressés. C’est un colloque se déroulant dans les arcanes du pouvoir en plus, à l’Assemblée Nationale. Enfin, en marge, mais quand même le lieu est symbolique! Pas un seul noir présent! Ils ont quand même mis un maghrébin, cela dit…Mais pas de noir! Ca aussi, c’est un symbole.

Jemmy ne décolérait pas devant cet affront décomplexé. 

Anna retrouva a la rentrée, avec une joie encore plus grande, son groupe d’amies: Nina, Sabrina et Koro. Le groupe scolaire privé qu’elle fréquentait depuis son enfance avait beaucoup changé, mais Nina, Sabrina et Koro avaient toujours été là. Aussi immuables que leur précieuse amitié.

Aucune d’elles n’avait une conscience claire des évolutions sociologiques de leur ville, et encore moins de leur établissement.  Leurs réalités immédiates d’adolescentes consistaient en échanges réguliers de messages, ponctuées d’ intempestifs émojis, sur une multitudes de réseaux sociaux croisés, en selfies bouche-de-canards-et-les deux-doigts-en-V et en possibilités d’échanges qu’offraient leurs garde-robes respectives.

Et pourtant, entre leur entrée en primaire et leur passage au collège, avec un an d’avance pour la précoce Anna, la plupart des parents d’élèves blancs avaient déménagé, trouvé un emploi ailleurs ou jouant sur les subtilités de la carte scolaire, changé leur enfant d’établissement. Cette désertion communautaire avait profité à une autre, la nature ayant horreur du vide. Et le budget serré d’une école catholique privée, encore plus. Les mères voilées s’étaient peu a peu mêlées aux autres, aux sorties des classes et avaient progressivement pris place dans les conseils de classe et réunions de parents d’élèves. 

La minorité noire avait été exclue de cette ascension sociale, tant dans l’accès à l’éducation que dans la sphère patrimoniale, avalée par une nouvelle forme de gentrification qui ne la concernait pas. Dans cette petite ville de banlieue, les familles noires ayant accédé à la propriété se comptaient sur les doigts de la main.  Et la mixité sociale avait été reléguée au rang de mythe.

Anna, en vrai caméléon, familière du transpassing culturel, n’avait pas senti immédiatement les effets de cette exclusion. Elle était acceptée par ses amies et leur entourage: leur troublante ressemblance physique n’y était pas étrangère. Elle slalomait ainsi entre les tensions, en jouant sur cette ambiguïté. Elle ne remarqua pas que Koro, une des rares noires du collège, avait choisi de rester à l’écart.

Yoan avait une approche plus directe, assumant son africanité sans ostentatoirement l’exhiber non plus, à l’instar de son groupe d’amis, de grands métis arborant dreadlocks et coupe afro. Ils étaient très souvent pris pour cibles par l’équipe pédagogique du collège, majoritairement blancs, dont certains avaient probablement fait glissé leur crainte latente et intériorisée d’invasion, sur un segment de la population sur lequel pouvait être extériorisé toutes sortes de frustrations sans crainte de représailles excessives.   

Yoan, Dali et Franck qui en représentaient un échantillon dilué, en faisaient régulièrement les frais.

Du chahut dans la cour de récré? ils étaient aussitôt piochés au milieu d’élèves plus bruyants.

Un ou deux retards? Ils étaient sanctionnés sur la base d’absences, y compris quand cela leur portait préjudice dans la notation de devoirs sur table.

Ils furent même un jour, très arbitrairement punis pour « ne pas avoir signalé une bagarre », dont ils s’étaient, suivant les conseils de leurs parents, scrupuleusement tenus à l’écart.

Les professeurs, dans leur recherche de paix sociale, sympathisaient avec les éléments les plus perturbateurs du collège, doublement protégés par des parents investis dans les organes participatifs au sein de l’établissement, et par des communautés solidaires et soudées, devenues des forces politiques et économiques incontournables, à chaque échelles territoriales.

Peut-être que certains évacuaient leurs impuissantes frustrations sur Yoan, car ce dernier semblait concentrer toute la haine réfractaire de sa prof de français qui exigea son redoublement malgré une moyenne de 10, mollement atteinte, il est vrai.

Yoan n’avait pas choisi son camp. Il avait été choisi par un groupe d’amis qui se trouvait être composé d’Afro-descendants. Sa sensibilité aux problématiques touchant la population noire, en avait été accrue.

Il fut le premier à faire reconnaître à sa sœur, la mise à distance régulière de Koro par leur groupe de copines et la taquinait souvent à ce sujet en forçant intentionnellement le trait. 

– Bon, vous la rejetez parce qu’elle est noire, en fait, lança t-il à l’heure du dîner, et parce qu’elle a pas vos longs cheveux lisses ou bouclés qui peuvent bouger comme ça, shlack, shlack, shlack….

– N’importe quoi, l’interrompit Anna, agacée, Arrête de faire le mariole. Tu sais très bien qu’elle est externe. Le reste du temps, elle est avec nous.

– C’est vrai ça?, s’enquit Jemmy sans suspendre la préparation du repas

– Mais pas du tout, s’énerva Anna, Pas du tout!!!! Je vois pas de quoi il parle!

Mais son frère était d’humeur badine ce soir. Il revint à la charge:

Ah ouais? Et pourquoi je l’ai vu traîner seule dans le préau cet aprém au lieu d’être avec vous dans la cour?

Elle avait des devoirs à rendre. C’est elle qui nous évite,si tu veux savoir!!!

Jemmy posa la salade d’avocats et de thons sur la table, près de la vinaigrette faite maison.

– Ça vaut peut-être le coup de t’en assurer ma chérie. Je vais appeler sa mère pour l’inviter ce week-end, trancha Jemmy, en se rappelant les regards circonspects de parents arrivés dans l’école bien après elle, mais qui formaient un clan serré et manifestement inquiets de l’influence que son look afro-folk assumé pouvait avoir sur leur progéniture. Elle ajouta: – Je verrai aussi avec les mères de Nina et Sabrina pour voir qui peut recevoir une soirée pyjama. Vous avez besoin de temps de socialisation en dehors des cours. C’est important. A présent, A TABLE!!!!!

Elle s’installa la première, pensive. On parlait souvent de privilège blanc. Mais existait-il aussi un privilège arabe, asiatique, indien, voire même noir, suivant la répartition démographique d’un territoire donné? Puis son flux de pensée évacua rapidement cette idée saugrenue. Le privilège s’accompagnait toujours de pouvoir. Dans quel espace les noirs avaient-ils jamais eu assez de pouvoir pour ségréger une autre catégorie sociale, qui ne fut pas elle-même noire? Ils étaient sur leur propre continent les pions désarmés, se dressant les uns contres les autres, d’un échiquier dont la partie se jouait ailleurs. Leur manque de solidarité et de cohésion en étaient partiellement les causes.

La conférence que Jemmy préparait pour cette fin de semaine avait été organisée par plusieurs collectifs noirs parisiens, habituellement en désaccord sur tout, mais qui avait cette fois bondi de rage, comme un seul homme indigné, à la lecture de la tribune des organisateurs exclusivement blancs, du colloque “anti-wok”. Des obus sémantiques comme « Déclin de la pensée critique” et “approche psychiatrique du wokisme”  avaient provoqué des réactions en chaîne et de multiples déflagrations sur les réseaux sociaux. 

Perçu par la doxa intellectuelle comme un mouvement populiste opposant au racisme systémique, une réaction inappropriée car démesurément paranoïaque, doublé d’un narcissisme pusillanime et sectaire, le wokisme était communément rejeté et incompris.

Dans la semaine qui s’écoula, plusieurs visioconférences, dont Jemmy manqua la moitié, furent coordonnées pour organiser la contre-attaque du camp black.

Pour compenser son implication parcellaire, Jemmi créa à la hâte l’ensemble des outils de communication, du mini-site aux affiches de l’événement qu’elle placarda dans les métros et les gares les plus proches avec ses enfants afin de « leur enseigner par l’exemple, la solidarité ». Tanpis si cette solidarité impliquait une implacable guerre des poteaux, bien qu’ ils hésitèrent longtemps avant de recouvrir partiellement une superbe affiche d’un artiste-transformiste, nommé-e Lido, dont les traits vaguement familiers s’insinuèrent longtemps dans la mémoire de Jemmi, sans malheureusement jamais s’y fixer.
Les intervenants choisis, pour l’événement « Qui a peur du méchant Wok’ ?,Wokisme-mode d’emploi » étaient tous noirs mais avaient des idéologies
politiques, parfois diamétralement opposées. Certains se haïssaient tant et si bien qu’ils n’acceptaient de respirer l’air de la même pièce que parce qu’il était gratuit.

Jemmy profita de l’excuse, pas si fictive, de sa singulière désorganisation pour envoyer son ex-conjoint Craig, infaillible partenaire familial, intercéder en la faveur de Yoan auprès de la direction du collège qui menaçait sans explication logique ni cohérente, autre que la vindicte, et au pire un racisme à peine voilé, de ne pas le réinscrire l’année suivante.  Anna, quant à elle, poursuivant son rite d’initiation avec entrain, accompagna sa mère au colloque “pro-wok”, comme elle se plaisait à le répéter. 

Le premier intervenant, un caraïbéen qui avait le rêve mythique d’un retour en Afrique, s’appuyant bien plus sur l’utopie d’un Fourier et ses phalanstères que sur celle d’un Garvey, aborda la question de l’intersectionnalité dans le wokisme, et l’absolu nécessité de l’inscrire dans l’Afrique wakandaise de son imaginaire ou les lois anti-LGBT seraient enfin proscrites. 

Le second intervenant, son rival de toujours, releva chaque approximation de son intervention, pour les tourner à son avantage, dans une diatribe assassine invitant clairement à la joute oratoire. La salve d’applaudissements déchainés qu’il reçut en dit moins sur la qualité de son allocution que sur l’absence manifeste de popularité du précédent intervenant.

Anna commençait à bailler, tandis que sa mère notait dans la liste interminable des intervenants, plus nombreux que l’auditoire, le nom de deux frères-ennemis, présidents honoraires de deux associations qui n’en avaient constitué qu’une seule des années durant. Les deux s’accusaient mutuellement d’être des agents des renseignements généraux, à la solde d’une police française infiltrée. Ils passaient heureusement à la toute fin, l’un à la suite de l’autre, sachant qu’ils en venaient régulièrement aux mains.

Une jolie jeune femme dans la fraiche vingtaine, se saisit du micro avec la grâce féline d’une chanteuse de jazz. Elle offrit à la salle un moment volontaire de suave légèreté à travers l’éclat de son sourire suspendu, avant de se lancer dans un solo, rythmé par une voix chaude:

Bonsoir, je crois que vous me connaissez tous…Je suis Sapphoblack. Je suis slasheuse: Poétesse et danseuse-effeuilleuse/Styliste et modèle/Chanteuse-slameuse et depuis quelque temps, chroniqueuse  dans l’émission « En roue libre » que vous suivez tous, j’espère (Rires travaillés).

Alors tout d’abord mes amis, qu’est ce que le wokisme, me direz-vous?  Le Wokisme? Tropisme ou exotisme? Je refuse qu’on lui affuble tout éro…tisme!

Mes sœurs-soeurs nées d’ autres mères-relevant des mêmes ….-ismes!

Donnons une voix forte pour lutter, talons contre talons, contre les cohortes de prédateurs,

dominant qui nous écrasent de telle sorte qu’un simple voile devient affront, insulte au front,

Impossible d’assumer à fond, cette I-DEN-TI-TÉ sans une noble TE-MÉ-RI-TE!

Le courage lie cœur et rage, nos cœurs endurcis par tant de rage contenue.

Nous crions, nous rions, nous pleurons, mais surtout nous luttons avec rage dans un combat où ne se ménage pas l’âge de…” 

Anna était avachie, paupières baissées, dodelinant de la tête, qu’elle refusait vaillamment de reposer sur le dossier de son siège. Elle était la seule enfant de l’assemblée. Jemmy n’avait d’ailleurs pas répondu lorsqu’un couple de vieux militants africains s’étaient offusqués de la présence d’une si jeune enfant à des débats dont sa génération n’aurait pas eu à s’occuper si les leurs avaient rempli leurs missions, mais elle ne poussa quand même pas l’hypocrisie jusqu’à surenchérir d’un: “Vous avez raison. Arff, les gens”. 

En revanche, le slam chaloupé de SapphoBlack la ramena immédiatement à ses responsabilités de mère. Elle alpagua sa voisine immédiate:

Doris, Do’, s’il te plait…La petite commence a se fatiguer. Je dois la ramener à la casa. Tu crois que tu peux assurer la suite, s’il te plait? Voilà la liste des intervenants, il faut juste s’assurer du bon ordre de passage.

Pas de problème, vas-y, rentre avec ta puce. Moi même, je ne comprends pas ce que la go là chante ou parle depuis à l’heure. Façon dont elle tient le micro comme si elle jouait à guichet fermé, je ne suis pas certaine qu’elle songe à le rendre un jour. Et elle n’a pas seulement braqué le micro, elle a aussi braqué l’événement! Tu ne vois pas son gendarme posté à l’entrée avec ses CD et ses posters dédicacés, à vendre! Pourquoi pas des pagnes en wax, des bijoux en cauris et une vente a emporter d’alocos aussi, tant qu’on y est…Hum, en tout cas!

Jemmy lutta de toute la force de son esprit contre sa propension naturelle au kongossa, mais elle ne pouvait pas prendre ce risque: Doris, impénitente bavarde, s’était dangereusement  rapprochée d’elle. Si elle la relançait, c’était une demi-heure minimum de commérages. 

– Merci beaucoup, ma Do’. Tu es un ange!

– Oui, vas vite coucher notre pupuce, pardon! Il ne faut pas décourager la relève avant l’heure.

Jemmy embrassa rapidement Doris, et elle et sa fille allèrent rejoindre Craig et Yoan qui les attendaient dans un fast-food, situé à l’angle de la sortie de métro. 

– Alors, demanda Jemmy impatiemment, comment s’est passé l’entretien avec le bahut?

Yoan et Craig se regardèrent, complices.

– Ben écoute, c’est simple: on retire les enfants du collège. S’ils ne réinscrivent pas Yoan, Anna non plus, n’a rien a y faire. Tanpis pour eux, ils viennent de perdre deux énormes potentiels.

– Et ils t’ont pas donné plus d’explications que ça? Ils se sont justifiés au moins ?

Jemmy les regardait alternativement en quête de réponses, mais Craig, 40 ans, et Yoan, 13 ans, faisaient front dans un silence endurci par la volonté commune d’épargner aux deux femmes noires de leur famille, qui avaient aussi leur lot quotidien d’injustice à gérer, les détails scabreux d’une confrontation stérile.

Jemmy n’insista pas. Elle avait appris à comprendre et respecter le point de vue de Craig, le pacifiste. Craig, l’humaniste.

L’organisation des rapports de force sociétaux était ainsi faite. Les tensions découlaient du refus de coopération, et de l’inévitable compétition communautaire que cela générait. Toute la difficulté à faire société autour de l’idée de nation commune était là:  Le refus obstiné de l’altérité, de l’Autre comme version à peine différente de soi-même. Si chacun avait une part de responsabilité dans ce fiasco, ils la portaient tous collectivement.

Jemmy regardait fièrement Craig. Son bronzage pelait encore par endroit, de très fines écailles se détachaient de l’arête de son nez. Yoan et Anna s’étaient à nouveau plongés, immobiles, dans le monde parallèle et invisibles des réseaux sociaux, via leurs portables.

Son regard se posa à nouveau sur Craig: il avait peut-être bien fini sa mue!

Dancing with mami wata

Daniel, l’enfant des eaux au feu sacré

“ You want my jazz, but you don’t want my blues”

( Anonymous)



 Lorsque Daniel descend dans les sombres profondeurs de l’océan, Muanja, son aînée, est toujours la première à l’accueillir, devançant a coup vigoureux de nageoires, ses nombreux frères et sœurs. Combien d’enfants a-t-il? Il ne saurait le dire lui même. Il lui semble qu’ils sont tous les répliques à l’infini,  des 10 premiers: Muanja, Manga, Tube, Itengu, Idolo, Edubu, Kunduwa, Japite, Iyo et Dipanga.

Leurs queues de poisson s’agitent frénétiquement à la vue de leur père. Certains ont la teinte ébène de leur mère, d’autres le teint clair de Daniel. D’autres encore, affichent des teintes intermédiaires. 

Jomba, la mère,  coupe leurs bancs d’enfants en deux et s’avance vers lui. Son regard, profond, est rendu encore plus mystérieux par le léger strabisme qui le voile et empêche quiconque la fixe de le sonder. C’est lui, au contraire, qui capture, soumet et emprisonne. Sa longue chevelure naturelle flotte dans les eaux et l’enlace avant que ses bras ne l’atteigne. Comme toujours, elle tient dans l’un d’eux, un nouveau-né. Elle le lui tend: – Celui-ci est Dikala….pour que tu te rappelles que tu nous appartiens. Nul n’échappe à son clan. Il définit notre destin commun. Sache-le.

La voix de Jomba est douce et envoûtante. Elle n’ordonne pas, elle est ordre. Cette voix, qui a égaré des milliers de pêcheurs à travers les âges, l’a toujours ramené fidèlement à elle, telle une fatale boussole aimantée.

Daniel avait encore fait le même rêve étrange et familier, le seul dont il se souvenait jamais. Il s’étira longuement. Il avait toujours eu l’impression d’être en mission sur terre, sans jamais avoir eu une conscience claire de ce que cette mission impliquait. Il avait juste le sentiment diffus d’avoir quelque chose d’important à réaliser, tout comme l’inconfortable impression que cela serait d’autant plus difficile qu’il ne se sentait pas appartenir à ce monde horizontal, soumis à la pesanteur.

La fortune, le hasard ou le guingois, au choix l’avait conduit de Douala, au Cameroun, jusqu’en occitanie dans le sud de la France. Il avait ensuite sillonné plusieurs pays d’Europe de l’Est, d’Asie et d’Amérique du Sud, a la recherche de sa destinée. Celle-ci lui avait toujours échappé par un malheureux concours de circonstances. Le jour ou , parvenant à la toucher du bout des doigts, il aurait dû signer un contrat de coach sportif d’un grand groupe bresilien, une terrible agression par arme à feu, le cloua un an durant, sur un lit d’hôpital.

Tous ses amis et ses proches lui avaient alors tourné le dos, l’abandonnant à la vie hermétiquement recluse des personnes hospitalisées sur une longue durée . Tous à l’exception de sa famille. La vraie, sa mère et ses sœurs. La fantasmée: La belle Jomba et leur flopée d’enfants, dont il ne se souvenait jamais des prénoms à l’état d’éveil.

Il rencontra Jemmy lors de cette longue traversée du désert par le biais d’une connaissance commune sur FaceBook. Il avait d’abord eu d’évidentes vues sur cette dernière, qui ne prêtait aucune attention aux nombreux likes et commentaires dont il gratifiait la plus anodine de ses publications. La photo d’une simple quiche aux saumon passablement réussie, suscitait des trésors de la langue française que lui-même ignorait posséder.

Les grands yeux noirs d’Hilda, beauté métissée à l’opulent décolleté et aux souples jambes de gazelles, étaient source d’inspiration chez de nombreux rivaux qui noyaient sa prose laborieuse sous un flood discontinu. La beauté métisse likait elle-même, assez souvent, les posts de Jemmy. Elles partageaient la même communauté d’idées post-révolutionnaires, allant de l’affirmation de la négritude à la revendication d’un retour en Afrique, afin d’y bâtir une économie réciprocitaire plus juste et équitable, sous fond d’hashtag. Des idéalistes du clavier dont FaceBook, tombeau des révolutions avortées, pullulaient. 

Jemmy était aussi lunaire qu’Hilda était solaire. Elle ne brillait pas, et ne scintillait pas de promesses de bonheur vaines dont beaucoup se brûlaient les doigts. Non, elle veillait au loin, ne brillant que pour elle-même dans un elitisme confidentiel. Ce désintérêt à plaire à quiconque, intrigua Daniel plus qu’il ne l’attira au départ.

 Et puis n’importe quel astronaute, homme sage ou philosophe du dimanche, avait une connaissance empirique du danger moindre qu’il y avait à approcher la lune, plutôt que l’ aveuglant soleil. C’est donc ainsi qu’il en vint s’intéresser à elle.

Daniel abordait toujours les filles, les femmes, les matrones entre deux âges ou les vieilles femmes sans âge, avec le même demi-mensonge:

Bonjour, je me présente, je suis Daniel. J’ai créé une marque de sneakers afro, et j’aurai aimé collaborer avec vous. J’ai été sur votre profil et j’apprécie énormément votre travail.”

Demi-mensonge, car son alitement ne l’avait pas empêché de travailler sur un projet de commercialisation de sneakers afro, qui commençait d’ailleurs à connaître un succès d’estime dans le sud-ouest.

Demi, car la plupart du temps, cela lui servait aussi de prétexte pour attirer à lui la personne qu’il convoitait alors.

Il fut surpris que cela fonctionne avec Jemmy qui lui répondit dans les 48 heures de sa première prise de contact. La réponse était carrée, professionnelle, sans ambiguïté. Ils commencèrent à échanger sur la base d’une future collaboration. Elle mettait en général, de quelques heures à quelques jours, pour lui répondre. Elle s’en excusait toujours, ignorante des codes de séduction sur les plateformes numériques. C’était une femme occupée: une conjointe , une mere de famille, une professionnelle alors en pleine ascension.

Très vite, leurs discussions s’allongerent, en même temps qu’elles s’étendirent subrepticement sur les activités extra-professionnelles, leurs vies, ambitions et rêves respectifs.  Ils partageaient le même goût pour la musique, avec des inclinations différentes: la musique africaine pour lui. Jazz, blues et Hip-hop des 90’s pour elle. Leurs échanges elargissaient aussi leurs répertoires musicaux réciproques.

Jemmy lui ayant fait comprendre qu’elle était en couple, et fidèle, elle ne voyait aucune ambiguïté à échanger avec un jeune homme qu’elle considérait comme un peu perdu et isolé, et dont il n’y avait rien à craindre, aussi beau soit-il, puisqu’il vivait à l’autre bout de la France et qu’ils ne se rencontreraient jamais.

Pour tout dire, elle n’avait même pas l’impression qu’ils vivaient sur la même planète: créatif et fantasque, il passait d’une idée de projet à une autre sans jamais en finaliser aucune, alors qu’ il avait le talent pour toutes les mener successivement à terme,  avec le bon ancrage et la bonne méthodologie. C’était ce qu’elle voulait lui apporter, car cela faisait partie de sa conception de la réciprocité, de l’échange et du partage. De l’humanité, tout simplement.

A chaque fois que Daniel se retrouve dans cette voie sinueuse et étroite qui mène au repaire sous-marin des siens, son corps le premier reconnaît son appartenance à ce lieu: Ses poumons cèdent la place dans le processus de respiration a de soudaines branchies, ses yeux perçoivent l’horizon au delà de la sombre opacité des profondeurs; La densité de l’eau épouse  son corps sans l’alourdir ou le ralentir. Poissons de toutes tailles et invertébrés millénaires  saluent silencieusement sa course, se rapprochant vélocement  des roches sous marines ocres, brunes et rougeâtres afin de lui céder le passage. Jomba tient un nouveau-né, au teint brun et cheveux de laine rousse, exact copie de sa sœur Idolo dont le nez est tacheté de grain de rousseur.

Les enfants se sont  éloignés après les habituelles effusions des premières minutes de retrouvailles. Ils jouent gaiement dans l’epave d’un bateau, dont la carcasse a ete colonisee par de folles herbes spongieuses. Jomba, splendide et sentencieuse lui tend l’enfant:

– Voici ton nouveau fils. Comment l’appellerons- nous?

– Neptune!

– C’est lequel de tes ancêtres celui-là? On le trouve de quel côté de ta famille?

Il ne répond pas, et songe que c’est au moins la 4e ou 5e réplique d’Idolo. Qu’importe les prénoms, ils pourraient aussi bien leur attribuer des chiffres.

– Tu n’es pas seul, poursuit Jomba, tu as une famille. Nous te voyons de moins en moins. J’espère que tu ne tisses aucune attache la haut. Attention, n’attire pas à toi la colère des mers. Je t’aurai prévenu….

Daniel  blottit son fils contre son torse en lui fredonnant délicatement le beat de “knocked yourself out”, telle une comptine.

Le lendemain, Daniel se sentit imprégné d’une énergie nouvelle. Il avait quitté l’hôpital depuis quelques mois déjà et sa rééducation, progressant par pallier, avait après plusieurs mois de stagnation, atteint un niveau de récupération encore jamais atteint. Les ventes des sneakers afro s’envolaient à l’approche de l’été. Il parcourut son répertoire téléphonique, et appela plusieurs de ses conquêtes. Une suisse d’origine ivoirienne avec laquelle il avait passé jadis de bons moments, et qui s’était installée dans le département voisin avec son mari, lui répondit immédiatement. Elle passa le chercher à la sortie de sa séance de thérapie.  Il la baisa à même le capot de sa berline, dans un chemin de terre croisant une départementale peu fréquentée. Trois autres femmes mariées, originaires respectivement du Congo, du Cameroun et de Martinique, ainsi qu’une étudiante marocaine, mariée à ses études de médecine, le recontactèrent la semaine suivante. Il coucha avec chacune d’entre elles. Plusieurs fois pour certaines. L’étudiante avait essayé de gratter un dîner. Il l’avait adroitement et élégamment éconduite. Il préférait les femmes mariées ou engagées dans une relation sérieuse,  car elles offraient la stabilité tranquille de l’amour impossible.

Finalement la seule relation longue relation suivie qui avait survécu à toutes les autres était celle qu’il entretenait en songe avec Jomba.

Daniel l’avait rencontré à 9 ans, en longeant une des nombreuses criques désertées des touristes qu’offre Kribi, station balnéaire du Cameroun. Alors qu’il s’amusait à lancer des projectiles au loin, en jouant avec le ressac des vagues surplombées d’une mousseuse écume, il s’abstint a la dernière seconde de lancer le petit objet circulaire qu’il venait de ramasser. Une pièce ancienne, brunie par le temps.

Daniel fut un moment tentée de courir jusque chez sa tante pour lui montrer sa trouvaille, mais il se ravisa aussitôt; La marâtre n’était avide ni de coups, ni d’insultes. Il y’avait fort à parier qu’elle y trouve une parfaite justification à son exutoire, puisqu’il était formellement interdit aux enfants de jouer aux abords de la plage. De nombreux contes terrifiants et fantasmagories populaires alimentaient cet interdit séculaire, qu’il avait transgressé.

Il glissa la pièce dans la poche de son pantalon, et regagna son foyer.  Il commença a rêver de cette belle femme noire a la chevelure dense et épaisse, qui flottait dans l’eau comme les algues au milieu des coraux. 

Je t’ai longtemps attendu, lui dit-elle, mais je savais que tu viendrais un jour à moi. Lorsque ta mère a quitté le pays pour aller travailler a l’étranger et t’assurer un avenir, j’étais là. J’ai bu chacune de tes larmes, et j’ai apaisé ton cœur. Lorsque ta tante te noyait sous des taches ménagères, qui aurait du etre la charge d’un adulte, j’étais la. Lorsque tu étais le premier a te lever et le dernier à te coucher, pour les assumer, j’étais là. Dans tes miraculeuses prouesses scolaires, seul privilège des pauvres bien nés, j’étais la. Lorsque la faim te tiraillait car tu n’avais fait qu’un repas, au milieu de l’opulence, j’étais là. Tu n’as jamais été seul, j’ai toujours été là. Je ne te quitterai plus, à présent. Je suis Jomba, ta femme de l’autre monde.” 

Daniel avait depuis gardé précieusement cette pièce sous le matelas sur lequel il dormait, le soir, à même le sol.  C’était devenu son bien le plus précieux et il lui accordait toutes les attentions en échange de ses excursions oniriques dans le monde marin, auprès de sa madone noire. 

Un jour, un de ses cousins lui chaparda la pièce et  refusa de la lui rendre, en dépit de l’empoignade qui suivit et pour lequel, il fut le seul à être puni sans que son bien ne lui soit restitué. Dans les jours qui suivirent, son cousin fut pris de violents maux de tête, puis de maux de ventre. Sa température augmenta considérablement. On fit venir le médecin, qui proposa de le transférer à l’hôpital. Sa tante, qui avait l’intuition face au calme olympien de Daniel contrastant avec la panique générale, qu’il y était pour quelque chose, saisit violemment le frêle corps du garçonnet et le secoua comme un manguier coriace, retenant ses fruits.

Qu’est ce que tu as fait a mon fils , sorcier?! Tout ceci est ta faute, enfant du diable! Qu’est ce que tu lui as fait?!

Il darda  la femme enragée d’un regard noir et glacial.

Ma piece! lui répondit il, en tendant sa paume vide.

L’heure n’était plus aux salamalecs et formules de courtoisie. Leur haine réciproque avait fini de les consumer, rien ne pouvait plus être sauvé de ce naufrage relationnel, en dehors de son mollusque de fils, peut-être. 

La tante se précipita au chevet de ce dernier et lui extirpa a coup de gifles, les aveux dont elle avait besoin pour le sauver. Lorsqu’elle lui rendit la pièce, elle lui intima l’ordre de ne plus laisser cet objet chez elle. Daniel la fit percer auprès du forgeron du coin, y glissa une fine chainette, et la porta désormais à son cou, sous ses débardeurs débraillés. 

Jomba tint parole. Elle ne le quitta jamais. Quand il eut 17 ans, bien avant la plantureuse prostituée de la rue de la joie, pour laquelle son cousin et lui avait cotisé afin de la monter à tour de rôle, ce fut Jomba qui le dépucela au milieu des poissons, cétacés et crustacés. Elle ne lui demandait aucune exclusivité charnelle, mais ne voulait pas partager son cœur.

Or l’attachement que Daniel portait, aujourd’hui, a Jemmy était réel. Elle était différente des autres. Leurs blessures secrètes entraient silencieusement en résonance, sans se heurter.

La première fois qu’il la vit, submergé par sa douceur naturelle et son raffinement, elle lui inspira aussitôt un besoin de protection. Elle le recevait toujours avec le plus grand soin, totalement dévouée à sa seule présence, s’organisant en amont, depuis qu’elle était redevenue célibataire, pour faire garder ses enfants.

Elle le recevait avec l’attachement délicat de la geisha, et une décontraction communicative qui l’incitait à se sentir chez lui. Leur proximité était telle qu’il lui arrivait de lire dans ses pensées:

Sais tu que les premières Geishas étaient…des hommes?”, lui dit-elle

Il tressaillit. Son trouble l’excita.

En Amour, tout comme dans le sexe, il n’y a pas de normes. Elles s’abolissent. Et parce qu’elles se savent vaines, elles renoncent, chez les gens sages, à s’imposer ».

Le pourtour des épaules de Daniel était une montagne musculeuse sur laquelle ses mains se baladaient, puis s’agrippaient au plus fort du désir et du plaisir. Lorsque les yeux clairs de Daniel pénétraient les siens, au moment meme ou son sexe, perpétuellement dur et tendu, entrait en elle, elle basculait toujours dans un autre monde dont lui seul, a ce moment precis de sa vie, avait la clé. 

Avec toutes les autres, c’est mécaniquement le même mouvement, repetait-il, mais avec toi….Avec toi, c’est un peu différent. Le mouvement est plus complexe.”

Ils étaient si proches pendant l’acte qu’elle avait parfois l’impression de promener, enserrer ses ronces autour de sa tige, au gré de ses va-et-vient. Une osmose complète.

Plus leur relation devenait fusionnelle et plus il la fuyait. Consciente de son statut peu enviable de mère célibataire de 2 enfants, pour un jeune camer en devenir, elle ne le poursuivait jamais de ses assiduités. Elle poursuivait juste sa propre route, dans laquelle elle l’autorisait à faire quelques incursions.

Daniel aussi, de son côté, poursuivait le sien. Le succès commercial de son enseigne devint fulgurant. La presse régionale et nationale le célébraient. Les partenariats se multipliaient. Au même rythme que ses conquêtes d’un soir ou relations amoureuses plus longues.

Tout comme Jemmy avait été Nappy avant l’heure, imposant son imposant style capillaire avant qu’il ne devienne effet de mode, Daniel avait été un polyamoureux précurseur, lui aussi.  

Il refusait la polygamie et ses contraintes et ne concevait les relations qu’enchevêtrées dans un réseau d’engagements tièdes et multiples, impliquant les conjoints respectifs de ses trophées de chasse. Il lui était déjà arrivé de tomber simultanément amoureux de 5 personnes, sans culpabilité aucune.

Un jour, Jemmy l’appela. Sa voix était enrouée. Elle avait pleuré. 

– “Je suis enceinte, lui annonça t-elle”

Bien qu’il ne l’avait pas vu depuis des mois, chacun étant pris dans son propre chemin de vie, il eut le haut-le-cœur suivi de la brève apnée significatifs, qu’ont la plupart des hommes lorsqu’ils entendent ces 3 mots fatidiques. Il n’était bien évidemment pas le père. La déception supplanta rapidement le sentiment fugace de soulagement, mais il n’en laissa rien paraître. Elle semblait désemparée.

– Tu veux que je vienne?, demanda t-il

– Oui, je veux bien, répondit-elle faiblement.

Daniel rejoignit Jemmy dans la nouvelle ville ou elle avait organisé sa nouvelle vie. Ou plutôt, où elle avait fui la précédente. Il comprit à demi-mot que l’enfant, qu’elle désirait garder à présent, n’aurait pas de père. ou que le père, géniteur plus précisément, ne méritait peut-être pas de l’être.

Elle ne lui révéla jamais la genèse de cette nouvelle histoire dont elle choisit de faire un récit résolument optimiste a coup de Yoga prénatal, Eau de coco, légumes et fruits bio, et pensées positives.  Mais une fois, une fois seulement, les mots “relation non-consentie” et “empoisonnement par GHB”, furent lancés. Puis aussitôt oubliés.

Daniel regagna le sud, confiant. Il revint souvent la voir, observant le miracle de la vie arrondir sa silhouette. Il l’aidait à faire ses courses, récupérer ses aînés à l’école, déposer son linge à la laverie. Tout ce qu’elle faisait habituellement seule, en se lançant en parallèle dans l’aventure entrepreneuriale. Jemmy affrontait son destin.

Il existe des portions de vie que l’on franchit seul(e). Ce sont des moments de vérité face aux épreuves de la vie. Les choix faits dans ces instants décisifs déterminent tout le reste du chemin qu’il nous restera a parcourir, ici bas.  

Pensif, Daniel revoyait avec netteté son propre instant de vérité, ce jour ou un gang nord-africain, avait promis de « traîner son cul de negre le long d’une rue pavée« , et ou se confrontant à ce négrophobe à peine plus clair que lui, il s’était retrouvé face au canon d’un fusil de chasse.

Daniel n’avait pas entendu les menaces proférées, et les injonctions à se mettre à genoux de l’agresseur. Il n’avait vu que le trou de balle par lequel passa le projectile cylindrique, qui avant de détruire sa vie, semblait lui demander: “Quel genre d’homme es-tu?”

Il resta un homme noir, fier et debout. C’était sa vérité. Puis, le coup fusa.

Daniel avait promis a Jemmy d’être là le jour de son accouchement. Il ajournait chaque jour la date de sa venue. Lorsque les premières contractions se firent sentir, Jemmy sut qu’il ne viendrait pas.

Daniel s’enfonce dans l’opacité des profondeurs sous-marines de son gîte familial. Un vieux poulpe ondoie au loin, au milieu d’oursins, d’étranges amphibiens et d’impassibles étoiles de mers. Une faune anarchique, composée de touffes, haies, buissons et algues éparses, a remplacé le foyer aquatique.  Crabes et bancs de poissons y ont pris leur quartier, et accentuent le pesant silence. Daniel est pris d’un vent de panique. Ce n’est pas son rêve! Où est passé son rêve? ou est  Jomba, leurs enfants….? 

Puis il est soudainement gagné par la tranquille quiétude des lieux: un sentiment inédit, vertigineux et grisant de liberté l’inonde.

 Enfin seul.

Jemmy passa plus de cinq heures en salle de travail, écartelée, déchirée, échevelée et en sueur. La douleur était au-delà du supportable, et pourtant, c’est sur cette douleur que le monde s’était bâti. Elle poussa une dernière fois et expulsa sa fille dans un cri tribal, qui fut suivi quelques minutes plus tard de celui de son enfant. La première respiration était toujours la plus douloureuse et la plus effrayante.

Lorsque les infirmières déposèrent ce tout petit être sur la poitrine découverte de Jemmy, et qu’elle attrapa, du bout des lèvres, le sein de sa mère, en ouvrant de grands yeux confiants sur la vie, Jemmy et elle se reconnurent. 

Une âme déjà née, et surtout ayant déjà vécu, était de retour…

Elles surent, en cet instant de vérité partagée, qu’elles ne seraient plus jamais seules.

DINAH, DES RACINES ET DES AILES

On ne peut donner que deux choses à ses enfants: des racines et des ailes”

(Proverbes)

“Lorsque Dina descend dans les sombres profondeurs de l’océan, Muanja, sa fille aînée, est toujours la première à l’accueillir, devançant à coups vigoureux de nageoires, ses nombreux frères et sœurs. Combien d’enfants a-t-elle dans les profondeurs sous-marines? Elle ne saurait le dire elle-même, mais ils lui semblent être tous des répliques à l’infini des 10 premiers: Muanja, Manga, Tube, Itengu, Idolo, Edubu, Kunduwa, Japite, Iyo et Dipanda. Leurs queues de poisson s’agitent frénétiquement à la vue de leur mère.

Jomba, le père,  coupe leurs bancs d’enfants en deux et s’avance vers elle. Son regard, profond, est rendu encore plus mystérieux par le léger strabisme qui le voile et empêche quiconque le fixe, de le sonder. C’est lui, au contraire, qui capture, soumet et emprisonne. Ses longues dreadlocks flottent dans les eaux et l’enlace avant que ses bras ne l’atteignent. Comme toujours, il tient un nouveau-né dans les bras: – “Celui-ci est Dikala….pour que tu te rappelles que tu nous appartiens. Nul n’échappe à son clan. Il définit notre destin commun. Ne l’oublie jamais”

La voix de Jomba est grave et puissante.  Elle n’ordonne pas, elle est ordre. Cette voix, qui a égaré des milliers d’ âmes à travers les âges, l’a toujours ramené fidèlement à lui, son mari de nuit, telle une fatale boussole aimantée.”

Dina avait encore fait le même rêve étrange et familier, le seul dont elle se souvenait jamais au réveil. Elle s’étira longuement. Une longue journée l’attendait, et la partie la plus agréable, ses cours de sciences humaines à la Sorbonne, était encore loin.

Elle devait d’abord nettoyer méticuleusement l’appartement des personnes qui les hébergeaient, en attendant l’attribution d’un logement à leur nom. Et après, le ménage, préparer les repas. Dehors, le ciel était éteint, en dépit d’un jour nouveau comme si la nuit n’avait cédé sa place qu’à contrecœur. Une enfilade d’immeubles venait compléter la grisaille de la vue qui s’offrait à elle depuis le 13éme étage.

 La fortune, le hasard ou le guingois, au choix l’avait conduit de Kribi, au Cameroun, jusqu’en banlieue parisienne où elle était venue rejoindre sa mère, Adélaïde, dite Ma’Ada.

En s’attelant à la tâche, elle repensa à la singulière linéarité de son destin. Déjà au Cameroun, à l’âge de quatre ans, elle avait la charge d’aller puiser l’eau dans le village voisin, à plus d’une demi-heure de marche, qu’elle rapportait ensuite à la maison, le seau en équilibre précaire sur sa minuscule tête. Elle avait été confiée par sa mère à sa cousine germaine, Patience, dite “Tata Passi”, qui en fit une bonne occasionnelle. Dina devait après avoir préparé le repas, réserver “la part du pauvre”, destiné aux amis ou voyageurs de passage. S’ils acceptaient de le partager, elle avait alors un vrai repas. Sinon, elle se contentait des restes de la maisonnée.

C’est la faim qui conduisit ses pas égarés jusqu’à cette porte que tous, même les plus téméraires évitaient, celle de la tradi-praticienne Ngo-Le-Vent, qu’on disait si puissante qu’elle pouvait commander aux éléments: au vent de se lever ou à la nuit d’envahir le jour, si elle le souhaitait.

Dina la trouva adossée sous le large frangipanier qui avait recouvert sa cour d’un parfum de miel. Elle mâchait  son kalaba d’argile dure, en chassant distraitement les quelques insectes décidés à le partager.

La mère, interpella-t-elle faiblement, tu as de l’eau, j’ai soif, s’il te plait?

On pouvait refuser la nourriture en Afrique, même en ce temps-là, mais il était rare qu’on ose refuser à quiconque de l’eau.

Tu as faim, répondit Ngo-le-vent, pourquoi ne demandes-tu pas tout simplement la part qui te revient?

Comment ça, la mère?

Tu veux dire que tu n’as pas faim? Vas donc prendre ta part dans la cuisine. J’ai laissé un bol de bouillie de maïs, des haricots et des beignets. Chaque fois que tu auras faim, tu trouveras ta part, ici.

Peu habituée à la sympathie et la miséricorde, Dina résista les premiers temps à cette généreuse proposition. Ne disait-on pas de cette sorcière, Ewusu, probablement centenaire qu’elle mangeait aussi les âmes? Mais lorsque la faim la tirailla de nouveau, ses pieds et son estomac trompèrent conjointement son discernement et la conduisirent chez vieille mère, comme elle finit par l’appeler affectueusement. 

Un jour, alors que Dina balayait, courbée, le sol en terre cuite de la case, écoutant distraitement le clapotis des gouttes drus comme des traits, de la saison des pluies, vieille mère entrepris de lui apprendre à reconnaître les plantes médicinales des comestibles. Ainsi, tu pourras te nourrir sans risque de me rejoindre dans la tombe, si je ne suis plus là, dit- elle. Mais ses enseignements allèrent bien au-delà: écorce de Quinine, de Yohimbe ou de kinkeliba, plantes diverses, poudres et racines, elle lui apprit aussi à les répertorier, à éviter certaines associations ou au contraire, pratiquer tel mélange pour une efficacité accrue.

Bientôt, lorsqu’il devint difficile à vieille mère de se déplacer, ce fût  Dina devenue jeune fille nubile, qui apportait les onguents aux personnes alités. A défaut d’être aimée de ses pairs, elle fût peu à peu considérée avec la crainte mêlée de mépris, que l’on réserve aux “personnes qui parlent aux arbres”, et aux autres éléments. C’est ainsi que leur langue les désignait, littéralement.

A chaque fois que Dina  se retrouve dans cette voie sinueuse et étroite qui mène au repaire sous-marin des siens, son corps, le premier, reconnaît son appartenance à ce lieu: Ses poumons cèdent la place à de soudaines branchies; ses yeux perçoivent l’horizon au delà de la sombre opacité des profondeurs; La densité de l’eau épouse  son corps sans l’alourdir ou le ralentir. Poissons de toutes tailles et invertébrés millénaires  saluent silencieusement sa course, se rapprochant vélocement  des roches sous marines ocres,  afin de lui faciliter le passage. Jomba tient un nouveau-né, au teint brun et cheveux de laine rousse, exact copie de sa sœur Idolo dont le nez est tacheté de graine de rousseur.

Les enfants, après les habituelles effusions des premières minutes de retrouvailles, se sont  éloignés. Ils jouent gaiement dans l’ épave d’un bateau, dont la carcasse a été colonisée par de folles herbes spongieuses. Jomba, fier et sentencieux,  lui tend l’enfant:

– Voici ton nouveau fils. Comment l’appellerons- nous?

– Comment pouvons nous avoir autant d’enfants, alors que je passe la plupart du temps sur terre…et qu’on ne fait jamais rien.

– De nous deux, c’est toi qui va à l’école, non?! On t’a pas appris que les êtres vivant sous l’eau pondent leurs enfants. Tu n’as pas besoin d’être là pour veiller sur nos œufs, si moi je suis présent. Et puis, quel intérêt de mobiliser un ventre 9 mois pour 1 seul œuf comme les humains ordinaires? Tu en as de ces questions…

Dina ne répond pas, et songe que c’est au moins la 4e ou 5e réplique d’Idolo. Qu’importe les prénoms, ils pourraient aussi bien leur attribuer des chiffres.

– Tu n’es pas seul, poursuit Jomba comme s’il lit dans ses pensées, tu as une famille. J’espère que tu ne tisses aucune attache là-haut. Attention, n’attire pas à toi la colère des mers. Je t’aurai prevenu….Tu es ma femme! Comme tu songes à aller en France, ne me commence pas à l’avance vos bêtises de femmes émancipées. Tu restes MA femme!

Dina blottit son nouveau fils tout contre elle, en espérant ressentir quelque chose. En vain.

Dina avait en effet eu la chance de fréquenter assez régulièrement l’école au pays, entre les tâches ménagères du matin,  et celles du soir. Elle avait trouvé une organisation, lui permettant de préparer la pâte à beignet la veille, les frire aux aurores et terminer leur vente sur le marché, près du stand d’ auntie Kima, juste avant de filer à l’école. Tata Passi recevant sa recette quotidienne, le reste lui importait peu. Que Dina accumule bonnes notes et prix d’excellence ne la concernait en rien, du moment qu’elle avait ses 5000 francs CFA par jour!

Mais ce ne fût pas à l’école qu’elle croisa la route de Jomba, le séduisant triton. Est ce qu’on croise même un membre de la redoutée famille de mami wata, divinité des eaux, en route?

Dina l’avait rencontré à 9 ans, sur le chemin du retour, en longeant une des nombreuses criques désertées des touristes qu’offre Kribi. Elle ramassa une pièce ancienne, brunie par le temps et qui brillait pourtant, comme l’appel du soleil.

Dina fut un moment tentée de courir jusque chez sa tante pour lui montrer sa trouvaille, mais elle se ravisa aussitôt; La marâtre n’était avide ni de coups, ni d’insultes. Il y avait fort à parier qu’elle y trouve une parfaite justification à son exutoire, puisqu’il était formellement interdit aux enfants de jouer aux abords de la plage. De nombreux contes terrifiants et fantasmagories populaires alimentaient cet interdit séculaire, qu’il avait transgressé.

Elle pensa furtivement à vieille mère, avant de chasser cette idée. Elle ne pouvait pas risquer de mettre en péril son seul repas de la journée. Et si vieille mère lui demandait de la jeter?

Elle glissa alors la pièce dans la poche de la guenille lui servant de robe, et regagna son foyer.  Dès cette nuit, elle rêva de ce bel homme noir dont les dreadlocks épaisses, flottaient dans l’eau comme les algues au milieu des coraux:

Je t’ai longtemps attendu, lui dit-il, mais je savais que tu viendrais un jour à moi. Lorsque ta mère a quitté le pays pour aller travailler à l’étranger et t’assurer un avenir, j’étais là. J’ai bu chacune de tes larmes, et j’ai apaisé ton coeur. Lorsque ta tante te noyait sous des tâches ménagères, qui aurait dû être la charge d’un adulte, j’étais la.Dans tes miraculeuses prouesses scolaires, seul privilège des pauvres bien nés, j’étais là. Lorsque la faim te tiraillait car tu n’avais fait qu’un repas, au milieu de l’opulence, j’étais là. J’ai conduit tes pas jusque chez Ngo-le-vent. Tu n’as jamais été seule, j’ai toujours été là. Je ne te quitterai plus, à présent. Je suis Jomba, ton mari de l’autre monde.” 

Dina avait, depuis, gardé précieusement cette pièce sous le matelas sur lequel elle dormait, à même le sol. C’était devenu son bien le plus précieux. Son seul bien.

Un jour, un de ses cousins lui chaparda la pièce et  refusa de la lui rendre, en dépit de l’empoignade qui suivit et pour laquelle, elle fut la seule à être punie sans que son bien ne lui soit restitué. Quelques jours plus tard, son cousin fut pris de violents maux de tête, puis de maux de ventre. Sa température augmenta considérablement. On fit venir le médecin, qui proposa de le transférer à l’hôpital. Sa tante, qui avait l’intuition face au calme olympien de Dina contrastant avec la panique générale, qu’elle y était pour quelque chose, saisit violemment le frêle corps de la fillette et le secoua comme un manguier coriace, retenant ses fruits.

Qu’est ce que tu as fait a mon fils , sorcière?! Tout ceci est ta faute, enfant du diable! Toi qui traine chez Ngo-le-vent, sorcière!!!Qu’est ce que tu lui as fait?!

Elle darda  la femme enragée d’un regard noir et glacial.

Ma pièce! lui répondit-elle, en tendant sa paume vide.

L’heure n’était plus aux salamalecs et formules de courtoisie. Leur haine réciproque avait fini de les consumer, rien ne pouvait plus être sauvé de ce naufrage relationnel, en dehors de son mollusque de fils, peut-être. 

La tante se précipita au chevet de ce dernier et lui extirpa à coup de gifles, les aveux dont elle avait besoin pour le sauver. Lorsqu’elle lui rendit la pièce, elle lui intima l’ordre de ne plus laisser cet objet chez elle. Dina la fit percer auprès du forgeron du coin, y glissa une fine chaînette, et la porta désormais à son cou, sous ses robes débraillées. 

Jomba tint parole. Il ne la quitta jamais plus. Même lorsqu’ils n’étaient pas au même endroit, dans la même dimension ou temporalité, ils étaient néanmoins liés. Vieille mère le ressentit très vite, et lui posa de nombreuses questions que Dina avait appris à éluder, lui cachant ses excursions oniriques et nocturnes.

Un jour,  cependant qu’elles étaient assises sous l’ombre protectrice du frangipanier, dont les feuilles filtraient le soleil tout en répartissant une fraîcheur bienfaitrice sur elles, Vieille mère proposa à Dina de la marquer de fines scarifications au niveau des tempes:

Afin que tu restes visible dans ce monde, et que tu ne t’effaces pas complètement, expliqua-t-elle.

Comment ça, vieille mère? Je m’efface que je suis devenue le dessin sous la gomme?

Vieille mère rit en découvrant sa bouche édentée. 

Regarde cet arbre qui va de la cime, jusqu’aux racines bien enfoncées dans le sol. Sais-tu que ses racines sous terre peuvent être même plus grandes que l’ arbre lui-même? L’essentiel est invisible à l’œil, n’oublie jamais. Tu peux t’effacer, sans même le savoir, si c’est une partie de toi qui est invisible au monde.

Vieille mère avait-elle jamais su pour elle et Jomba? Dina ne le sût jamais, mais le jour où sa mère, Ma’Ada, lui envoya son billet d’avion pour Mbeng, la France, et son visa étudiant afin qu’elle la rejoigne, alors que Dina était tourmentée par le doute, et que Jomba pestait au fond des mers contre ce départ précipité, vieille mère coupa plusieurs branches du frangipanier où elles aimaient se retrouver, et les liant avec une longue fibre d’écorce, lui tendit fermement la petite embarcation grossière qu’elle avait faite:

Prends, et va te chercher. Tu n’as pas à choisir entre tes racines et tes ailes. Tes racines ont donné l’arbre, et l’arbre te donne la pirogue qui te mène à ton destin.

C’est plutôt l’avion, vieille mère.

Ekié, tu aimes parler hein…ou me faire parler. Va seulement!

Dina s’enfonce dans l’opacité des profondeurs sous-marines de son gîte familial. Un vieux poulpe ondoie au loin, au milieu d’oursins, d’étranges amphibiens et d’impassibles étoiles de mers. Une faune anarchique, composée de touffes, haies, buissons et algues éparses, a remplacé le foyer aquatique. Crabes et bancs de poissons y prennent leurs quartiers, dans un pesant silence. Dina est soudain prise de panique: Ce n’est pas son rêve! Où est passé son rêve? Où sont Jomba, et leur multitude d’ enfants…? 

L’essentiel est invisible à l’œil. Tu peux t’effacer sans même le savoir

Dina cesse de voir, elle regarde et l’univers marin se révèle enfin à elle:

Les poissons-pierres se dissocient des coraux, trempés de boue. La plie, poisson plat que l’on confond avec le sable et les galets des fonds marins, dessine un bref mouvement qui la trahit, tandis que l’ange des mers, requins heurtés, reste tapis des heures durant sous le sable. Les algues flottantes ne se distinguent pas des membranes de peau du terrifiant dragon des mers feuillu.

Dina est soudainement gagnée par la tranquille quiétude des lieux: un sentiment inédit, vertigineux et grisant de liberté l’inonde.

 Enfin seule. Et vierge.

Elle sera épouse un jour, d’un homme qu’elle aura choisi.

Elle sera mère un jour, d’enfants imparfaits.

Mais qui seront réels, et surtout, les siens.

Photo de Shelagh Murphy sur Pexels.com

NDOLO BUKATE: JESUS’S LOVE

« Jesus disait : Reconnais ce qui est devant ton visage, et ce qui t’est caché te sera dévoilé. Il n’y a rien de caché qui ne sera manifesté »
(Saint-Thomas)

L’orphelinat était divisé en deux sections, dont l’une, la pouponnière,
accueillait les nourrissons de quelques jours précautionneusement déposés sur les marches du St John Institute, ou alors négligemment jetés en contrebas de l’ immeuble où s’amoncelaient ordures, et rats des villes plus gros et agressifs que les quelques chiens faméliques du quartier qu’ils mettaient en déroute.
Si la pouponnière restait sous le patronage exclusif des bonnes sœurs de
l’orphelinat St John, jouxtant l’ école du même nom, cette section ne devait initialement pas recevoir d’enfant au-delà de leurs 3 ans. Mais la réputation du doux et bienveillant Masetto étant parvenue jusqu’aux oreilles de la mère supérieure, il fût décidé que les enfants de 3 à 6 ans seraient sous sa responsabilité, histoire de les soustraire quelques années encore à la tyrannie de leurs aînés et des violents abus, auxquels Masetto lui-même en son temps, n’avait pas échappé.
Les dortoirs de la section Enfants et adolescents avaient beau ne pas être mixtes, il s’y passait la nuit des choses si peu recommandables que beaucoup d’enfants préféraient encore les dangers de la capitale à ceux des nuits ensauvagées des dortoirs.
Bon nombre d’enfants de l’institut étaient venus s’agglutiner aux grappes de gamins abandonnés qui ne devaient leur survie qu’à la charité pressée et détachée de quelques adultes, et au vice intéressé et organisée de certains autres.
Masetto les fixaient parfois d’un air ahuri lorsqu’on le commissionnait pour une course mais se gardait bien de les interpeller, même en plein larcin depuis qu’ils l’avaient pilonné de coups sur ordre d’un de leurs souteneurs, Kayser Essono, aussi appelé Ze Boss, trafiquant et proxénète notoire.
Depuis, à chaque sortie, il marchait au pas de course,ne ralentissant que lorsqu’il apercevait la façade sud de l’institut, la plus sombre. Celle dont la moisissure se disputait le moindre centimètre carré avec la peinture écaillée.
Cette entrée était littéralement soustraite de la vue des riches parents d’élèves empruntant l’entrée centrale, soutenue par une série de piliers d’inspiration antique, disposés de chaque côté par rangée de cinq.
La façade sud, beaucoup moins prestigieuse et peu éclairée, affichait toujours une aura lugubre, avec des enfants qui ne jouaient jamais dans l’insouciance bruyante et désinvolte de ceux nés du bon côté de la barrière. Ils semblaient au contraire statiques, craignant la réprimande accompagnant le moindre bruit excessif, figés dans des uniformes sombres, trop courts et rapiécés en plusieurs endroits. De temps en temps, une comptine enfantine « Essoukoudou-soukoudou
bwékou bwékou
» s’élevait au-dessus de ce calme carcéral, bruissant faiblement comme la complainte du feuillage se perdant dans le vent. Les austères tenues cléricales noires à larges collerets blancs des bonnes sœurs n’apportaient aucun éclat maternelle à ce sombre tableau .
Le seul élément se rapprochant de la chaleur rassurante qu’apporte toute présence aimante, était le sourire de Masetto lorsqu’il passait la porte et que les enfants, un à un, venaient lui présenter leurs têtes crépus sur lesquels il apposait
tendrement ses mains, appelant chacun par son prénom :


Abou, tu as mal boutonné ta chemise. Sois plus attentif, mon grand !
Fernand, pourquoi ton ventre grossit plus vite que celui d’un notable ?
— Mwasso, tu dis quoi ? Tu es chiche même dans le sourire ? Bon, souris
alors !


Masetto savait tirer même de l’esprit le plus rocailleux et infertile, le meilleur dont celui-ci était capable, en plantant les graines d’une improbable renaissance malgré la blessure d’abandon dont ces jeunes pousses avaient souffert. Leur venue au monde avait été accompagnée de douleur et de détresse : il ne pouvait en avoir été autrement. Mais Masetto avait ramassé la moindre mauvaise herbe jetée au loin, l’avait semé, arrosé avec amour, taillé avec soin et régularité, résolument confiant dans l’inespérée floraison qui devait suivre.
Avec patience et persévérance, même face à l’adversité, comme le bambou qui plie mais ne casse pas, il avait attendu avec un émerveillement chaque fois renouvelé l’éclosion de chacun. Son rôle informel d’éducateur au sein de ce jardin d’enfants pauvres était l’une de ses principales raisons de vivre, l’autre étant inavouable.


***************


— Rends-les moi ! Mais rends-les moi ! Tu es méchante !


Jemmi essayait de prendre les œufs des mains de Francine, sa jeune tante adolescente, coiffée à la garçonne et vêtue avec encore moins de féminité. Une brindille d’un mètre soixante, d’une insolente beauté sahélienne. Celle-ci levait les mains de plus en plus haut, bien que Jemmi n’ait aucune chance, même en sautant depuis ses cent dix centimètres, de saisir les œufs qu’elle tenait fermement.
De rage, Jemmi poussa Francine, mais se garda bien de lui mettre le coup de pied qu’elle rêvait de lui asséner dans le tibia. Francine était plus folle qu’elle, sans l’excuse de la rage passagère face à une situation d’impuissance.


— Francine , tu n’as pas honte ? Sham’oooo !, s’écria Ponda, son arrière-
grand-mère, qui venait de se réveiller peu après le chant du coq.


Elle sortait de la grande maison et devait transiter par le large perron, pour rejoindre la case de Pa’a Samuel et se livrer à son rituel matinal : des chants satiriques et humoristiques visant à ridiculiser son souffre-douleur de frère. Mais la scène qu’elle apercevait, même voilée par sa mauvaise vue, l’arrêta dans son élan. Ponda ne supportait pas l’attitude hautaine et revêche d’enfant gâtée de sa dernière petite-fille Francine, la seule pourtant de sa lignée à avoir hérité de la majesté de ses traits. À sa copie carbone, elle préférait Jemmi qui était elle-même l’exacte copie de sa mère Dinah, au même âge.
Ponda avait en grande partie élevé Dinah, avant qu’elle ne soit confiée à une membre de la famille éloignée, établie à Kribi. On lui avait accordé une dérogation sur l’insistance d’un oncle haut fonctionnaire à Yaoundé afin d’ intégrer un parcours d’excellence scolaire et de classes préparatoires. Dinah était ensuite allée en Mbeng, s’était formée dans les écoles des blancs et mariée à un professeur sawa, issu comme elle d’ une bonne famille, et dont elle eût deux filles, Jemmi et Mabel. Puis, elle était revenue avec sa famille au pays, comme elle le lui avait promis
et comme le voulait aussi la vague de soixante-huitards africains et leurs
combats convergents pour les indépendances, l’émancipation féminine et l’émergence d’une nouvelle classe moyenne.
Dinah avait vraiment fait un sans-faute, jusque cette miraculeuse enfant,
Jemmi , qui lui permettait de remonter le temps lorsque le visage de sa mère planait sur le sien. Quelle bénédiction que celle de voir la quatrième génération de sa propre descendance !
Son sang ne fit qu’un tour quand elle perçut le sourire carnassier et victorieux de Francine.

Elle lui intima l’ordre de lui rendre l’œuf, avec toute l’autorité dont
elle était capable face à cette enfant têtue :


— Francine, rends lui son œuf. Tu en as déjà deux. Tu ne vois pas qu’elle
couve celui-ci depuis des jours ? C’est comme son enfant !
— Pourquoi lui mentir ? Est ce qu’elle est devenue la poule pour couver un œuf ? Et puis, j’ai faim, je veux me faire une bonne omelette.
— NOOOOOOO ! hurla Jemmi en se jetant cette fois sur elle, lui balançant de toutes ses frêles forces une rafale de coups indistincts, et probablement indolores.
Francine riait. La situation l’amusa un temps, puis elle repoussa brusquement Jemmi, qui, déséquilibrée, tomba au sol. Ponda s’interposa, essayant également de récupérer l’œuf, et dans la bousculade qui suivit, manqua elle-même de tomber. Elle n’insista pas en se rappelant qu’à son âge, elle était peut-être plus fragile que cet œuf mais elle profita d’un autre avantage que lui offrait opportunément la situation- car honte à celui qui portait la main sur un ancien– pour humilier Francine et la menacer de terribles imprécations.


— Shamooo’ Tu n’as pas honte. Ce sont les plus faibles que tu frappes, les
enfants et les vieux ? ! Levez-vous, venez tous voir ce que Francine fait !


Francine s’éloigna de la malchance sans demander son reste : elle avait son petit-dej’ en vue, un pain chargé d’une bonne omelette ! Sa grand-mère avait un sens de la dramaturgie digne des plus grandes actrices de telenovelas, les sous-titres en moins. Elle ne s’attarda pas davantage auprès des élucubrations de l’une et jérémiades de l’autre. Jemmi pleurait en effet à chaudes larmes, la future mise à mort de son enfant
qu’elle avait couvé d’amour deux jours durant. Pour la consoler, mais aussi apaiser son propre tourment devant ces larmes, Ponda retira de la bourse qu’elle cachait dans son soutien-gorge une pièce de 200 francs CFA qu’elle lui donna;
Autrement dit une fortune pour l’enfant qu’elle était. Jemmi remercia
chaleureusement son arrière grand-mère et ne s’interposa pas cette fois entre elle et son habituelle destination matinale.


« Diba la sango Samuel di mala djombwa mo iyooooo, iyo, iyo, di mala
djombwa mo ééé
» (Nous irons voir le mariage de Père samuel, Iyooo, iyo, iyo, nous irons le voir)
Di kusi na djoumba la njombé o nyola’w, Iyooo, iyo, iyo, Di mala djombwa
mo éee
(On a même accueilli une demande pour lui, Iyooo, Iyo, Iyo, Nous irons le voir) »
Ponda se moquait des malheurs de Pa’a Samuel, qui avait comme beaucoup de sawa, vendu leurs terres, y compris les siennes, pour immigrer en France et y contracter une série de mariages infertiles et malheureux, dont certains- sacrilèges !-avec des femmes blanches plus âgées qui eurent même l’audace pour les plus impudentes, de venir « toquer à la porte » et demander la main de son bon-à-rien de frère. Depuis quand dotait-on un homme ?
Elle ne savait pas quel affront elle lui pardonnait le moins : l’insulte aux
traditions ou la spoliation de ses biens, qui réduisit la noble qu’ elle était-
familière de la cour royale Manga Bell– à une vie indigente de nécessiteuse, obligée de récolter elle-même son manioc dans le champs d’autrui. Son esprit de débrouillardise, dont ses filles Adé et Pidi avaient hérité, les avait rapidement permis de très bien s’en sortir. Mais elles avaient souffert un temps, pendant qu’il buvait du vin qui n’était pas de palme, en mangeant de bons fromages français comme la vache qui rit.


Pa’a Samuel, comme la tortue gardait précautionneusement son corps ratatiné par la vieillesse dans l’obscurité insalubre de sa pièce exiguë. Tout sauf la bouche amère de sa sœur à la rancune tenace, mais trônant pourtant en reine dans la grande maison, demeure dans laquelle Pidi, sa fille cadette et son gendre, cadre supérieur, l’avaient confortablement installée.
Habituellement, Jemmi se glissait à l’intérieur de la case de Pa’a Samuel,
lugubre pièce où s’entassaient des piles de malles hermétiquement closes sur les souvenirs de sa gloire passée. La photo dénuée de sourire de Pa’a Samuel, au regard lointain, aurait pu figurer aux côtés du mot « Regret » dans un dictionnaire illustré. Ses regrets l’emmuraient dans une citadelle imprenable que seule la voix sifflante de sa sœur parvenait à effriter. Jemmi lui tenait alors la main dans ces moments là, touchée par sa solitude, et l’aidait à supporter le passage de l’ouragan Ponda.
Ponda grondait, tempêtait puis se calmait en se souvenant de la présence de sa ndalala, son arrière petite fille, dans l’œil du cyclone. Elle s’apaisait brusquement en réalisant que Jemmi commençant à bien maîtriser les subtilités de la langue douala, pouvait tout traduire et pestait alors en s’éloignant, contre elle-même, qui le lui avait enseigné.


Elle allait ensuite vaquer à ses occupations matinales, parmi lesquelles la
distribution de plateau repas « Beignet- Haricots- Bouillie » aux plus
nécessiteux, à commencer par les locataires des modestes cases entourant la cour familiale à l’arrière de la vaste maison aux portes toujours ouvertes.
Mais ce jour-là, riche de 200 francs CFA, Jemmi laissa son arrière-grand-mère Ponda se délecter sans témoin gênant du plaisir coupable qu’elle tirait de cette flagellation.
« Ebola’w nya moukala o Mbenge, Di wa, Di timba, Di si wané tolambo… »
(Le travail du blanc en France, Est parti, Est revenu, Et n’a rien rapporté)


Jubilant à l’idée de tout ce qu’elle pouvait acquérir avec cette précieuse pièce, Jemmi courut se laver et s’habiller afin d’être prête lorsque son père ou sa mère se rendant au travail à Bonanjo dans le quartier des expats, alors appelés « coopérants », la déposerait au St John Institute, situé à mi-chemin.
Elle enfila un t-shirt, un short en jean et une paire de basket dépareillés,
comme cette héroïne, Punkie Brewster, dont elle regardait les épisodes à la télé française chez mamie Adé, la fille de Ponda, quand elle y allait en vacances.
Dans la voiture, tandis que « Take on me » de Aha cédait la place à «Wamse Timba » de Ben Decca, dans un improbable et toussif enchaînement radiophonique, Jemmi listait tout ce qu’elle avait prévu de s’acheter avec cette inespérée fortune, sans réaliser que c’était la moitié de tout Douala.

***************


Masetto avait rassemblé les enfants dans une cour aux allures d’enclos, dont les haies irrégulières et mal taillées permettaient d’apercevoir le bal des élèves déposés par leurs parents. Ou leurs bonnes et leurs boys pour ceux dont les parents étaient trop affairés ou en déplacement à l’étranger.

Rien dans leurs toilettes à la dernière mode, chouchou fluo, crop-top et fuseau pour les filles, Jean délavé, polo et Sebago pour les garçons; Rien dans leurs voitures rutilantes ou leur belle assurance quand ils s’ en extirpaient; Rien ne leur faisait autant envie que le sentiment palpable de liberté que leur conférait l’ensemble de ces privilèges.

Masetto, plus encore que les autres enfants dont ils avaient la
responsabilité et qui s’attardaient sur des détails futiles, en avait la certitude :
cette liberté était la seule chose qui valait la peine d’être vécue dans cette vie, et il ferait tout pour l’atteindre, même du bout des doigts, même pour un instant seulement. Une des élèves en était la parfaite illustration avec ses baskets de deux couleurs différentes… Il n’avait jamais vu une personne ayant encore toute sa tête, et ne marchant pas nue en route, ainsi chaussée !
Son accent aussi différait de celui des autres élèves, s’approchant de celui des blancs qui ne faisaient pas la queue pour attraper un taxi « Taxi, S’il vous plaît ? », et deux ou trois chauffeurs se matérialisaient aussitôt.


Masetto engueulait les enfants qui imitaient two-shoes, c’est ainsi qu’ils
l’appelaient en pidgin, claquant la porte arrière de la Mazda rouge de ses parents et gravissant l’escalier de son pas pressé bicolore :

– « À ce soi’, m’man ! »


Mais lui-même s’exerçait en secret, reproduisant la tonalité neutre d’un accent qui vous contraignait à garder les lèvres quasi immobiles, quelque soit le son qui en sortait.
Accentuer le « eeuuu ». Ne pas rouler les « R » !
Two-shoes n’était pas la plus éblouissante des enfants du Saint John Institute, ni celle dont la voiture des parents laissait penser qu’ ils comptaient parmi les plus aisés, ces riches contributeurs gonflés comme le gari. Mais c’était pour lui, la plus immensément libre. Masetto le sentait. Lorsque la sonnerie retentit de l’autre côté, il rassembla sa ribambelle d’orphelins dans la salle d’activité qui était aussi celle de lecture et d’étude pour les plus grands.

Trois temps : Dormir, Jouer, Apprendre.
Tel était la maxime apposée sur le mur de leur pièce commune. Mais la
promiscuité, l’absence de matériel pédagogique et de suivi professionnel, rendait la dernière assertion difficile. Aussi Masetto les occupait comme il pouvait, du mieux qu’il pouvait, en attendant d’accéder, même s’il ne savait comment encore, à la liberté.


***************


La deuxième sonnerie annonçant la récréation venait d’emplir l’enceinte
rectangulaire du St John Institute, de sa mélodie stridente. Pendant le cours de mathématique dispensé durant la première partie de la matinée par leur institutrice, Mme Tchakounté, Jemmi avait mentalement cartographié le chemin la conduisant auprès de la vendeuse de friandises, plantée sous un large parasol à l’angle de la rue. La salle de classe, située au premier étage, l’obligeait à faire un détour afin d’échapper à la vigilance des surveillants patrouillant dans la cour de
récré, mais elle avait largement le temps de faire un discret Aller-Retour pour dépenser ses 200 francs CFA en confiserie.
Thomas, son voisin de classe, qui avait deviné ses plans, insista pour la suivre.
Elle refusa net, ne souhaitant pas prendre de risques inutiles avec ce gringalet peureux qui ne lui assurerait même pas une courte échelle stable, au moment de faire le mur. Mais il lui tendit une pièce de 500 euros CFA qui la convainquit immédiatement de l’absolue nécessité de sa présence. Thomas en bafouillait d’émotion, trouble qui avait pour effet d’accélérer la fréquence à laquelle ses yeux clignaient. Il était atteint d’une forme aiguë de blépharospasme, ce qui lui valait généralement la protection et l’attachement de Jemmi.
Ils ne rencontrèrent aucune difficulté majeure à l’ aller, mais la file d’attente qu’ils trouvèrent devant le stand de la vendeuse allongea considérablement le temps qu’ils avaient prévu de passer à l’extérieur. Ils achetèrent, pris par la frénésie du consumérisme, , des cacahuètes caramélisées, des bonbons alcool, des ross et des Top grenadine, boisson très prisée des enfants.
Leur joie fût de courte durée car le carillon annonçant la fin de la récréation retentit, à peine eurent-ils traversé la rue dans l’autre sens.

Et il leur fallait à présent franchir le mur, chargés comme deux mules imprudentes. Dans la précipitation, ils jetèrent leurs sachets respectifs par-dessus le mur, improvisant une courte échelle impossible sans l’aide du muret, en contrebas du mur, au sein de l’établissement.


Thomas commençait à paniquer, en pleurant :
— Tu vois, tu vois ! Je ne voulais pas venir au fait ! Je t’ai même suivi
pourquoi ? Qui m’a même envoyé ! Wéeeee, on est finis !
— C’ est toi qui a voulu venir, je ne t’ai pas obligé. Trouvons plutôt quelqu’un qui nous aide à passer de l’autre côté.


Le premier passant qu’ils arrêtèrent les lava, rinça et assaisonna sans
supplément piment, avec les insultes et prédications de futures turpitudes « puisqu’ils commençaient le vadrouillage très tôt, à l’insu de parents qui présentement travaillaient dur pour leur payer une place chèrement acquise dans une école qu’ils resquillaient pour l’école de la rue, comme des apprentis Feyman ne respectant déjà aucune règle», et les laissa penauds et honteux sur le trottoir, sonnés par un flot de paroles assénées avec la même vitesse qu’une rafale de Mbombotos.


Le second passant les ignora. Le troisième, enfin, les aida à se hisser assez
haut pour enjamber le mur. Mais les élèves étaient déjà rentrés depuis dix bonnes minutes et leur absence avait forcément été remarquée par leurs camarades, voire signalée à la sévère madame Tchakounté.
De plus, leurs boissons, conditionnées dans des bouteilles en verre n’avaient pas survécu au choc et avaient inondé la moitié de leurs sachets. Ils remplirent à la hâte leurs poches du reste et traversèrent en courant la cour de récréation vide, conscients d’être dans une situation de totale rupture, voire même de sédition, avec l’ordre, le calme et la discipline de ces lieux d’excellence.
Thomas les imaginait déjà faire les gros titres des faits divers du Messager, journal que lisait son père. Il ne cessait de geindre, augmentant leur niveau de stress commun. Ils arrivèrent enfin, essoufflés, devant la porte de la classe.
Thomas, terrifié, secouait négativement la tête, comme s’ils avaient encore un autre choix que celui de surmonter leur peur et affronter leur punition. Jemmi frappa à la porte et posa un doigt devant sa bouche, lui rappelant de taire la raison véritable de ce retard.

***************


L’heure du déjeuner était celle à laquelle Masetto pouvait vaquer librement à ses occupations car sa couvée déjeunait à la cantine, sous l’œil attentif et patient des bonnes sœurs. Sa présence était inutile : Les unes veillaient à prévenir tout gâchis, et les autres, les enfants, trop occupés à dévorer le seul repas consistant de la journée, étaient relativement sages.
Masetto aimait alors remonter à pied vers Koumassi, et se rendre dans le
circuit, bar informel, d’ Auntie Mbella qu’il pouvait rejoindre en vingt à trente minutes, suivant sa foulée.
Au sous-sol de sa maison de plain-pied, en construction depuis des temps
immémoriaux, Auntie Mbella recevait une clientèle assez brassé, allant du petit cadre de Bonanjo venu manger son poisson braisé en s’encanaillant au passage, aux gardiens fauchés surveillant d’un œil distrait les villas cossues de patrons chichards, certains de les payer encore trop grassement puisqu’ils se croisaient dans les mêmes lieux de débauche.
Masetto ne prenait jamais d’alcool. Il venait uniquement pour le coup de rein d’Ikouam Dolores, la danseuse au visage poupin et harmonieusement dessiné qui se faisait appeler « Dolly » sur scène. Tout n’était que courbes gracieuses chez elle, du dessin rond de sa poitrine jusqu’à l’étranglement de sa taille fine.
L’’élargissement spectaculaire de son bassin se fondait, plus bas, dans des
jambes galbées, faites pour l’assiko. Ou la trotte aux côtés de marathoniens kényans. Elles soutenaient fermement en position fléchie toute son altière stature tandis que ses reins tournaient et retournaient de leur souple élasticité les esprits qui s’étaient égarés dans ce sous-sol dantesque.
Masetto emplissait ses yeux avides de l’opulence de ses seins, le trop-plein de ses lèvres, de sa taille marquée qui dessinait en ondulant lascivement des figures sinueuses. Il s’ enivrait à outrance de l’habile trémoussement qui se voulait chorégraphique. Masetto s’enivrait, mais il ne buvait pas. Il était juste ivre de sa liberté.


***************

Jemmi sortit la première de la classe, à la sonnerie de midi. Elle avait faim.
Pas de nourriture mais des sucreries. Elle avait hâte de tranquillement se poser sur le parvis de l’école et piocher, une à une, les friandises dans son sac, devant le défilé de voitures. Le chauffeur de son oncle, qui la récupérait après être passé chercher ses cousins, n’arrivait jamais parmi les premiers, ce qui lui laissait une petite marge. Ses cousins étaient deux ados tempétueux dont elle avait appris à se méfier, comme tous ceux appartenant à cette classe d’âge, celle de mini- adultes, toujours prompts à s’affranchir des règles de bienséance qu’ils entendaient lui imposer. Elle ne voulait pas être confrontée à la même saisie arbitraire que celle de Francine ce matin.
Jemmi ne vit pas la première demi-heure passer. Elle ne s’inquiéta même pas de se retrouver seule, les portes de l’école une fois closes. Elle était plus préoccupée par le contenu de son sachet de bonbons, qui allait s’amenuisant. Il lui restait encore des bonbons alcool, ces bonbons locaux, ronds et multicolores.
Elle se demanda pourquoi on les avait appelé ainsi alors qu’ils ne pouvaient contenir une seule goutte d’alcool. Faye, leur très pieux locataire, et dont elle se targuait aussi d’être l’amie, etait un musulman pratiquant qui ne buvait pas une goutte d’alcool. Or il adorait ces bonbons. Elle lui en avait d’ailleurs gardé cinq.
Enfin, trois. Allez, deux !
À un moment cependant, Jemmi comprit que ce retard n’était pas
qu’inhabituel, il était anormal. Ce constat la fit instantanément souffrir, une brève douleur lancinante, comme celle d’une lame s’ancrant en plein cœur de son angoisse, et propageant par vagues oppressantes, la peur. Elle se ressaisit.
Que disait Faye dans les moments de doute ? « C’est précisément là qu’il faut accentuer sa Foi. La croyance en un Dieu souverain. La croyance que tout irait bien, malgré les peurs, les doutes et les épreuves ».
Elle pensa brièvement à Thomas, à sa main encore endolorie, à sa joie
malsaine dans la communion d’un groupe hilare. Ce n’était pas le moment de flancher. Elle s’accrochait à ce qu’il restait de son paquet de bonbons, avec la certitude de bientôt revoir Faye, et de pouvoir le lui remettre. Elle voyait déjà son sourire reconnaissant :
« Une bonne action en chasse une mauvaise ».
Masetto aperçut two-shoes de loin. Mais quelque chose clochait sur l’enfant.
Elle avait l’air abattue, abandonnée par sa constante joie. Abandonnée des siens aussi, apparemment. Il s’approcha d’elle.
— Eh, ça va ? Demanda t-il
Jemmi vit pour la première fois cet ado bringuebalant, vêtu comme du
n’importe quoi. Elle avait déjà entraperçu sa longue silhouette malingre,
encastrée dans le décor de fond d’un orphelinat quasi invisible. Il s’assit près d’elle.
Son uniforme bleu sale contrastait avec la vivacité des couleurs fraîches,
lavées et repassées de ses vêtements. Ses pieds ternis par des heures de marches sur des sols poussiéreux, dans des sans-confiances élimés, n’ avaient jamais connu de crème Nivea. Jemmi eut un geste instinctif de recul. Masetto le nota, et en éprouva plus de rancoeur mal contenue que de gêne:
— Toi aussi, ils t’ont abandonné ? dit-il, non sans malice
— Comment ça ? Je ne comprends pas…


Son inimitable accent, tranchant et sec, l’énerva d’autant plus.


— Tes parents t’ont abandonné !
Ce n’était pas une question : il posait un constat de spécialiste.

Elle eût le culot de rire. L’ ignorance de Masetto l’avait amusé. Il ne connaissait pas ses parents : Elle était trop aimée, trop essentielle à leur monde.
Sa vaine naïveté irrita Masetto : il allait lui apprendre la vie !


— Moi aussi, ils m’ont laissé comme ça, sur ces mêmes marches. Je ne me
souviens ni du jour, ni de l’année, ni même de mes parents. J’étais trop jeune. Mais je me rappelle malgré tout, même si c’était pas avec ces mots à l’époque, que confiance et trahison, c’est comme le ndolé et l’arachide. Ou encore le beignet-haricots, tu vois non ? Ca marche ensemble !J’ai moi aussi été sur ces marches. J’ai attendu longtemps… presqu’ aussi longtemps que toi, avant de comprendre ce que je te dis : Confiance et Trahison ! Plus tu fais confiance et plus on te trahit.
— C’est impossible. Tu te trompes. On est pas par…
— On est pas quoi ? Tu allais dire quoi ? On est pas « pareils » ? Détrompe
toi :on mange et on chie pareil ! On naît et on meurt pareil. Réveille toi. Tu es vraiment une enfant, tu ne connais pas ! On est en 1986. Tu n’entends pas les adultes parler de « crise par-ci, crise par-là ». Beaucoup de sociétés ferment. Les parents ont beaucoup de charges. Tu en es une ! Ils paient combien pour ton school ?


Jemmi éclata en sanglots. Sa poitrine se soulevait douloureusement sous le poids de la tristesse. Elle pleura longtemps, en appelant sa mère, son père, chacun de ses oncles et tantes, sa grand-tante Ma Pidi, son grand-oncle Pé’ Essewé, comme si l’un d’eux allait soudain se manifester par communication télépathique. Elle eût un fulgurant éclair de lucidité dans cet océan de détresse « Ponda ! Son arrière-grand-mère ». Elle allait forcément les convaincre de venir la chercher. Rien n’était perdu.


— Oublie, coupa Masetto, entre deux crachats fusant telles des flèches entre ses lèvres, pour venir frapper le sol.
Jemmy ne put s’empêcher de détourner son regard embué de larmes, afin de masquer son dégoût.
— Oublie, ajouta t-il, les vieux sont aussi des charges pour eux. C’est juste
qu’ils n’ont pas d’endroit pour les déverser au kilo, comme en Mbeng. Ton
arrière grand-mère doit déjà gérer son propre couloir, à l’heure-ci !


Jemmy cria à nouveau, supplia la providence de changer le cours de son
destin, pleura probablement plus que Thomas, aimé des siens, ne l’avait fait de toute sa vie. Puis, le calme la gagna : elle accepta.
« Ce que tu ne peux changer, il faut l’accepter et l’affronter » lui répétait
Faye.
Elle ne le reverrait plus faire ses ablutions, cachée dans pénombre, ou derrière son rideau de cauris. Puis coller avec déférence son front au sol. Cinq fois par jour. Ce rituel calibré la fascinait, au point de quitter ses jeux entrainants dans la cour avec les autres enfants, pour gagner la sérénité des lieux de prières de Faye.
Elle l’observait psalmodier, partageant sa paix intérieure sans rien comprendre de ce qu’il disait.
Parfois, il lui expliquait ensuite qui était Dieu, et comment il avait bâti une relation forte avec lui, comment Il nous aimait.
S’il nous aime comme tu le dis, pourquoi on ne le voit jamais ?

L’essentiel n’est pas toujours visible à l’œil. Les choses les plus
essentielles, tu ne les verras jamais avec les yeux. Mais avec ce que tu as là.

Il frappa sa poitrine avec solennité. Et elle sentit que ce lieu qui la reliait à
Dieu, l’incluait lui aussi, ainsi que tous les membres de sa grande famille. Un lien d’autant plus invisible qu’en bons africains, ils ne formalisaient jamais ce qui s’y passait, par des mots. Ce lieu était durement éprouvé aujourd’hui.
Il faut s’en remettre à Dieu. Il ne trahit jamais.
Et elle le revit dans le crépuscule doré des fins d’après-midi à New-Bell,
rejoindre ses frères, se levant comme un seul homme, à l’appel du Muezzin. Ce lien était puissant.
Masetto se laissa attendrir par cette mioche trop pensive. Au fond, Two-shoes ne différait pas des enfants qu’il gardait. Il la prit dans ses bras, la voyant si seule et vulnérable. Elle se laissa aller contre lui.


— Ici, ce n’est pas si terrible, en fait. Dans notre section, en tout cas, ça va.
Tu es à la CIL, tu as quoi ? Cinq ans ? Ça veut dire que tu seras avec moi, sous ma protection. J’ai pas encore entendu un enfant se plaindre de moi. Quand je suis arrivé ici, je n’ai pas eu cette chance. J’ai dû grandir très vite, devenir adulte très rapidement. Je ne me souviens même pas avoir été un enfant, en fait. Mais toi, tu le resteras. Je serai là !


Jemmi hoquetait encore, mais avait épuisé son stock de larmes pour au
moins les dix prochaines années. Elle reposait contre son épaule, reculant le moment de rejoindre la sombre entrée, côté Sud, du St John Institute réservée aux pensionnaires de l’orphelinat. Acceptation ne signifiait pas précipitation.
Elle ne reconnut pas tout de suite la Mercedes noire de son oncle Eddy, quand elle pila sur le trottoir, au pied de l’escalier, juste face à eux. Elle ne le reconnut pas encore lorsqu’il en sortit précipitamment : le pan arrière de son costume croisé volait à mesure qu’avançait vers eux, en courant, cet homme à l’allure distinguée. Il était tellement improbable que son oncle Eddy quitte en plein milieu de la journée son étude, lui qui ne prenait même pas le temps de lever le nez de ses dossiers à l’heure du déjeuner, qu’elle ne le reconnut même pas, une fois qu’il se tint devant elle, l’air inquiet.
— Comment ça va ? Comment elle va ? Je suis désolée, le chauffeur n’a pas compris qu’il fallait aussi venir te prendre ce midi. Il pensait qu’un autre membre de la famille s’en était chargé… Je suis désolée Jemmi. Merci de l’avoir gardé.
Jemmi se jeta alors à son cou, avec gratitude. Quelqu’un était finalement venu la chercher. Elle n’aurait pas parié sa pièce sur lui ce matin, si on le lui avait demandé, mais elle lui était infiniment, et plus encore indéfiniment, reconnaissante de l’avoir arraché au triste destin qui semblait inéluctablement se refermer sur elle, quelques minutes encore avant son arrivée. Oncle Eddy tendit un billet à Masetto, qui le refusa. Il eût la délicatesse d’insister fermement, afin que le sentiment d’y être contraint offre à Masetto la liberté d’accepter sans entacher sa dignité. Masetto prit le billet en le remerciant et regarda Two-Shoes
s’éloigner, en agitant mollement la main pour le saluer. Il leva la sienne en
retour, puis elle s’écroula de sommeil, dans les bras de son oncle qui la portait tendrement.
Jemmi s’éveilla comme dans un rêve, au milieu des siens, dans cette rue
bruyante de New Bell reliant la mosquée au marché, cette rue qui était tout son monde, la réplique en miniature de ceux qu’elle poursuivrait un jour, dans de
plus vastes parties du globe. Cette rue qui fût un bref instant, paradis perdu, avait
à présent des allures d’ Eden retrouvé au milieu de l’attroupement venu
l’attendre devant la maison familiale. Les visages étaient joyeux, soulagés.
L’enfant allait bien et était de nouveau là, parmi eux. Certains inquiets
demandaient, toutefois : – Mais pourquoi elle dort comme ça ? On l’a jamais vu fatiguée comme, ça. Elle a quoi ?
D’autres proposaient : –Allons quand même à Laquantinie, non ?
À travers ses yeux mi-clos, elle distinguait dans la petite foule compacte,
Hector, qui avait délaissé l’échoppe qu’il ne quittait habituellement jamais. Tata Paula, une voisine, qui promenait nonchalamment son élégance de dandy et sa beauté racée de femme libre. Faye, au loin, fidèle à sa nature discrète, était un peu en retrait du premier cercle de proches. Et tant d’autres, venus lui témoigner leur amour et célébrer son retour.
Oncle Eddy s’énervait : – Mais enfin, vous ne voyez pas qu’elle a juste besoin de repos. Et d’air ! Laissez la respirer, et passer s’il vous plait. Allez, allez !


Jemmi se rendormit dans ses bras, avec le doux sentiment d’être
miraculeusement, immensément aimée. Une ultime larme perla, avant qu’elle ne soit happée par ses songes : elle revit son camarade, frère d’infortune, debout sur les marches. J’aurai pu être lui, et lui aurait pû être moi. Elle ne lutta plus et s’abandonna au sommeil.


***************


Le lendemain, la première chose qu’elle fit lorsqu’elle arriva à l’école, fût de se diriger vers Masetto, entouré de son essaim d’enfants dans l’enclos qui leur servait de cour de jeu. Elle lui tendit à travers la haie, une assiette de Pancake que Ponda avait spécialement fait faire pour lui. Masetto la remercia gauchement, un peu gêné. Il n’avait pas l’habitude d’être l’objet d’attentions particulières. La petite avait attardé sa minuscule et chaleureuse main sur la sienne en lui tendant le paquet, ce qui le toucha encore plus que le présent.


— Comment tu t’appelles au fait ? T’as bien failli devenir mon frère donc ca serait bien qu’on se dise nos prénoms…
— Je m’appelle Masetto. Et toi… two-shoes ?, ajouta t-il malicieusement.
Jemmi regarda ses deux pieds en riant, et les claqua l’un contre l’autre à la manière de Dorothy, du Magicien d’Oz (version Diana Ross)
— Moi c’est Jemmi. Bon je dois y aller mais on se voit peut-être plus tard ?


Elle courut rejoindre les élèves en rang, et saisit la main de Thomas, en
l’embrassant sur la joue. Elle avait beaucoup à se faire pardonner.
Masetto la regarda au loin. Elle avait retrouvé son enthousiasme habituel, pour son plus grand plaisir. L’enfance était un bien précieux, un bien commun à vrai dire. Les enfants bien construits, il était bien placé pour le savoir, faisaient les meilleurs adultes. Pas les plus riches ou les plus puissants, mais les plus socialement utiles, car équilibrés. Il aimait voir Jemmi heureuse et libre, même si lui était coincé dans cette vie, de l’autre côté de la ligne, qui était un tombeau pour les rêves de tous ceux et celles qui s’y trouvaient. L’avenir pour eux n’allait pas plus loin que demain, et était paradoxalement incertain, malgré cette
immédiate proximité.
Vivre au jour le jour, pour lui qui craignait à chaque seconde d’être découvert, trahi par ce corps-sarcophage, était déjà une utopie. Quelque chose de profondément secret, en gestation et longtemps enfoui, avait surgi un jour, lorsqu’il avait accompagné un ancien pensionnaire, aujourd’hui enchaîné à la rue, voir la danseuse « Dolly ». Il avait été d’abord effrayé par l’explosif éblouissement qui avait suivi la révélation de lui-même. Il était plein de désir d’elle, de se fondre en elle, de n’être qu’elle. Il savait que cette liberté serait difficile à gagner. Ce n’était pas que sa liberté, mais aussi sa vie qu’il risquait à assumer sa nature.

Mais il avait déjà accompli l’exploit, pour sa propre survie,
d’être né adulte. Ne lui restait plus qu’à accomplir celui de renaître un jour dans la peau de Dolly.


***************


Un jour, dans les rues de New Bell…


Ils marchaient tel un essaim d’abeilles bruyantes : Danny sautillait, en évitant les flaques de la brève averse qui arrosait périodiquement la ville fumante sans jamais la rafraîchir. Masetto bravait la foule un bâton à la main avec l’autorité vaine des vieux pères restés au village à l’abri du baobab central, tandis que Thomas, Abou et Mwasso chahutaient en gambadant, autour de Jemmi dont la main s’élevait de plus en plus haut, au dessus de la mêlée pour protéger son paquet de bonbons. Aucun ne marchait.

Marche t-on d’ailleurs d’un pas lourd et sérieux quand on est enfant ?

Marche t-on au pas formaté et chaussé de la ville, ou notre foulée se cale t-elle sur la respiration libre de la Nature ? Sur le vent dont le souffle, vif et chaud, virevolte autour de nous en chuchotant des demi-
vérités que seuls êtres épargnés par la vie, les fous et les enfants, entendent.


« Rejoice, rejoice ! Good tidings i bring you, Hear ye a message to you my
friend
»
Chant a psalm -Steel Pulse

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